Le GEPS (LuizEsc)

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Alphonse Giraudaud battait le carrelage immaculé de ses talonnettes. Lumières crues, portes métallisées closes et silence oppressant ; ce couloir interminable donnerait la chair de poule à n’importe qui. Mais Alphonse s’était suffisamment accommodé de cette atmosphère, digne d’une branche secrète du gouvernement dédiée à l’étude des phénomènes paranormaux, pour s’en effrayer. Non, il était seulement agacé que sa subalterne, de quart nocturne, l’ait appelé si tôt pour une « urgence ».

Alphonse soupira. Une « urgence », bien sûr. Depuis dix ans qu’il travaillait pour le GEPS, il n’avait connu que deux véritables cas méritant qu’on s’y penche. À tous les coups, il se serait réveillé pour une fausse alerte. Encore. Un canular monté par des jeunes en manque d’attention, un couple qui aurait confondu des lanternes chinoises avec des OVNIS ou un chien errant suffisamment famélique pour passer pour une créature d’outre-tombe.

Pourquoi avait-il fallu qu’il se retrouve muté dans un tel traquenard ? « Te voilà directeur ! Quelle belle promotion ! Félicitations, Giraudaud ! » Quel salopard… Voilà le placard qu’on lui proposait après tant de loyaux services rendus à la DAM !

Le quinquagénaire exaspéré soupira bruyamment pour expulser sa rancœur. Il ajusta sa cravate, replaça sa monture carrée sur son nez et tira en arrière ses cheveux dans une tentative de camoufler sa calvitie. Puis, il poussa le battant grinçant d’une porte d’après-guerre.

— Ah, vous voilà, monsieur le Directeur ! Il faut que vous voyiez ça !

Même pas un café pour commencer ? Non ? Tant pis. Leslie Lasalle l’accueillait d’ordinaire d’un sourire crispé, mais poli. La pauvre analyste guettait sa promotion depuis de longues années. Alphonse n’avait pas eu le cœur de lui expliquer que leur instance se refusait à investir le moindre centime dans une unité aussi peu prolifique.

Aujourd’hui, cependant, elle ne singeait pas le professionnalisme entre ses cernes, ses cheveux défaits et la grimace de celle qui ne se faisait aucune illusion quant à ses heures supplémentaires non rémunérées. La trentenaire et célibataire endurcie était plongée sur ses écrans affichant succession de cartes familières aux yeux du Directeur. À sa droite, Kevin, le stagiaire en étude de veille réseau, affichait un air plus enjoué et se balançait nonchalamment sur sa chaise. Enfin de l’action ! pressentait-il.

— De quoi s’agit-il ? interrogea Alphonse d’un froncement de sourcils.

Leslie se mordit la lèvre et bascula un des écrans sur DailyTube.

« Salut mes petits loulous ! C'est Flossy et bienvenue dans cette nouvelle vidéo ! »

Alphonse laissa échapper un soupir sonore. On se rapprochait du canular d’une micro-célébrité en manque d’abonnés. La vidéo sortie dans la nuit comptait pourtant déjà 2k vues. Un bon score. Il valait mieux que ce soit sensationnaliste plutôt que réel.

Le jeune rappeur, qui se composait un air ridiculement branché, jouait les randonneurs du dimanche dans un paysage qu’Alphonse avait déjà côtoyé. La forêt d’Iraty ! Quand les branchages paisibles s’écartèrent pour dévoiler une maison de bois vermoulu et de pierre érodée, une goutte de sueur glissa le long de sa tempe.

— Je croyais qu’on avait mis en place une alarme sur le périmètre !

— Il suffit d’un capteur en panne, d’un animal sauvage qui l’aurait déconnecté…

Alphonse pesta ; cela n’empêcha pas les deux inconscients de pénétrer la demeure abandonnée. Il avait hésité à faire barricader ce lieu maudit. À quoi bon ? L’intérêt de ces petits malins amateurs d’urbex n’en aurait qu’été décuplé.

Au moins, le duo se contentait de jouer les pitres dans les courants d’air et entre les lambris mangés par la mérule. Ils semblaient ignorer l’existence du sous-sol. Et puisque cette vidéo avait été postée, ils avaient dû s’en tirer vivants. Par conséquent, ils n’avaient pas trouvé la cave.

« Crac ! »

Le directeur ferma les yeux. Finalement, il aurait préféré que Leslie le réveille pour une fausse alerte. Peut-être n’avaient-ils pas vu le journal, priait-il dans un espoir vain.

« Voici le journal d'Eugène Charpentier, on dit que celui qui le lit va mourir dans l'année. Fuyez pauvres mortels ! »

Et merde. C’était désormais une pluie de sudation qui battait son front, sachant pertinemment l’issue de cette erreur. Cette vidéo n’était pas une farce d’imbéciles de vidéastes, mais leur testament.

Vingt-huit. Le nombre de victimes (connues de leur service) de ce maudit journal. Le GEPS s’était finalement décidé à le laisser sur place, emmuré. Toute tentative de le sortir de cette maison ou de le détruire s’était soldée par la mort de l’exécutant.

Et pourtant…

— Comment ?

La mâchoire d’Alphonse Giraudaud se décrocha sous le regard amusé de Kevin et l’air sombre de Leslie. Les deux jeunes quittaient sagement la demeure sans autre dommage qu’une simple fracture au poignet.

Pire : ils emportèrent la boîte !

La vidéo s’acheva sur un Flossy et sa comparse en parfaite forme. L’abruti eut même l’indécence de demander des pouces bleus et des abonnements à ses spectateurs, parfaitement inconscient de la panade dans laquelle il s’était mis.

Ça n’allait pas. Ça ne devrait pas se passer ainsi…

— Sont-ils… ?

Morts. Leslie le coupa avant qu’il puisse prononcer ce mot trop attendu.

— Non, le type est hospitalisé à Biarritz. Pour rien de plus qu’une fracture, soupira-t-elle.

Pour la troisième fois de sa carrière au sein du GEPS, Alphonse se sentit à l’étroit dans son costume, piqué par les coutures de sa chemise qui collait désormais sur son dos suintant. Si ces deux idiots perçaient le mystère de la boîte, alors…

— Trouvez dans quel hôpital. On s’y rend dès que possible ! Je dois informer la DG de la situation.

Leslie se radossa mollement sur sa chaise. Son lit l’appelait de ses douceurs, mais elle ne le regagnerait pas de sitôt : le GEPS avait bel et bien une « urgence » à traiter.

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