Chapitre 4 : Premier matin (1/2)

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  Les saisons succédèrent aux saisons, et bientôt vint le temps des adieux à l’an 311. Les Fineïi ne tenaient aucune festivité pour l’occasion, mais la coutume voulait que les personnes en couple s’offrissent un cadeau à l’aube du premier jour de l’an neuf. Ce premier jour tombait, hors années bissextiles, invariablement sur un Froid Ciel, alors renommé Froid Ciel Béni.

  À cette occasion, Lem’tili avait pris une habitude singulière que beaucoup d’aimés auraient considérée comme un manque flagrant de considération : elle offrait toujours le même objet à son homme. En l’occurrence, un pull, des plus chauds que permettait sa laine. Elle le confectionnait avec lenteur et passion, l’abri de tout regard, durant l’année précédente.

  Loin de se plaindre de cette singularité, Lem’nar attendait avec impatience ce moment pour la simple raison que les pulls des autres années ne survivaient que rarement aux trois saisons hivernales pour lesquelles ils avaient été conçus. Qui plus est, la douceur des sentiments de sa femme transparaissait dans chaque maille, dans chaque couture des différentes couches et sous-couches des vêtements. Ces derniers relevaient d’ailleurs tout autant du gage d’amour que de l’œuvre d’art. Le pinacle de sa technique se dévoilait au travers des motifs damassés qu’elle incluait à ses ouvrages. Son incroyable doigté arrivait à dissimuler des références aux étapes de vie du couple de l’année de leur confection.

  Autant de messages secrets que seul Lem’nar savait déchiffrer. Ces cadeaux, offerts chaque année avec modestie et reçus avec une gratitude agrémentée de moult baisers, étaient ensuite passés en revue au coin du feu, les deux amants lovés comme un seul corps dans la paix de ces journées particulières.

  Car ce premier jour de l’an avait en plus cela de spécial d’être le seul jour de repos obligatoire de l’année. Une exigence purement fineï, dont le but était de prouver le respect du peuple au feu céleste qui attaquait 360 nouvelles révolutions de dur labeur seul dans les cieux.

  Autant dire que les travailleurs l’attendaient toujours avec impatience, étant pour les basses couches de la société le seul jour de congé de l’année. Pour les autres, ceux pouvant se permettre le farniente du Grand Repos, ce Froid Ciel Béni prolongeait justement le Grand repos clôturant l’an précédent sur une seconde journée sans corvées. Ces 48 heures successives d’oisiveté usuellement méditative s’appelaient alors le Long Grand Repos.

  Et tant Fallamin que Sidalmin respectaient cette pause étendue de l’année, les portes de l’atelier restant closes ces deux jours d’affilée. Mais cela était moins dû à un besoin impérieux de repos qu’à une honteuse nécessité propre à Lem’nar. Et à Tol. Et, en fait, à presque tous les hommes épris. Pour ceux-là, la recherche du cadeau idéal se résumait souvent à un casse-tête frisant l’embolie cérébrale, leurs pensées grevées par la déception imaginée de leur compagne s’ils ne touchaient pas juste. Une indécision apparemment spécifique à la gent masculine. Aussi, ils étaient nombreux à reporter le choix final à l’ultime jour de l’an, ne fût-ce que pour pouvoir s’adapter aux dernières tendances affectionnées par madame.

  Cette année, pourtant, faisait exception, du moins dans le chef de Lem’nar. Cela faisait plusieurs saisons déjà que son cadeau avait été préparé et dissimulé dans un écrin d’ébène confectionné de ses mains. Le contenant seul aurait d’ailleurs pu servir de cadeau en tant que tel : une boîte ouvragée, ciselée avec soin et laquée finement… dont le contenu allait toutefois ternir la superbe par sa beauté. À un point tel que ce premier jour de l’an était, pour l’ébéniste, l’un des rares de sa vie de couple où il n’avait pas honte de son présent.

  Ce matin-là, une autre coutume voulait que les sonneurs d’éveil fissent raisonner leurs bâtons à quatre heures plutôt qu’à six. Un rituel qui n’avait jamais fait défaut aux citadins, soutenu dans sa ponctualité par les énormes clepsydres chauffées qui jalonnaient les différents quartiers de la ville. Cette rigueur était à mettre au crédit du feu céleste, qui devait impérativement voir les cadeaux portés, affichés, suspendus, en un mot, utilisés dès son apparition sous peine d’invalider le rite.

  Et en cette ébauche d’aurore, les deux couples allaient respecter la règle une année de plus. Dès les premiers claquements de bois de la rue, les deux lemi émergèrent de leur courte nuit avec ce titillement d’impatience dont le sommeil n’avait pu les départir. Tournés l’un vers l’autre sous la couette, l’obscurité vespérale sur le déclin les empêchait encore de se voir mutuellement. Ils n’eurent cependant besoin d’aucune lumière pour se savoir souriants l’un l’autre. Comme pour s’en convaincre, ils furent portés par un élan synchrone qui les enlaça étroitement, les membres mélangés en nœuds indistincts. Ils en étaient arrivés à un stade envié de leur union où les mots n’étaient plus nécessaires pour coordonner leurs besoins.

  Lem’tili, pourtant friande de ces moments de chaste complicité, allait néanmoins se forcer à y mettre un terme plus tôt que de coutume. Sans cela, elle savait l’étreinte fortement susceptible de dériver. Un interlude somme toute fondamentalement agréable… mais qui reporterait d’autant l’échange de cadeaux ! Une manœuvre pour laquelle elle allait devoir se montrer ferme, quitte à combattre ses propres envies émergeant naturellement du contact avec son Lem’nar de plus en plus entreprenant.

  À sa grande surprise, il la laissa cependant s’écarter, lui permettant même de se défaire de ses bras et de ses jambes. C’était que lui aussi trépignait du plaisir de voir le regard de sa belle posé sur son cadeau !

  Prestement levés, ils allumèrent leurs chandelles de chevet et échangèrent quelques mots doux en se vêtant. Lorsque ce fut fait et que Lem’nar tira les rideaux de lin, l’éclairage public inonda la pièce et en compléta la faible clarté des lumignons. Au-dehors, il s’étiolait dans un frimas ouaté dont la seule vue faisait baisser la température ressentie de plusieurs degrés.

  D’un commun accord implicite, les deux amants ramassèrent à l’unisson leur paquet respectif qu’ils avaient ouvertement dissimulé la veille sous le rebord de lit. Ils sortirent ensuite de la chambre et descendirent quatre à quatre les escaliers, jouant des coudes comme des enfants.

  Arrivé dans la salle de séjour, Lem’tili plongea tête la première dans le divan. Elle s’y carra dans une position prétendument pudique tout en laissant, à dessein, pendre lascivement ses jambes infinies hors de sa belle robe de baptiste sournoisement échancrée. Son but, clairement avoué, était de distraire son mari qui s’évertuait à redonner vie à l’âtre. Elle mit cette besogne à profit pour jouer de manière candide avec les rubans colorés de son paquet, les tripotant de ses longs doigts fins tel un chaton malicieux.

  Lem’nar ne pouvait bien sûr rester indifférent à ce langage corporel. Malgré sa détermination à se concentrer sur sa tâche, il avait du mal à se défaire de l’image de sa douce. Et en particulier, de la réaction au froid matinal qu’une partie du buste de celle-ci affichait au travers de son vêtement. En retour, Lem’tili ne pouvait manquer, avec délectation, la preuve tendue que son manège coquin portait ses fruits.

  Son homme savait cependant à quoi s’en tenir et ne se faisait aucune illusion. Certitude confirmée lorsque, l’agréable chaleur commençant enfin emplir la pièce comme une couverture qu’on tire à soi, il se précipita sur le divan auprès de sa fausse vestale. Cette dernière reprit alors instantanément une pause frustrement pudique, comme si de rien n’était, et présenta son cadeau en affichant un sourire doublement triomphant.

  — Ouvre ! ordonna-t-elle, fébrile.

  Lem’nar n’ouvrit pas l’emballage, il le déchiqueta ! Son contenu le ravit autant qu’il le surprit : il s’agissait bien d’un pull, mais molletonné à l’excès ! Au point de donner l’impression d’avoir un mouton entre les mains.

  — Il paraît que ces hivers vont être rudes, dit-elle en prévision de sa question.

  Lui empêchant alors toute réponse, l’attention de l’homme fut accaparée par le choix du coloris : la création était à prédominance bleu royal ! Où donc sa femme avait-elle pu se procurer cette teinture normalement réservée à la cour ? Les différents motifs qui nageaient sur cette mère aristocratique étaient, eux, de fils cyan et prasins entremêlés et relevés d’un fin tracé de soie argentée. Un mélange qui en permettait une parfaite lecture sur le fond uni.

  Quoique lecture ne fût sans doute pas le terme approprié. Déchiffrage correspondait mieux. La fresque, cette année, atteignait une complexité telle que même lui avait du mal à se retrouver dans cet entrelacs retraçant leur histoire récente. Il s’agissait assurément de l’œuvre la plus exquise et la plus complexe que sa douce lui eût jamais faite !

  Une constatation le désenchanta aussitôt : les pulls de Lem’tili, dont la principale vertu était de le protéger des rigueurs hivernales, finissaient toujours par se défaire sous les assauts de celles-ci. Or cette idée, cette année, le contrariait fortement : de tous les présents reçus depuis plus de 10 ans, celui-ci, entre tous, ne méritait pas ce destin !

  Au visage fermé de son homme, l’artisane s’inquiéta :

  — Tu… tu n’aimes pas ?

  Réagissant plus au ton de la voix qu’à la question, Lem’nar se ressaisit :

  — Au contraire, mon amour ! C’est juste que… celui-ci est tellement supérieur aux précédents…

  Mauvais choix de mots dont il ne se rendit compte que trop tard, qui firent bondir une Lem’tili faussement offusquée :

  — Les autres n’étaient pas bien, c’est ça ?

  — Ne dis pas de bêtises, ma chérie ! répliqua-t-il en souriant enfin. Tes créations mériteraient toutes d’être exposées dans un musée ! Mais celle-ci…

  — Celle-ci ?

  Toute femme qu’elle était, elle ne boudait pas les flatteries sur son art. D’autant que cette année, de son propre aveu, elle s’était surpassée ! C’était donc avec avidité qu’elle attendait l’avis de son mari.

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