Accès Refusé - V-K&B - Meĭo, ego sum - Boum !

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  Julian n’y tenait plus. En retard pour la toute première fois de son existence, il réprimait à grand-peine son envie de courir : il ne gagnerait rien à aggraver son cas. De plus en plus anxieux, il tenta malgré tout de faire bonne figure, de ne rien montrer du trouble qui le pressait. Qu’avait-il pu voir qui méritait une telle négligence ? Ce n’étaient que quelques gouttes, des larmes qui perlaient par un plafond en plexiglas prétendument imperméable. Il s’était mis en retard pour bien peu de chose en vérité, mais sans pouvoir se l’expliquer, il ne regrettait en rien ce temps sacrifié à la vacuité. Il en avait eu besoin à ce moment-là, et pour une fois il y avait cédé. Un écart auquel il renonça bien vite, afin de se focaliser sur d’autres nécessités.

La grand-rue était déserte, vide de ces citoyens consciencieux qui jamais n’accumulaient aucun retard. Pourtant, même devant cette évidente tranquillité, Julian conservait l’allure la plus convenable, n’abandonnant rien aux caprices de son corps. Il fixa son poignet, comme le condamné son bourreau : affligé, il y constata que son décalage s’amplifiait. À ce rythme-là, il ne tarderait pas à être tenu de s’acquitter de pénalités.

  Une vingtaine de foulées plus loin, il parvint enfin devant la porte qu’il aurait dû ouvrir trois minutes plus tôt. Réprimant son agacement, il passa le dos de sa main devant le scanneur. Le message qu’il lui retourna le laissa interdit. Ahuri, il alloua un certain temps à sa compréhension, avant de réitérer sa demande : il échoua derechef. L’injonction était pourtant claire :

[Veuillez mettre à jour vos données personnelles]

  Ne l’étaient-elles pas ? Il n’avait pas une mémoire particulièrement efficiente, mais il se souvenait pourtant avec clarté la dernière fois où il s’était soumis à cette obligation : il y avait une semaine, tout au plus. Pressé par le temps, harcelé par son corps, Julian se résigna à se connecter au registre des collaborateurs actifs. D’un battement de cils, il accéda à sa fiche, qu’il consulta avec empressement. Effectivement, l’un des critères du formulaire était encadré d’un rouge soupçonneux. Il soupira sans un souffle, gardant pour lui cette résistance : il ne devait rien montrer de son agacement, mais faire montre d’enthousiasme en toutes circonstances. S’étant ressaisi, il sourit et se prépara aux questions qui lui seraient posées.

Julian souscrivit à sa mise à jour.

  Il reçut la notification d’usage, l’avertissant du test VK&B et que celui-ci ne durerait qu’une minute. Julian trépignait, se demandant quand il pourrait enfin ouvrir cette porte. Il en était même venu à se balancer légèrement de gauche à droite, tentant désespérément de prendre son mal en patience, sans y parvenir. Résolu d’en finir avec ses obligations réglementaires, il fit défiler tout de go la cascade des conditions générales d’utilisations. Des modalités qu’il accepta d’un nouveau battement de cils des plus irascibles. Le test commença.

— Vous appelez-vous Julian ?

— Oui.

— En êtes-vous certain ?

— Oui.

— Répétez-le trois fois.

— Julian.

    Julian.

       Julian.

— L’un de vos collègues de travail vous pose une question. Il vous demande : le soleil est-il vert ? Que lui répondez-vous ?

Julian connaissait la réponse, bien sûr, il l’avait toujours su. Pourquoi hésitait-il alors ? Non, il n’y avait aucune hésitation à avoir : il est vert.

— Oui.

— En êtes-vous certain ?

— Oui.

— N’est-il pas gris ?

— Non.

— Il est donc vert ?

— Oui.

— Un enfant vous interpelle. Il pleure dans la rue. Vous arrêtez-vous ?

— Non.

— Peut-être a-t-il besoin d’aide. Ne souhaitez-vous pas l’aider ?

— Non.

— Ne serait-il pas normal de l’aider ?

À nouveau, le VK&B tentait de le tromper. Qui pouvait bien ignorer encore que les enfants relevaient plus de la légende urbaine que de la réalité ? Julian se garda bien d’exprimer la lassitude que faisaient croître en lui les questions auxquelles il devait se plier : il se ressaisit de nouveau, tant bien que mal. Repoussant de plus en plus douloureusement les assauts de son organisme, il parvint à répondre.

— Non.

Sa réponse enregistrée, une image s’imposa à ses rétines.

— Voici un chat…

C’est un chien, ne put s’empêcher de penser Julian.

… aimeriez-vous le toucher ?

— Non.

— En êtes-vous certain ?

— Oui.

— Pourtant les chats sont doux…

C’est un chien !

… ne voulez-vous vraiment pas le toucher ?

— Non.

Le test était terminé : l’encadré, qui jusqu’alors affichait un rouge accusateur, clignota et passa à un vert approbateur. Sans surprise, il y était parvenu et pouvait donc prétendre à l’espace réduit, qui lui avait été refusé jusqu’alors.

  Dans le bas de son ventre, des crampes rappelèrent à Julian l’urgence de sa situation. Il expédia donc à la hâte ses réponses à qui de droit et s’efforça d’attendre sa validation, prenant son mal en patience.

  La confirmation ne tarda guère, mais le peu de temps qu’il y concéda lui parut bien long et le contraignit à de multiples gesticulations palliatives sans aucun effet. Sans consulter l’ampleur de la dette qu’avait creusée sa lenteur, il présenta derechef le dos de sa main. Le scanneur prenait son temps, lui aussi, faisant tournoyer de petits points de chargement. De simples pois verts pixelisés, qui étrangement, rappelèrent à Julian les quelques gouttes qui perlaient par le plafond, celles-là mêmes qui l’avaient plongé dans cette situation intenable. Sautant presque, il soupira, las d’attendre.

[Accès refusé]

  Ce nouveau rejet frappa Julian comme une lame de fond, le repoussant, suffocant, dans les tréfonds de son être où écumait sa frustration. Il ne parvenait plus à maintenir sa tête hors de l’eau, submergé par les sentiments contradictoires que lui infligeait sa situation. Pourquoi cette maudite porte refusait-elle de s’ouvrir ? N’avait-il pas collaboré pleinement comme cela lui avait été demandé ? Où se trouvait donc la juste rétribution de sa soumission ? Toutes ces questions gonflèrent le torrent de sa colère et sans y prendre garde, Julian laissa ce sentiment déborder. Quelques larmes, d’abord, baignèrent son visage sans ride. Puis vinrent par ses narines, à force de dilatations incontrôlées, des mucosités dégoulinantes, faisant le pont entre son nez et sa bouche. S’en suivit un vif déchirement, une lacération scindant sans un bruit sa ceinture abdominale : il céda sous les coups que lui assénait son propre corps. N’y tenant plus, il heurta le revêtement en plastique de ses genoux, se recroquevillant sur lui-même : impuissant. Il serra les dents, contractant sa mâchoire jusqu’à la réduire en miette, avant de se résigner dans un gémissement.

  Comment cela pouvait-il être agréable ? Julian ne se l’expliquait pas, il ne parvenait plus à s’expliquer quoi que se soit : il profitait de ce moment. Il appréciait particulièrement cette chaleur diffuse qui ruisselait sous sa combinaison, baignant son corps de ce qu’il n’avait pu retenir. Cette sensation lui aurait fait presque oublier où il était et même ce qu’il avait enduré jusqu’alors : la peur, l’attente, l’incompréhension, la douleur. Soulagé, tout cela n’avait plus la moindre importance.

  Julian se redressa sur ses genoux, s’essuya tant bien que mal la morve ainsi que les larmes qui s’étaient figées et se releva tout à fait. À ses pieds se formait, goutte à goutte, une flaque jaunâtre et ammoniacée. Était-ce bien lui qui avait produit cela ? Comment était-ce possible ? Banni de l’espace technique, refusé à sa porte, il n’avait pas pu brancher la sonde qui d’ordinaire concourait à son assainissement.

  Sidéré, il posa ses mains sur son bas-ventre comme pour le mettre en évidence. À cet endroit s’épandait une tache sombre qui gouttait lentement : à ce qui paraissait, l’étanchéité de sa combinaison était tout aussi supposée que celle de ce plafond de verre, celui qui lui avait tant coûté et qui n’avait pu retenir les gouttes qui s’étaient précipitées contre lui.

  Épuisé et vidé, Julian demeurait immobile, ne sachant que faire à présent. Certes, il se sentait mieux, son corps ayant cessé ses assauts incessants, mais cette retraite n’était qu’une feinte ; parmi ses pensées houleuses infusait déjà la honte. Il aurait aimé disparaître, faire que cette macule pelvienne ne fût vue que par lui, et nul autre. Hélas, il savait la chose impossible, car toutes choses étaient vues : étaient-ils déjà en route ?

Julian passa une main lourde de lassitude sur un visage lessivé. Il ne trouvait aucune solution à son problème, parce qu’il n’y en avait aucune. Il avait beau envisager toutes les possibilités, tous les recours, il ne pouvait se soustraire à la procédure : tout cela à cause de cette foutue machine !

  À l’évocation de sa faute, Julian considéra le local technique récalcitrant d’un œil mauvais. Le détruire l’aurait soulagé pour de bon. Il se voyait donc le réduire à l’état de vis et de boulons, fondre le plastique de sa porte intransigeante et extirper ses sondes comme l’on éviscère une proie. Julian soupira tout son souffle. Si seulement il avait su ce dont il était capable, avant que n’advienne ce qu’il lui advint, il aurait lui-même inondé sa base. Son fondement à lui était trempé. Le bouillon calorifique qui l’avait enveloppé avec douceur, le réconfortant comme jamais il ne l’avait été, s’était apaisé, refroidi. Il ne lui restait donc que cette rage profonde, ce sentiment jusqu’alors inconnu, qui le submergeait tel un geyser en ébullition qui ne tarderait pas à jaillir. Une force incoercible que l’on tenterait vainement de retenir : Julian fulmina.

  Condamné à une haine… humaine ? Julian s’avisa des projectiles les plus proches, desquels il pourrait se saisir sans peine et se défaire de même. N’ayant rien trouvé que sa fureur nouvelle ne puisse soulever, il se replia sur lui-même, se courba et s’empara de l’une de ses chaussures encore dégoulinantes, alourdies d’une honte qui lui corrodait les orteils. À présent, elle lui brûlait la main. Sa gorge tenta un hurlement : Julian se brisa la voix. Pleurs et morve firent leur retour, accompagnant le projectile imbibé de rancœur dans son mouvement revanchard. Une errance qui s’acheva bien vite contre la paroi plastifiée du réduit assainissant, demeuré quant à lui parfaitement impassible. Humilié derechef, Julian céda au prurit de recommencer, de fracasser sa douleur jusqu’à ce qu’elle vienne à disparaître.

  Il arma de nouveau son bras gonflé de hargne, et éloigna de lui ce poids qui l’oppressait, vilipendant sa course parabolique d’une voix rompue. Mêmes causes, mêmes effets. Il ne renonça pas pour autant, glissant opiniâtrement sur la pente qui le menait à son essor. Galvanisé, Julian déchira sa peau lisse, jusqu’alors immaculée, mettant à bas ses badges et son matricule. Il se sentait différent, comme libéré d’une étreinte mortifère qui l’avait trop longtemps retenu. Sa mue dans sa main, il ne put rien cacher de sa surprise quand il découvrit que sous celle-ci s’y trouvait une autre : bien moins lisse, bien moins blanche, chaude. Ses lèvres tentèrent un rictus : Julian sourit.

Tout à sa découverte, à cette ivresse qui réduisait l'intégralité de ses peurs au silence, il n’entendit pas la première sommation, ni la deuxième d’ailleurs. Mais il se retourna cependant, guidé par une sensation tout aussi nouvelle que les autres et qui lui chuchotait qu’il n’était plus seul : devant lui se dressait une porte inconnue, fascinante, ouverte et obstruée par un cerbère à quatre têtes. Julian tendit le bras comme pour l’atteindre. L’une des gueules aboya, lui ordonnant de cesser son avancée. Il ne l’écouta pas. Il ne s’arrêterait pas avant d’avoir passé ce seuil qui l’accueillait déjà.

Une détonation le figea net.

  Julian sourit, se sentant à nouveau envahi par cette chaleur diffuse et réconfortante. À ce qui lui paraissait, il n’avait rien d’imperméable lui non plus. Il s’effondra, baignant dans un fluide vermeil et chaud. Bercé par des vaguelettes sanguines, il se recroquevilla sur lui-même, apaisé : il allait enfin pouvoir se reposer.

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