V.

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    Lentement, comme s’il lévitait au-dessus du sol, Sergeï se rapprocha de moi et tira sur la chaîne pour me faire lever. Ses cheveux, parfaitement blancs, volaient autour de son petit crâne. Sa peau ridée avait été jaunie par le temps. Sa physionomie renvoyait une fausse impression de fragilité, mais à quelques centimètres de mon visage, il était encore plus effrayant qu’immobile sur son trône. Son haleine glacée glissa le long de mon cou, alors que sa bouche cruelle effleurait ma peau.

    « Comment aurais-je pu penser qu’un autre enfant de la Bête avait été engendré ? Anna m’a parlé de cet orphelin russe dont l’énergie lui paraissait si proche de celle d’Antha. Oui. Je la ressens. La petite ne s’était pas trompée. Elle palpite au fond de toi. Cette force mystique. Celle que j’ai moi-même confié par le sang à ma progéniture. Qui t’as fait ?

    — Je ne comprends pas.

    — Qui t’a engendré ? Qui étaient tes parents ? Pourquoi l’énergie de la Bête coule-t-elle dans tes veines ?

    Il me contourna, comme un animal rôdant autour de sa proie. Sa main agrippa mes cheveux, ses ongles acérés me tailladant le crâne. Il renversa ma tête vers l’arrière et la déposa sur son torse. Sa chemise s’était entrouverte. Je distinguai la marque sur son torse. La croix, vibrant d’une énergie pâle, dégageait une chaleur que je connaissais bien. La chaleur de ma propre magie. La même chaleur qu’avait dégagée celle libérée lors de la Levée du Voile.

    — Je l’ignore. Je n’ai pas connu mes parents.

J’essayai de contenir ma peur et de réfléchir. Il avait dit que j’étais un enfant de la Bête. Mon énergie, celle d’Antha aussi, avait toujours fasciné mes mentors. Elle était différente.

    Un peu plus loin, dans la pénombre, je distinguais les deux sbires de Sergeï penchés sur Kami et Syrine. Un liquide se répandait sur les dalles en pierre. Du sang. Les deux hommes les vidaient de leur sang.

    — Des vampires oui. Tu l’as pensé avec tellement de terreur que j’en frissonne de plaisir, petit enfant. Peu importe de qui tu tiens cette force. Antha est introuvable. J’ai envoyé du monde à ses trousses. Puis, j’ai cherché par les forces occultes. Elle semble avoir disparu. Je ne peux donc récupérer l’énergie de la Bête que j’avais distillée en elle. Mais grâce à Anna, j’ai une compensation. Je suppose que tu feras l’affaire.

    Un violent étourdissement me fit perdre conscience une fraction de seconde. J’essayai d’ouvrir les yeux, mais je n’avais plus aucune force. Je sentais Sergeï s’insinuer dans chaque recoin de mon être. Il était là, il m’envahissait, me glaçait de l’intérieur. Mon âme gelait et je ne pouvais me débattre. J’hurlais mais rien ne l’empêchait d’avancer. Il fouillait mon esprit, il fouillait mon sang, et la conscience de mon propre corps semblait annihilée.

    Une fois de plus, je perdis la notion du temps. Mon calvaire était éternel à ce moment là. Mourir, je n’avais plus que ce désir. Mais Sergeï ne me laisserait pas m’enfuir sans avoir trouvé ce qu’il était venu chercher. Alors mon énergie me submergea. Elle jaillit partout en moi, repoussant le vieillard. Je la laissai me déborder totalement, jusqu’à disparaître entièrement derrière elle.

    Les crocs psychiques de Sergeï claquèrent alors. Une déchirure violente en moi, qui me fit comprendre qu’il avait patiemment attendu que je libère ma magie. Il était trop tard pour la rappeler. L’homme m’avait saisi à l’âme et je ne pouvais plus rien faire. Il avalait ma force sans discontinuer.

    Mes yeux s’ouvrirent enfin. J’étais allongé sur le sol, le vieillard me dominait de toute sa hauteur. La croix dans sa chair semblait me baigner de lumière, vibrant sous les vagues de mon énergie qu’il absorbait voracement. Mon corps se cabra et j’éclatai mon crâne sur la dalle. Encore, et encore. Du sang giclait tandis que ma tête heurtait le sol. Je mis toutes mes forces à me tuer. Une dernière fois, un sursaut de désespoir, et les douleurs cessèrent.

 

***

 

    C’était terminé. Elle n’y était plus. Mon énergie, si mystérieuse et si puissante, avait totalement disparu. Comment décrire une sensation pareille ? Comment expliquer ce que peut signifier l’amputation intérieure, la douleur qu’elle provoque ? Je n’avais jamais particulièrement aimé cette force singulière. Elle portait trop de mystères à mon goût, trop de complexité. Mais Kami et Syrine m’avaient montré le chemin. Ils m’avaient appris à me familiariser avec et à m’en servir tant bien que mal. Je l’avais acceptée comme une partie de moi. Et elle venait de m’être violemment arrachée.

    Kami ? Syrine ? Répondez !

    Ma tête était enroulée dans un vulgaire morceau de tissu. Je l’attrapai du bout des doigts, sentant la qualité médiocre d’une chemise ou autre vêtement rendu poisseux par mon sang. J’avais mal. Je me souvenais vaguement de ma tentative. Me fendre le crâne, désespérément, pour mettre fin au supplice. Il faut croire que je n’avais déjà plus assez de force pour réussir.

    Je me redressai. Retour à ma sinistre cellule. Un plateau se trouvait à côté de moi, j’y reconnus du pain rance et un morceau de viande séchée. Un peu de réconfort, même sommaire, était bienvenu. Je mâchai en pensant à ma situation.

    Des vampires. La Levée du Voile avait fait de Sergeï, et d’autres, des vampires. Pourquoi m’avait-il gardé vivant ? Est-ce que j’allais servir de jouet à présent ? Qu’étaient devenus mes amis ? Le souvenir de leur sang étalé sur les pierres me fit tourner la tête. J’avais la nausée. Et Anna ? Comment avait-elle pu nous trahir, encore une fois ?

    Je ne pouvais pas rester là, à attendre. Je devais trouver un moyen de sortir. Question de survie. Je me redressai et commençai à parcourir la cellule avec mes paumes de mains. Il fallait trouver quelque chose. Un trou. Une ouverture. Une fragilité dans la porte. N’importe quoi.

    Dans l’obscurité totale de la petite pièce, alors que je m’énervais contre les parois, la marque sur mon poignet brilla soudainement plus intensément. Un vent froid et crépitant m’entoura. Suspendu autour de moi, il tourbillonna un instant puis se précipita contre ma peau, jusqu’à me pénétrer de toutes parts. Une fraction de seconde plus tard, j’étais debout dans le couloir, de l’autre côté de la porte de ma cellule.

    Pas un instant à perdre en essayant de comprendre ce qu’il s’était passé. Kami et Syrine ne pouvaient pas attendre. Je m’élançai au hasard dans le couloir, prenant n’importe quelle direction selon ce que mon instinct me dictait. J’appelais par la pensée mes amis sans interruption. Étaient-ils seulement encore vivants ?

    Anna me percuta de plein fouet, m’envoyant contre un mur.

    — Toi !

    Elle n’était pas plus habillée que dans la salle où Sergeï l’avait exhibée. Presque entièrement nue, ses cheveux sombres sales et décoiffés, sa peau pleine des marques des tortures qu’elle avait sûrement endurées. Assise sur le sol, elle tentait de se remettre du choc. Une bouffée de pitié m’envahit. Que lui était-il arrivé ici ?

    — Tiass ! Mais comment as-tu… 

    Kami surgit à son tour, essoufflé. Son regard s’arrêta sur moi, interloqué, puis sur Anna.

    — Tiass ? Anna va nous aider à fuir. Elle a tout préparé. Nos chevaux et nos affaires nous attendent devant.

    — Et les gardes ? Et Sergeï ?

    La jeune femme se releva.

    — Ne t’inquiète pas. Ils sont beaucoup moins forts en journée. Et ils dorment, le plus souvent, jusqu’à la tombée de la nuit.

    Kami ? Tiass ? La voix de Syrine résonna dans ma tête. Elle était toute proche.

    Le vent se leva à nouveau en moi, et l’instant d’après mes mains s’agrippaient à celles de mon mentor. Un nouveau souffle, et nous étions tous deux dans le couloir.

    — Tiass ? Qu’est-ce que tu as fait ?

    — Il vous a téléportés Syrine ! Kami était apparu au bout du couloir. « Mais nous verrons ça plus tard. Venez tous les deux ! Nous devons suivre Anna. Elle va nous sortir de là.

 

    Une fois encore, nos destins étaient entre les mains d’Anna. Nous courrions derrière elle, enfilant les couloirs de geôles sans réussir à prendre un point de repère, alors qu’elle nous avait trop souvent trahis. Un piège n’allait-il pas, à nouveau, se refermer sur nous ?

    —  Je suis désolée Tiass. Tellement désolée. Je ne voulais pas de ce qu’il s’est passé. Sergeï m’a fait parler. Il me posait toutes ces questions, sans que je ne sache pourquoi. Je te jure, si j’avais su…

    De la lumière filtrait par une porte entrouverte. Nous débouchâmes dans une cour, vide. Le ciel rouge recouvrait l’horizon, sans un nuage visible à des centaines de kilomètres. Nos quatre chevaux étaient là, paisibles, avec nos quelques sacs.

    Caresser les écailles de Mona me fit immédiatement du bien. Je respirai sa crinière noire et vaporeuse et l’inspectai rapidement. Elle allait bien. J’avançai un peu pour admirer la vue. Nous étions sortis d’un immense château gothique, posé tout en haut d’une colline fortifiée, et jouissions d’une vision imprenable du territoire polonais. Je respirai l’air frais. 

    — Nous avons quelques minutes pour nous préparer. Personne ne devrait s’apercevoir de votre disparition avant ce soir, et cette cour n’est jamais empruntée. Prenez des vêtements chauds dans les sacs. Nous avons encore du chemin à faire pour arriver en France. Syrine, si tu le permets, je t’emprunterai quelques vêtements.

    La jeune femme rousse fixa notre ancienne amie. Intelligente et humaniste, elle semblait douter de la réponse à faire. Devions-nous emmener Anna avec nous ? La mort de Stefan était encore vive dans nos esprits.

    Kami attrapa doucement la main de la polonaise. Je ne l’avais jamais vu être aussi doux avec elle lorsque nous voyagions ensemble en Russie. Mon regard se reporta sur l’horizon.

    — Où-sommes nous exactement ?

    — A Cracovie. Il va falloir traverser une partie de la ville. Il faudra me suivre à la trace pour ne pas être repérés par les sbires de Sergeï en faction sur les tours. Ça ne devrait pas être trop compliqué, ils sont peu, et à moitié aveugles en journée. Ensuite, nous nous éloignerons le plus possible de mon grand-père. Avec un peu de chance, il ne se lancera pas à notre poursuite. » Elle baissa la voix. Je sentis ses yeux posés sur moi. « Après tout, il a ce qu’il voulait. »

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