Chapitre 2 : Découverte improbable (2/3)

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  — Siklith ?

  L’angoisse de l’incompréhension avait figé Daïdal. Il avait appelé son ami comme pour lui demander de sortir de sa cachette, l’invraisemblance du moment l’empêchant d’admettre le drame.

  Un déni qui fut pourtant balayé par ce qu’il crut être un distant hennissement d’agonie montant des tréfonds du monde, aussitôt clôturé par un silence de mort. Il voulut alors mettre pied-à-terre, mais sa monture eut un brusque mouvement de recul qui faillit le déséquilibrer. L’instinct de la bête l’avait fait détecter des vibrations du sol juste avant que la crevasse ne s’élargît jusqu’à eux.

  Se reprenant de son propre effroi, Daïdal joua des brides et des hanches pour calmer son destrier affolé. Il l’éloigna ensuite de quelques mètres avant d’en descendre et de se précipiter vers le bord du précipice. À son approche, il constata se trouver sur un affleurement rocheux qui en limitait l’expansion. Il s’y mit à genoux, se pencha par-dessus le vide et enfin arriva à extérioriser son émoi :

  — Sikliiith !

  Le gouffre béant ne répondit pas, même par un écho. Il mesurait cinq mètres de long sur près de vingt de large, et la lumière du jour ne le pénétrait que sur une hauteur d’homme. Au-delà, les ombres gagnaient en intensité jusqu’à devenir absences complètes de formes et de distances.

  — Siklith…

  Le nom de son ami s’était éteint sur ses lèvres, comme l’était l’espoir de le revoir vivant après une telle chute. Les parois de la cavité, affreusement verticales, ainsi que l’ultime cri d’agonie du pauvre animal ne laissaient aucun doute sur le sujet.

  Daïdal était bouleversé, déboussolé. Jamais il n’avait été fait référence de crevasse cachée dans tout le Pernarnatar ! Il en perdit ses moyens, l’esprit contrit par un flot de pensées déstructurées. De la position à genoux, il se laissa choir sur son séant et se massa nerveusement les épaules, le regard figé sur l’obscure abîme. Il resta prostré ainsi d’interminables minutes, avec comme seule compagne l’indifférence de sa monture de retour placide.


  Fort Iserkitaï’banil, en bordure du Pernarnatar et à la lisière de Gashmilat. Son nom ancien, signifiant “fort Grosse-Tête”, était dû à la forme caractéristique de la colline sur laquelle il avait été érigé. Édifice sans âme aux épaisses murailles assemblées à la hâte deux ans plus tôt, toute sa structure était composée de lourds moellons samarins — héritage de l’époque où les frontières encore ouvertes avaient permis l’importation en masse de ce matériau.

  Ses sombres entrailles, d’ordinaire habitées par les grondements martiaux et ponctués de passes d’entrainements, étaient en cette journée particulièrement silencieuses. Deux jours étaient passés depuis le retour du soldat Tossal et de son triste — et alarmant — rapport. C’était la première fois, depuis l’occupation de la Terre-sans-Garde par l’armée, qu’un patrouilleur succombait à autre chose qu’aux armes ennemies. Aussi, l’état-major avait décidé d’envoyer le maximum d’hommes dans la zone couverte par le fort pour recenser d’éventuelles autres défaillances géologiques.

  Cette version officielle du branle-bas de combat ne prêta à aucun questionnement parmi les troupes. Ce fut donc une prise de décision audacieuse mais particulièrement judicieuse de la part du donlantaï Ruïn Badal, chef divisionnaire en fonction, qui souhaitait garder éloigné le plus de regards possibles durant les heures à venir. Il en allait en effet du bon déroulement d’une seconde manœuvre, ordonnée celle-là dans le secret de son seul état-major. Une manœuvre qu’il comptait bien mener à terme avant le retour de la piétaille, au risque même d’enfreindre certaines règles.

  — Où en sont les préparatifs, donlan ?

  Assis derrière une table en bois rustique, il venait de s’adresser à un personnage à forte carrure au garde-à-vous de l’autre côté de la petite pièce. La minuscule lucarne haut placée dans le dos du donlantaï n’était pas suffisante pour illuminer tout l’espace. Elle avait cependant été positionnée de sorte que les visiteurs fussent baignés par son faisceau de lumière. Aussi, sa lueur blafarde arrivait à marquer les traits fatigués de l’officier qu’elle se disputait aux reflets chauds du haut candélabre jouxtant son supérieur.

  — Ils seront terminés en temps et en heure, Monsieur.

  — Excellent. Tenez-moi informé dès que le chargement sera en route.

  — À vos ordres !

  Ruïn replongea dans ses notes et relevés, la discussion étant close. Néanmoins, il n’entendit pas son subalterne faire demi-tour et s’éloigner dans les couloirs. Redressant la tête, il le découvrit toujours aux garde-à-vous.

  — Autre chose, Sithleï ?

  Le capitaine paraissait gêné, et dégluti avant de répondre :

  — Concernant les deux secouristes, Monsieur…

  — Ceux qui ont récupéré le corps de Rimineï ?

  — Ceux-là mêmes, Monsieur…

  — Eh bien, quoi donc ?

  — Il semblerait… il est possible qu’ils aient entrevu l’objet.

  Le donlantaï déposa sa plume et joignit ses mains sur la table. Il laissa vaquer ses yeux quelques instants sur ces documents, puis :

  — C’est fâcheux. Sont-ils toujours sur les lieux ?

  — Affirmatif, Monsieur. Nous les y avons gardés pour leur expertise sur la descente.

  — Ils n’ont donc pas côtoyé le régiment depuis qu’ils sont à la crevasse, c’est bien cela ?

  — En effet, Monsieur.

  Une bonne nouvelle, qui apaisa le donlantaï.

  — Et que pensez-vous d’eux, Sithleï ? Sauront-ils garder leur langue ?

  Le donlan fut visiblement ennuyé par cette question, car il savait que de sa réponse allait dépendre une possible réaffectation de ses deux hommes. Peut-être même aussi loin que les froides terres méridionales, au pied des monts Auloth !

  — Ce ne sont… que de simples soldats, se sentit-il en devoir de répondre tout en ajoutant, pour la défense des intéressés : de braves soldats volontaires pour cette dangereuse mission de sauvetage, mission accomplie avec adresse, Monsieur.

  Cette réponse en valait une autre, et facilitait grandement la décision de Ruïn :

  — Dans ce cas, donlan, il convient simplement de leur envoyer de la lissandre en remerciements. Vous pouvez disposer.

  Le chef divisionnaire se focalisa aussitôt sur ses papiers, clôturant une seconde fois la discussion. Face à lui, toujours statique, Manik Sithleï était devenu livide. Il pouvait faire partie des plus proches collaborateurs du donlantaï, et sans doute celui à l’obédience la plus marquée, jamais il n’aurait pu se préparer à cet ordre.

  — De… de la lissandre en remerciements, Monsieur ?

  — Vous m’avez parfaitement compris, donlan ! Veuillez disposer, ai-je dit, j’ai à faire.

  Le ton de cette dernière injonction avait été sec et impérieux. De celles auxquelles il valait mieux obéir séance tenante. Aussi, plongé dans le plus profond des désarrois, Sithleï se frappa martialement la tempe du poing droit et fit volte-face.

  La porte du bureau refermée derrière lui, son ombre dansant aux torches des murs humides comme unique témoin, il s’arrêta quelques instants pour forcer ses appréhensions à se taire. Car si donner de la lissandre à un blessé relevait de la banalité, la donner “en remerciements” avait une tout autre signification. Il s’agissait d’un code, rarement entendu, et auquel il allait devoir se conformer sans broncher.

  Un code dont, cette fois, il ne comprenait pas le fondement.


  Une demi-heure plus tard, il était de retour au gouffre. Une dizaine de personnes s’y affairait en surface, et autant en profondeur. Un imposant et complexe dispositif à palan avait été monté en surplomb du vide, auquel une demi-douzaine de chevaux étaient reliés pas d’épaisses cordes. Il fut aussitôt ravi de constater que tous s’afféraient déjà, suant sous l’effort et les coups de cravache. Dans leurs dos, les essieux des poulies témoignaient, par de lugubres grincements lancinants, de l’impressionnante charge à remonter.

  Manik s’approcha de l’un de ses confrères donlan pour prendre des nouvelles de la manœuvre :

  — Comment ça se passe ?

  — Donlan’Manik ! Alors, comment a été ton entretien ?

  — Moins bien qu’espéré. Et ici ?

  — Nos hommes en bas ont eu du mal pour la bâche, mais les angles de l’objet ont au moins facilité son enrubannage.

  Manik se tourna face aux chevaux, visiblement à bout de souffle.

  — Ils ont l’air à l’agonie…

  — C’est que la chose est bien plus lourde qu’il n’y paraît.

  Il se détourna ensuite des bêtes et observa les câbles plongeant dans les ténèbres. Ce qu’ils étaient en train d’en remonter semblait freiner des quatre fers pour échapper à la lumière du jour.

  — Toujours aucune idée de ce que c’est ? demanda-t-il après un long moment de silence.

  — Comment pourrions-nous le savoir ? Si au moins ça avait des inscriptions… Nous en découvrirons peut-être au feu céleste. Ou tout du moins, à l’abri du fort.

  — Oui. Peut-être…

  Suite à quoi, ils se turent tous deux et se contentèrent d’observer. Les minutes s’égrenèrent alors au rythme languissant des crissements mécaniques, que seuls venaient parfois interrompre des ordres invectivés par des préposés à l’opération.

  Tout du long, les câbles, plus tendus encore que des cordes de luth, résistaient vigoureusement à la charge. Les bêtes de somme, par contre, ne pouvaient pas en dire autant, et nécessitaient souvent de courtes pauses pour éviter, elles, de rompre.

  Aussi, excessivement lentement, de centimètres gagnés en trêves essoufflées, de madriers geignant en animaux ahanants, l’inertie déplorable de la scène n’eut de cesse d’appesantir l’atmosphère. Au point de finalement raidir les spectateurs presque autant que les cordages !

  Une heure entière d’agaçante attente s’écoula ainsi avant qu’enfin, le sommet de la bâche couleur nuit n’apparut. L’objet fut alors présenté à l’air libre, mais avec encore plus de précautions — à l’exaspération des donlani —, personne ne souhaitant prendre de risque si près du but.

  La poulie principale atteinte, l’artefact stoppa pour de bon sa remontée. Là, il dévoilait l’entièreté de sa masse innommable drapée pour l’occasion de son linceul obscur. Ses détails restaient donc invisibles, mais pas sa forme cubique aux proportions visiblement parfaites, qui pendait maintenant mollement au-dessus du vide tel un gigantesque cocon de trois mètres de long. Seules les cordes qui l’enserraient révélaient un peu de son visage, laissant ressortir ce qui semblait être de multiples arêtes désordonnées sur chacune de ses faces. L’équipe qui l’avait habillé dans les profondeurs avait manifestement eu pour consigne de le rendre méconnaissable — tant est-il que quiconque de ce temps eût pu le reconnaître même à nu.

  Trente minutes plus tard, il était couché et solidement attaché sur un chariot de transport de troupes duquel sièges et ridelles avaient été retirés. Quatre chevaux furent nécessaires pour mettre en branle le lourd attelage. Ce dernier démarra en direction d’Iserkitaï’banil sous la garde de deux donlani à la tête d’une douzaine de soldats d’élite. Manik, lui, resta sur place. Il avait désormais pour mission d’effacer toute trace de leur découverte.

  Une salle de stockage du fort avait été vidée pour accueillir le précieux chargement. Il gisait là, toujours bâché sur son chariot, témoin voilé d’un passé avalé par un sol trop gourmand. Ses premières analyses avaient malheureusement été infructueuses, apportant une confirmation redoutée : Iserkitaï’banil ne disposait d’aucune intelligence susceptible d’en extraire les secrets.

  De dépit, le local fut donc évacué puis sécurisé. Seuls y demeurèrent le donlantaï, son fidèle subalterne Sithleï, revenu en dernier du théâtre des opérations, et l’artefact. Les deux hommes se tenaient taciturnes, immobiles, face à ce parangon d’inconnu. Ruïn, le buste haut et les mains croisées dans le dos, conservait une fière posture martiale en réponse à l’outrecuidance de ce prisonnier silencieux. À ses côtés, Manik portait l’unique torche gardée éveillée de cette pièce sans fenêtre.

  — L’objet…, lança tout de go le chef divisionnaire. Il faudrait penser à lui donner un nom plus honorable avant d’en informer Saral’faüm.

  Son subordonné, sans cacher sa surprise, se tourna vers lui.

  — Vous souhaitez… prévenir le ministre des armées en personne de cette découverte, Monsieur ?

  Ruïn émit un petit ricanement amusé sans quitter la masse des yeux.

  — Nous ne savons pas ce que c’est et nous n’avons pas les ressources appropriées pour le savoir. Dans ces conditions, n’est-il pas logique d’en informer sa hiérarchie ?

  L’homme se tourna à son tour vers son donlan et lui soutint le regard avec intensité, se demandant s’il allait se contenter d’une réponse si convenue. Et à vrai dire, il espérait que non. Car le temps était arrivé de mettre son fidèle Manik dans une confidence d’un tout autre ordre, une confidence qui nécessitait la preuve d’un minimum de curiosité de la part de ce dernier. Aussi laissa-t-il une seconde à leur échange non verbal et, satisfait par l’air résolument sceptique de l’intéressé, lança :

  — Elle vous taraude, n’est-ce pas, cette nécessité du secret autour de toute cette affaire ?

  Manik entrouvrit les lèvres puis les referma aussi sec. Son donlantaï savait décidément lire en lui. De telles mesures de protection autour d’une vulgaire récupération d’objet, en plus du besoin d’en informer un saral… Tout cela ne concordait pas avec une banale découverte archéologique, et il brûlait en effet d’en apprendre davantage. Il ne pouvait simplement pas se permettre de confirmer cette curiosité déplacée à haute voix.

  Ruïn reconnut, dans le silence qui s’ensuivit, le professionnalisme qu’il affectionnait tant chez ses exécutants. Et pour une fois, il allait éclairer la lanterne de l’un d’eux :

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