Chapitre 3 : Le destin en marche (2/2)

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  — Mais qu’est-ce qui t’a pris ? éructa ce dernier à voix basse.

  — J’ai vu quelque chose sur le sol, commença Lem’nar,… mais je me suis trompé.

  Cette réponse le surprit, lui, plus que le bûcheron. Pourquoi avait-il éprouvé le besoin de mentir au dernier moment ? Était-ce car il était le seul à avoir vu l’objet tomber ? Parce que la suite des événements conduisant à sa découverte sortaient de l’ordinaire ? Ou simplement parce qu’après de telles émotions, il souhaitait retrouver son calme sans devoir se justifier ?

  — Toi qui voulais éviter tout problème, reprit son ami, t’as failli nous faire tuer ! Ah, ils sont beaux tes conseils…

  Le lem ne releva pas, se contentant de se focaliser sur le convoi militaire avec lequel il s’escrimait à garder ses distances. Lorsque ce fut au tour de celui-ci de passer le poste de garde, un geste du donlan fut sans surprise suffisant pour ouvrir en grand les portes de la ville. Les deux amis eurent, au contraire, à montrer patte blanche, comme de coutume. Une fouille cependant sommaire, qui ne les retint qu’une poignée de minutes. Ce fut cependant assez pour que le convoi étrange eut déjà disparu dans les méandres d’Atbar’xen.

  De retour chez eux, Lem’nar prétexta ne pas se sentir bien et demanda à Tol, à charge de revanche, de s’occuper seul du chargement. Une fois à l’abri des regards dans sa chambre du premier étage, il s’assit sur le lit conjugal et retira la bourse de sa ceinture. Il remarqua que ses mains tremblaient. Frénétiquement, elles dénouèrent les cordelettes et vidèrent le contenu du petit sac sur le couvre-lit.

  L’objet se retrouva au milieu des pièces, comme si celles-ci avaient voulu lui former écrin. Une pierre de nuit sans étoiles, gemme morte dépourvue du lustre de ses consœurs.

  Lem’nar la saisit délicatement, la porta à ses yeux et fut alors convaincu de ne jamais avoir vu pareille chose ! Comme il était convaincu, sans trop savoir pourquoi, qu’il s’agissait là d’un fragment de cet objet que les militaires avaient transporté. Un morceau de métal d’un type que sa main n’avait jamais touché auparavant, et qu’aucun de ses clients, même les plus riches drapés de leurs somptueuses parures, n’avaient jamais exhibé. Un éclat aux facettes triangulaires sans défaut, d’à peine la taille d’un œuf de caille.

  Il l’ausculta en tous sens, le tournant et le retournant avec perplexité et admiration. Subjugué comme il l’était, il aurait pu continuer à le malaxer de la sorte de longues minutes, s’amusant à en suivre le tracé des infimes fils blancs incrustés en réseau arachnéen, à en apprécier la douceur de chacune de ses faces, à tenter d’en soupeser le poids infime malgré l’apparente lourdeur du mystérieux objet dont il provenait.

  Mais du rez-de-chaussée, un appel de Lem’tili le tira soudain de son hypnose. Comme pris sur le fait, il lâcha la pierre qui roula à terre alors qu’il entendait sa femme gravir les escaliers. En panique, il ramassa sa trouvaille qu’il fourra dans l’une de ses poches, rangea en hâte sa monnaie et s’allongea sur le lit, juste à temps avant que la planche de la porte ne grinçât. Lem’tili, tracassée de ne pas avoir été saluée par son mari à son retour, vint s’installer près de lui avec délicatesse et lui caressa amoureusement les cheveux.

  — Tu vas bien ? Tol m’a dit que tu semblais souffrant…

  Il lui fit un sourire puis, lentement, se redressa pour l’embrasser.

  — Merci de t’inquiéter, Tili, émit-il en feignant de reprendre des forces. Je me sens déjà beaucoup mieux, grâce à toi…

  Et il en resta là.

  Il était conscient d’avoir commis, en moins d’une heure, le crime de mensonge auprès de son meilleur ami et de sa bien-aimée. Pourquoi cela ? Il n’en avait aucune idée, et s’en sentait d’autant plus coupable.

  Il se rassura toutefois sur le fait que dévoiler l’objet de sa mésaventure à l’un ou l’autre n’aurait servi qu’à les tracasser pour de bon. Et pour quoi ? Pour un petit morceau de métal perdu sur un chemin ? Décidément, rien de quoi mettre son entourage en ébullition…

  Trois neuvaines passèrent avant que, le Blanc Point du Rendu (8.4.4), ce qui fut finalement baptisé “la statue du Pernarnatar” arrivât à Naïsitaï’xen. L’émoi fut grand à la cour tant le Naïsmineï et ses sarali s’étaient impatientés de son arrivée. En particulier le roi qui, une vingtaine de jours plus tôt, avait dévoré le contenu des rapports secrets la détaillant. Dès leur première lecture, il s’était rangé à l’avis du donlantaï à l’avoir découvert quant à son origine divine.

  Il portait cependant un autre regard sur ce qu’elle représentait, ou plutôt sur ce qu’elle pouvait représenter. Et par conséquent, sur leurs destins immédiats à tous deux.

  Car jusqu’à présent, les anciens dieux oubliés n’étaient apparus qu’au travers de représentations forgées par des mains Pensantes et dont la seule existence présentait un danger pour la cohésion sociale de son peuple. La statue du Pernarnatar, elle, était bien plus que cela : d’essence indubitablement divine, elle constituait un témoignage irréfutable de véritables puissances célestes ensommeillées ! Elle était donc d’autant plus dangereuse.

  Ce qui, dans l’esprit du monarque et contre toute attente, allait s’avérer être un outil inestimable pour servir ses desseins !

  Un détail avait en effet particulièrement attiré son attention : la statue s’était cachée tout ce temps en terres inhabités, non surveillés, et limitrophes de quatre peuples différents tant dans leurs croyances que dans leurs modes de vie respectifs. Or tous auraient pu, durant les trois siècles précédents la fermeture des frontières fineïi, mettre la main dessus. Mais non, le destin avait voulu que sa découverte fît exactement suite à l’avènement de Minktal’malith au trône ! Cela ne pouvait être une coïncidence ! Il ne lui faisait aucun doute que la statue du Pernarnatar avait attendu sa venue à lui ! Qu’elle avait attendu que, sous sa guidance éclairée, les Fineïi fussent enfin à l’abri des esprits délétères d’au-delà de leur forêt !

  En d’autres termes, elle n’avait pas été trouvée mais s’était révélée à sa personne. Et de là à conclure que les anciens dieux, qu’elle représentait, s’offraient à lui, il n’y avait qu’un pas mental que le souverain eût vite tôt de franchir. Ainsi, il ne s’agissait pas d’un vulgaire artefact antique à détruire, mais au contraire d’un signe divin envoyé pour asseoir son statut de magistère fineï.

  La décision qui en découla, à la surprise des proches du roi, fut d’ériger la statue en dais du trône royal. Afin que chacune des lois qui y seraient arrêtée le fût sous l’égide non pas des seuls dieux vrais, mais également de tous ceux oubliés des temps passés. Que rien, ni personne, ne pût à jamais en remettre la légitimité en question !

  Le trône lui-même serait remplacé par une version sculptée dans le plus pur des marbres noirs, couleurs devenues pour l’occasion nouvelle teinte divine officielle. Sa réalisation, qu’uniquement les plus hauts dignitaires verraient jamais, nécessita dix jours d’un travail acharné aux meilleurs artisans royaux. Durant cette période, le Naïsmineï interdit à quiconque de s’approcher — voire même d’évoquer — sa statue hors du palais. Statue qu’il enferma dans les tréfonds de celui-ci, et sous bonne garde, jusqu’à l’achèvement de l’œuvre dont elle allait former l’infrangible dossier.

  Le Froid du Levant de l’Été Naissant (1.1.5), il put enfin prendre place sur ce qu’il nomma son “Trône Sombre” et en fut royalement satisfait. Les neuvaines suivantes, il eut plaisir à faire courir dans tout le royaume le bruit que la vision de sa glorieuse personne y trônant ne pouvait susciter que vénération béate, incomparable avec le respect pourtant déjà inconditionnel soulevé par ses illustres prédécesseurs.

  Car, telle fut la version officielle, les anciens dieux oubliés s’étaient dévoilés à Minktal’malith pour lui témoigner leur soutien !

  De quels dieux s’agissait-il exactement, cette question ne se posa que le temps de la voir disparaître par décret royal : il était évident qu’il s’agissait des dieux pères de leurs dieux fineïi. Et donc, fineïi eux-mêmes, ainsi parla le Roi ! Le message adressé au peuple — et accueilli avec ferveur par ce dernier — fut dès lors que les divinités présentes et passées avaient officiellement reconnu le Naïsmineï comme leur unique et véritable représentant dans le monde des Pensants.

  L’origine de cette reconnaissance, la statue du Pernarnatar, ne fut néanmoins pas dévoilée en dehors du palais. Non pas que la révéler à la masse, à l’opposé des précédentes représentations honnies, représentât un réel danger — sa symbolique officielle ayant été arrêtée —, mais le Naïsmineï, désormais davantage proche des cieux, considérait le bas peuple indigne d’en apprendre l’existence.


  À partir de ce jour, ce qui, jusque-là, n’avait été qu’un excès de précaution royale — le nouveau roi ne s’étant montré en public qu’au travers de vitres teintées — devint une obsession qui le confinait dorénavant à l’unique grandiosité de son palais. Le haut pouvoir s’y retranchait à l’avenir sous l’égide des dieux, et rien de ce qui y était discuté ne filtrait jusqu’à ceux de moindre dignité. Hormis, bien sûr, les décisions politiques liées directement au peuple et dont ce dernier se contentait docilement.

  Le palais s’était ainsi mué en monastère fermé au bas monde. Même les plus nobles ismeïi s’y voyaient refoulés avec un ménagement fort peu scrupuleux de leur rang. Seules les sarali y avaient encore leur place. Ainsi que les plus érudits parmi les érudits du territoire, à qui le monarque avait donné ordre, chaque Grand Repos et sous étroite surveillance armée, d’analyser la statue pour en débusquer les moindres secrets. Un aréopage qui avait ainsi l’opportunité, le jour dédié aux divinités chaque neuvaine — et conséquemment jour où le Naïsmineï ne trônait pas — d’y conduire des expériences dans le respect de l’intégrité de l’objet divin.

  Car Minktal’malith ne désespérait pas de trouver, sous l’inaltérable surface de ce présent des dieux, d’autres intentions à son égard. Même si, à dire vrai, il n’en avait plus besoin : une saison était passée que le peuple, soumis à des siècles de croyances, voyait en les paroles de son souverain et en sa réclusion la preuve de son élévation, lui reconnaissant d’une même voix sa position en tant que dirigeant absolu et adoré.

  En fait, lorsque le feu céleste écrasa Gashmilat de sa touffeur d’Été, le roi n’en était déjà plus un : il avait accédé au rang de demi-dieu !

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