Chapitre 2 : Découverte improbable (1/3)

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  La délégation béonide s’en était retournée. La sagesse dont ses respectables membres avaient fait preuve lors des entretiens avait touché non seulement le Naïsmineï, mais également tous ses ministres. Au point que deux jours seulement après la visite de la matriarche, les Fallamin et leurs amis furent surpris, au petit matin, par l’annonce d’un crieur public. Avec une emphase d’à-propos, celui-ci déclarait la levée de la suspension des sauf-conduits béonides. En échange, la présence militaire aux frontières ouest serait renforcée afin d’empêcher les pernicieux Samarins de profiter de la générosité du roi pour réinvestir la Forêt Rouge.

  Ce fut jour de grand soulagement pour tous les ressortissants béonides qui, sans attendre, organisèrent des festivités improvisées. La garde royale fut immédiatement mobilisée pour canaliser toute cette allégresse, bien que la nature des fêtards exclût tout risque de débordement. Et de fait, les seuls rapports à en ressortir ne firent état que d’une foultitude de messages de joies et de bénédictions au souverain. Dithyrambes dont l’intéressé put d’ailleurs encore profiter en personne le lendemain, sur le chemin de retour vers la capitale.

  Les jours suivants, la vie reprit son cours agréable que rien ne semblait plus vouloir altérer. Le peuple était heureux : son quotidien à l’abri des perversités extérieures, il le devait à un roi qui venait, en plus, de lui prouver sa grande magnanimité envers autrui ! De quoi raffermir Lem’nar dans son idée de constance éternelle du bonheur fineï.

  Les neuvaines passèrent et la visite de la matriarche finit par se fondre parmi d’autres souvenirs. Même Fanielle, pourtant alors si touchée par les propos de la grande dame, les considérait maintenant avec moins de ferveur. Pour autant, ils n’avaient pas cessé de raisonner en elle, et lorsqu’elle en avait l’occasion elle n’hésitait pas à les partager avec ses compatriotes. De sorte que, le bouche-à-oreille aidant, toute sa communauté, même en dehors de la ville, fut sous peu consciente des rêves de leurs sages à l’ouest.

  Mais ivres de joie que tous ces Béonides étaient de revoir librement les leurs outre-frontière, ils ne firent pas grand cas de leurs présages oniriques. Si ce n’était autour de discussions philosophiques mondaines, sans réelle finalité, évoquant les Grands Aléas de la vie Pensante. Après tout, si les nuages apportent la pluie, le feu céleste finit toujours tôt ou tard par l’assécher, n’est-ce pas ? Alors, pourquoi s’inquiéter ?

  L’existence fineï poursuivit donc sa paisible route que seuls les petits soucis du quotidien savent entamer. Une douce continuité dont l’inertie aurait certainement pu encore durer bien des vies, si seulement le destin, retors comme il se doit, n’avait pas décidé de cette allégresse pour bousculer les certitudes.


  Les collines du Pernarnatar, la Terre-sans-Garde, ainsi nommées pour leur absence intemporelle d’arbres protecteurs. Leur maigre végétation, au bleu royal défraîchi par la rudesse des éléments, ondulait mollement d’un horizon à l’autre. Coincées à l’extrême nord-ouest du territoire, elles étaient bordées à gauche par les luxuriantes forêts béonides, et à droite par les plaines samarines que soulignait le langoureux Tariak Bleu. Entre les deux, leurs terres exsangues faisaient face au terrible pays teltarnan et aux non moins terribles Terres Jaunies. Ainsi se mourrait le Pernarnatar, vaste espace reclus au fin fond du monde fineï, dont les boursoufflures vides de vie et d’attrait faisaient fuir tout Pensant.

  Pourtant, depuis deux ans, cette houle solide était arpentée par une foule d’hommes en armure. Des camps d’entraînement et des forts y avaient en effet fleuri afin d’assurer la gestion de la puissante et récente armée frontalière dépêchée dans cet endroit reculé. Car bien que ces collines ne représentassent toujours aucun avantage ni stratégique ni commercial, les méandres à leurs pieds s’étaient révélés des passages de choix pour les contrebandiers samarins de la seconde vague.

  Mais depuis ladite arrivée en masse de régiments, à l’Hiver Rampant 309, pour contrer l’infestation, les rats s’étaient faits énormément plus rares. Leur témérité naturelle avait simplement cessé d’être un moteur suffisant pour affronter cet itinéraire ardu. La folie seule y parvenait encore, parfois. Aussi, les patrouilles se contentaient, depuis plusieurs neuvaines déjà, de longues et monotones rondes devenues routinières.

  Ce fut lors de l’une d’entre elles, un jour de printemps de l’an 311, qu’advint l’évènement qui allait déclencher tous les suivants. Daïdal allait se rappeler cette date à cause de l’accident. Le gouvernement, lui, attribuerait une bien plus haute valeur historique à ce Petit Repos du Levant (5.1.4-311), valeur insoupçonnée du jeune homme de vingt ans. Et insoupçonnée, à plus forte raison, de son compagnon d’infortune et ami d’enfance, Siklith, qui l’accompagnait ce jour-là pour sa toute dernière sortie en Pernarnatar.

  Le ciel s’était déchaîné les jours précédents. De lourds nuages provenant du nord-ouest, fréquents en cette saison, amenaient de la Grande Mer un air saturé d’humidité. Au point que même lorsque les cieux ne grondaient pas, les corps et les habits refusaient de sécher. Mais ce Printemps-là était encore pire que les précédents : aussi loin qu’ils s’en rappelassent, les deux confrères n’avaient jamais connu début de saison plus détestable !

  À l’aube froide de cette mémorable journée pourtant, ils avaient entamé leur quart avec la surprise d’un firmament vidé de ses sempiternelles volutes maussades par une nuit particulièrement calme. Ils ne s’en laissèrent cependant pas compter, et après un frugal petit-déjeuner suivi d’une préparation minutieuse de leurs montures ils ne furent pas étonnés de trouver leurs horizons déjà rattachés par de nouvelles grappes sournoises de nuages. Comme d’habitude, ils termineraient leurs six heures de patrouille trempés jusqu’aux os !

  Cette fourberie céleste expliquait à elle seule pourquoi, depuis des siècles, le Pernarnatar était presque partout délavé jusqu’à la roche. Une particularité qui en rendait certes la surveillance aisée — du moins, dans le cas d’une hypothétique attaque massive — mais il s’agissait d’une tout autre affaire pour ce qui était des petits contrevenants ! Ces derniers étant, en effet, à chercher exclusivement dans ses creux et ses vallons cachés, les patrouilleurs avaient pour ordre d’eux-mêmes y serpenter. À chacune de leurs rondes, ils devaient donc s’enfoncer dans ce qui, en plus d’être un véritable dédale, s’avérait sans doute représenter le plus boueux des systèmes naturels d’égouttage !

  Or, ce matin-là, poussés par un ras-le-bol fort peu martial mais impérieusement Pensant, les deux hommes décidèrent, une fois suffisamment éloignés des regards du fort, de déroger aux consignes et de se limiter à la surveillance en hauteur. Les averses récentes avaient en effet été telles que l’entre-collines s’était transformé en réel marécage qui, en plus de leur promettre d’inévitables et boueuses chutes de cheval, rendait la progression de ces derniers particulièrement dangereuse.

  Et de toute façon, cela faisait plusieurs saisons qu’aucun Samarin n’avait été pris à faire de la contrebande si près de Gashmilat. Les “patrouilles gagnantes”, comme la piétaille les appelait, n’avait plus cours qu’une centaine de kilomètres au nord-ouest, en bordure des Terres Jaunies.

  L’allure se cala donc sur un rythme pour le moins convivial. Siklith en tête, les deux cavaliers progressaient en file et discutaient de choses et d’autres pour meubler cette nouvelle sortie rébarbative. Afin de s’en évader quelque peu, ils en vinrent à échanger sur les destinations où ils rêvaient pouvoir passer leur permission du prochain Été Dormant. Le fait même de penser à ses douces chaleurs leur était, en soi, un plaisir.

  — On dit qu’les sources thermales d’Ixaomeï lavent aussi bien l’corps que l’esprit, lança Siklith.

  — Je suis jamais descendu si bas dans le sud. Et toi ? répondit Daïdal.

  — Pareil. Mais j’aimerais, rien qu’pour ces sources. Paraît qu’elles portent bien leur nom. J’ai entendu dire que quand la dame nocturne est pleine, certains services des accompagnatrices sont gratuits !

  — Les accompagnatrices, hein ! J’en ai déjà vu une représentation sur une gravure interdite. Si elles sont vraiment comme ça, alors c’est là qu’je veux trouver ma future femme !

  — Ouais ben t’aurais jamais dû regarder ce genre de gravure ! Dans notre situation, ça peut qu’nous faire du mal.

  Daïdal émit un petit gloussement amusé.

  — Et toi, reprit son collègue, où t’aimerais passer ta perm ? Disons, si elle durait tout l’temps qu’tu voulais…

  Sans cette limitation, les choix explosaient. Daïdal réfléchit quelques instants puis demanda :

  — Avec des moyens illimités, oui ?

  — Bien entendu !

  — Dans ce cas…, commença-t-il avant de s’interrompre une fraction de seconde, puis de poursuivre un rien gêné :

  — Tu promets de pas t’marrer ?

  — Absolument pas…

  — Bon… ce qui me botterait bien, ce serait de m’essayer à la vie d’ismeï.

  — Rien qu’ça ? Alors pourquoi pas viser plus haut et goûter au luxe des sarali ?

  — Les sarali ? J’suis pas sûr d’apprécier la compagnie des proches du roi. Trop d’contraintes, tu vois ?

  — Pourtant, à ce qu’on dit, il y a autant de différence entre un ismeï et un lem qu’entre un saral et un ismeï. Paraît même que dans leurs maisons de riches, ils ont des parterres d’herbe royale !

  — Et alors ? Nous sommes bien en train d’en fouler, de l’herbe royale, non ? Je vois pas ce qu’elle a de si extraordinaire, cette herbe…

  — Tu sais bien qu’c’est pas la même chose ! Ici, c’est pas la forêt !

  Daïdal ne releva pas et se plongea dans une courte réflexion, puis :

  — Sinon, ça me plairait bien de visiter les ruines de Milatul’xen. Des histoires racontent qu’on y a laissé pourrir des milliers de cadavres des Visiarnans.

  Siklith ricana.

  — Y m’font marrer nos ancêtres ! Quelle idée d’être allé s’installer en Valigasheï ! Y z’avaient pas l’esprit clair, si tu veux mon avis…

  — Ben c’est qu’y a trois siècles, personne savait que Sicashitmilat regorgeait de barbares aussi…

  — Mais c’est bien c’que j’dis ! De nos jours, personne s’installerait où qu’ce soit sans d’abord avoir ratissé le secteur à coup d’épée !

  De nouveau, Daïdal se réserva un court moment de réflexion avant de demander :

  — T’en as déjà vu, toi, des Visiarnans ?

  — Non. Et j’pense pas qu’on en rencontrera de sitôt sur nos terres après la raclée que leur ont foutue nos aïeux.

  — C’est pas plus mal. J’t’avoue que j’aimerais p…

  L’homme s’arrêta net, effaré : devant lui, son ami et sa monture venaient de disparaître ! Loin qu’ils étaient de tout ravin ou même de toute déclivité, le cerveau du militaire prit un temps à accepter le fait qu’il les avait vus… tomber. Leur image s’était littéralement effacée de sa vision, de haut en bas ! Sans un cri, sans un hennissement, la surprise ayant certainement coupé le souffle aux victimes. Seul un bruissement s’était fait entendre juste avant le plongeon, celui d’une surface de terre solide qui, d’un coup, avait cessé de l’être.

  Et une poignée de seconde plus tard, la crevasse jusque alors cachée renvoya de ses profondeurs le son d’un choc lourd et morbide.

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