Partie II

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« Eh bien chevalier ! J’ai tout loisir de croire que nous cherchons exactement le même vaurien ! » s’exclama Géhonte dans un accès d’enthousiasme que l’enchanteur maudit intérieurement.

Les réactions de ce nigaud risquaient d’attirer Jean-Hardi dans leur propre expédition quand Alavare s’en dispenserait bien volontiers. Mettre la main au plus vite sur le julot n’impliquait pas la nécessité d’accepter le premier venu dans ses rangs, surtout lorsque celui-ci pouvait s’attribuer toute la gloire de la mission en cas de réussite ; il n’était en effet pas inconnu que les chevaliers aimaient s’enorgueillir de leur exploit à qui voulait l’entendre.

« Vraiment ?

— Absolument. Nous avons nous-mêmes fait l’objet d’odieux quolibets et l’académie est désormais résolue à mettre la main sur ce marsupiau. Malheureusement, notre archimage est convaincu qu’il se trouve dans l’enceinte de la citadelle alors que nous avons toutes les raisons de croire qu’il s’agit là de mauvaises plaisanteries lutines…

— Des lutins ?

— Tout à fait, messire. Ce sont sans nul doute les plus aptes à réaliser ce genre de mesquinerie.

— Mais desquels parlez-vous ?

— De Bois-Luron, évidemment. Vous en voyez d’autre ? » maugréa Alavare en se glissant dans une conversation dont il n’appréciait pas les auspices.

« C’est-à-dire que je n’en ai vu aucun »

L’enchanteur poussa un soupir d’exaspération envers cette discussion qu’il jugeait inutile à tout point de vue ; il n’était pas de bon aloi de mettre de la sorte sa patience à l’épreuve. Dialoguer avec le chevalier ne faisait pas partie de ses projets et se défaire de lui constituait maintenant une priorité, au risque de passer pour un lamentable goujat.

« Oui, bon… On s’en moque… On vous dit que ce sont eux, point barre », trancha-t-il dans un nouvel excès d’irrévérence et d’irascibilité auquel son interlocuteur resta équanime.

« Fort bien !

— À propos… De quelle calomnie avez-vous souffert ? », s’enquêta naïvement Géhonte.

Un long silence inconfortable suivit cette question. Si l’expression du visage de l’Emphatique ne pouvait se constater, il était malgré tout aisé d’en deviner l’humeur singulièrement désastreuse ; et quoique l’envie de le congédier ne l’eût pas quitté, Alavare pouvait bien daigner lui consacrer encore quelques minutes afin d’assouvir son indiscrétion coutumière.

« Vous me mettez dans l’embarras, car il ne s’agit pas uniquement de moi ! Mon absence de pudeur me conduirait au déshonneur !

— Oh ! Ça va ! Ne faites pas votre frileux là… On est entre nous, c’est bon. Confessez-nous cette abomination qui vous tient tant à cœur ! Vous vous sentirez mieux après, vous verrez… insista l’enchanteur, habité d’une fulgurante appétence sadique.

— J’en doute.

— Peu importe après tout. Dites et n’en faites pas un cas de conscience carnavalesque ! À moins que ça ne soit que la manifestation de la plus abjecte pleutrerie ! »

Une nouvelle vague d’hésitation secoua l’homme de guerre. Cette réticence manifeste provoquait un déluge d’hypothèses plus épouvantables les unes que les autres dans l’esprit des mages sur la nature de la médisance concernée et ils leur tardaient d’en connaitre le dénouement. Indubitablement, ce fut l’insinuation perverse de couardise qui détermina le chevalier candide à révéler son secret d’une voix étouffée :

« Il a été claironné que ma dulcinée mène une vie de dévergondée…

— Oh ? Vous êtes cocu en fait… Comme c’est hideux ! » fit Alavare d’un ton faussement compatissant tandis qu’il jubilait intimement du malheur de son prochain.

« Euh… Pas vraiment. Nous n’avons rien conclu, mais c’est sentimentalement bouleversant. J’ai toujours décrété que je m’unirais à la pureté !

— Rien que ça !

— J’en suis assailli, même s’il ne s’agit que d’une sainte menterie.

— Navré de vous faire déchanter, mais jusqu’à maintenant, toutes ses accusations s’avèrent réelles », renchérit l’enchanteur comblé de pouvoir l’enfuir un peu plus dans sa misère psychologique.

« Que nenni ! Je me refuse à sombrer ainsi dans la mélancolie ! Je vais débucher le vaunéant et lui faire avouer qu’il ment ! »

Malgré ce profond désir de l’accabler davantage, Alavare estima moins harassant de laisser le chevalier dans le déni plutôt que de partir en vaines argumentations au bénéfice de sa précédente affirmation. L’enchanteur méditait dès lors sur un moyen de l’éconduire, mais il fut toutefois devancé par ses collègues qui s’empressèrent de l’inviter à rejoindre leur quête. À son plus grand dam, la proposition fut acceptée avec enthousiasme et il se sentit bien courroucé de subir une contrainte supplémentaire grâce à ses deux imbéciles d’amis dont il se revancherait à la première occasion. Finalement, seule la crevette jusqu’à là bien silencieuse trouva plus ou moins grâce à ses yeux. La résolution prise, la compagnie poursuivit alors son chemin en direction de Bois-Luron. Cette petite randonnée permit de faire mieux connaissance et d’entamer des conversations diverses auxquelles Alavare ne consentit à participer, tout plongé qu’il était dans une aigreur sordide. Durant le trajet, Jean-Hardi s’expliqua sur ses conclusions qui l’avaient conduit directement à Barbegarde ; dans sa bourgade, les dénonciations se faisant sur du parchemin cloué à l’arbre des fêtes, l’examen sur la provenance du papier par un expert lui avait clairement signifié qu’il s’agissait d’un produit d’origine Sageminien dont le caractère magique permettait de s’en servir indéfiniment. Lorsqu’ils parvinrent à la lisière de la forêt – conscients qu’ils ne trouveraient personne à une heure aussi tardive de la nuit –, le groupe jugea opportun de se reposer. N’ayant rien emporté qui puisse leur apporter quelques conforts, ils dormirent à même le sol, ce qui n’était pas pour améliorer les mauvaises dispositions de l’enchanteur déjà au sommet de son irritabilité. Le lendemain, ils s’engouffrèrent dans la futaie aux alentours de midi, faute de s’être réveillés plus tôt ; le moral dans les souliers par la nuitée déplaisante qu’ils venaient de passer, ce dont témoignaient leurs nombreuses courbatures et leurs membres encore transis de froid. Heureusement pour eux, la température se révélait des plus agréables au sein de la sylve à cette heure de la journée et ils oublièrent progressivement leur déplaisir en profitant de la sérénité qu’exhalait le paysage édénique dont les chaleureux rayons du soleil perçaient l’imposante canopée en de multiples endroits. Suivant scrupuleusement le sentier, le groupe s’en référait au druide pour les conduire auprès du roi des lutins – puisqu’il s’y était déjà rendu à maintes reprises selon ses propres affirmations – même si l’idée de se reposer sur la mémoire d’un buveur chevronné n’était pas du goût de tout le monde. Les plus sceptiques se contentaient de suivre machinalement tout en profitant du doux clapotis du ruisseau, du mélodieux chant des oiseaux et du parfum enivrant de la flore. Le chevalier se montrait le plus attentif à son entourage, débusquant du regard le moindre signe de vie à travers les bosquets et les hauteurs des arbres, s’émerveillant intérieurement sur chaque écureuil, hérisson et autres rouges-gorges qui paraissait à sa vue ; maintenant qu’il traversait le bois en plein jour, il était plus à même d’apprécier cet environnement si différent de son milieu d’origine et tellement plus paisible.

Yvres s’arrêta soudainement en proie au doute ; sans surprise, le tracé de leur destination ne lui était plus aussi familier qu’auparavant, et ils craignirent pendant un temps de perdre encore de longues minutes bien précieuses si la manifestation d’une voix étrangère empreinte de fureur ne leur était parvenue jusqu’aux oreilles. Ravi de pouvoir enfin mettre la main sur un des petits êtres farceurs qu’ils cherchaient, Alavare fut le premier à réagir. Sans se soucier de ses camarades, il quitta le sentier, enjamba les obstacles de toute nature sur son parcours et parvint sur le théâtre d’un crime ignominieux : un lutin colérique lapidait sans vergogne un misérable pic épeiche en violation totale de ses engagements écologiques propres à son espèce. Cette scène horrifiante fit réagir le druide au quart de tour lorsqu’il arriva également, s’interposant vaillamment pour prendre l’animal sous sa protection.

« Non, mais vous avez perdu l’esprit ? fulmina-t-il dans un de ses rares accès de lucidité. Qu’est-ce qui vous prend ?

— Cet emplumé perturbait ma tranquillité en creusant son nid au-dessus de ma tête ! J’ai mis fin à cette turpitude, voilà tout ! riposta aussitôt l’interpelé tout aussi véhément.

— Espèce de petit avorton belliqueux ! C’est la première fois que je vois un lutin se comporter de la sorte !

— L’avorton va te martyriser le menton si tu ne fiches pas le camp vite fait avec ce bestiau !

— Quelle insolence mal placée !

— Holà ! Calmons ces emportements, messieurs ! Et discutons plus avant de notre présence en ces lieux », tempéra l’Emphatique, plus que jamais soucieux de dénouer son affaire.

Les deux protagonistes cessèrent momentanément leur hostilité sans pour autant se départir de leur frustration, en particulier la petite créature des bois qui voyait ce nouvel arrivage d’intrus d’un œil ombrageux. Avant toute chose, le paladin jugea utile de respecter la courtoisie élémentaire qui consistait à dûment se présenter et lorsque le lutin consentit enfin à dévoiler son nom avec force bouderie, ils purent s’épancher longuement sur la raison de leur venu et demander poliment à ce qu’on les escorte jusqu’à Sa Majesté forestière.

« Certainement pas ! », refusa Hutin après de longues minutes d’écoute silencieuse voilée d’impatience.

Cette obstination martiale entraina une seconde confrontation avec le druide qui fut doublement plus difficile à apaiser que la fois précédente. Le petit bonhomme eut toutefois l’amabilité de s’exprimer plus longuement sur les motivations de son opposition ce qui permit un retour relatif à la quiétude.

« Quand bien même je le souhaiterais, je ne pourrai accéder à votre requête. Je ne fais plus partie de la communauté que vous recherchez. Je suis un paria désormais… Un exilé.

— On comprend sans peine pourquoi… grinça Yvres entre ses dents.

— De quoi ? Qu’est-ce qu’il marmonne encore celui-là ?

— Rien, ne faites pas attention. C’est la boisson qui lui monte à la tête », esquiva Alavare en désignant la flasque que le concerné avait ressortie entre temps.

Hutin haussa un sourcil dans une attitude pleine de morgue, puis reprit de son ton cavalier :

« De toute façon, vous vous égarez… Le cabaleur ne se trouve pas ici et contrairement à ce que vous insinuez, les lutins n’ont rien à voir avec ce maudit ! Nous en souffrons autant que vous ! Alors, remballez vos arrière-pensées racistes, fumiers ! »

Et tout en appuyant bien sur chaque mot de sa dernière phrase, il agitait un poing rageur dans leur direction. Les mages se regardèrent tour à tour, davantage interloqués par le fond de cette déclaration que les menaces accessoires de son annonceur ; si leur piste était fausse, ils s’imaginaient mal revenir à leur point de départ.

« Vous avez une idée de qui ou quoi il peut bien s’agir dans ce cas ? s’enquit Géhonte.

— Non, je ne l’ai jamais vu. Mais nous avons de bonnes raisons de croire qu’il a élu domicile au Rivage des Naufragés. Seulement, vu la réputation de l’endroit, personne n’ose y mettre les pieds pour réduire cette canaille au silence ! Faut dire aussi que notre roi est un sacré pétochard alors quand il s’agit de donner l’exemple…

— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il se trouve là-bas ?

— Par une constatation très simple. Précisément depuis l’ouverture de ces évènements, nous avons tous remarqué qu’une étrange fumée s’élève de cet endroit et se démarque nettement du brouillard. De toute évidence, il s’agit d’un signe d’activité.

— Quoi ? C’est tout ? s’étonna le magicien.

— Et que vous faut-il de plus ? Déjà, vous auriez dû le noter bien avant nous avec vos gigantesques tours si vous ne passiez pas votre temps à vous curer les ongles ou vous épilez les poils du c…

— Non, mais oh ! Vous allez calmer vos ardeurs, oui ? » coupa brusquement le druide.

Après une brève concertation, le groupe convint de se rendre sur la grève spectacle malgré le caractère peu rassurant que cela leur suscitait. La résolution du mystère occupait une place plus importante dans leur cœur que le potentiel effroi de la baie.

« Et moi dans cette histoire ? s’agaça Hutin derechef. Vous m’emmenez aussi ! Je tiens absolument à étrangler ce misérable à mains nues !

— À ce rythme-là, nous pouvons tout aussi bien quérir un bataillon de hallebardiers tant que nous y sommes. Inutile de nous y rendre en si grand nombre ! » se crispa l’enchanteur qui y voyait une rivalité additionnelle.

Sa mauvaise grâce fut cependant retoquée une fois de plus par l’intervention affable du magicien qu’il se retint d’expédier outre-tombe pour avoir eu l’outrecuidance de le contrarier ainsi à deux reprises. Bienheureux de se joindre à l’expédition (plus pour rosser du voyou que par opportunité de se déplacé avec des « savants »), le mirmidon héla ce qu’il désignait comme étant sa monture personnelle, et c’est à dos de lièvre qu’il suivit la troupe, laquelle rebroussait à présent chemin vers la vallée. En route, l’Emphatique se souvint du caractère mal-aimé du petit personnage et, dans sa curiosité, le questionna à ce sujet. Loin de s’en montrer incommodé, Hutin esquissa un geste négligent de la main comme s’il s’agissait d’une simple bagatelle.

« Rien qu’une autre décision débile de notre gros roi… En fait… Il se trouve que j’ai été marié naguère. Le souci, c’est que j’ai vite trouvé ma femme insupportable. Elle n’arrêtait pas de chanter la bougresse… Mais pire que tout, elle chantait faux ! C’était une vraie géhenne pour mes tympans à chaque fois que je rentrais chez moi. Comme je suis très patient, je lui ai demandé à plusieurs occasions de bien vouloir la boucler définitivement, mais cette harpie est allée se plaindre au roi de mes doléances qu’elle jugeait outrageusement sexistes et que je faisais preuve d’un phallocratisme inacceptable en toute circonstance. Évidemment, l’argument a fait mouche puisque maintenant, les lutines sont devenues impossibles de critiques et intouchables sous peine de subir les foudres des eunuques et autres féminystériques. Ah ! Moi, je vous le dis ! La société lutine est en train de perdre ses rous…

— Quel est le rapport avec votre situation actuelle ? » s’impatienta légèrement le chevalier qui n’aimait pas beaucoup que l’on dénigrât ainsi les membres du sexe opposé.

« Attendez, j’y viens. Sans vous conter le début de l’histoire, vous ne pouvez pas en comprendre la fin ! Bref ! À la suite de ça, j’ai reçu un blâme public. Ça partait déjà mal pour ma réputation. Il va sans dire que je ne me suis pas laissé rabaisser après cet épisode ! Comme cette carne persistait à se vautrer dans son délire musical, j’ai fini par craquer…

— Qu’avez-vous fait ? » interrogea Jean-Hardi, appréhendant la teneur de la réplique tout autant que le druide en ce même moment.

« Bah… J’ai cramé notre foyer pendant qu’elle s’égosillait à l’intérieur…

— QUOI ? » aboyèrent simultanément la quasi-totalité des compagnons.

Un déluge d’invectives et de récriminations plut alors sur le petit diable. Si Alavare se moquait prodigieusement de son passif eu égard à son propre manque d’éthique personnelle, Yvres et le paladin espéraient l’envoyer ad patres en punition de son geste abominable. Nullement impressionné par cette démonstration d’aversion fulgurante, Hutin était lui-même prêt à livrer un combat des plus épiques et faire mordre la poussière à ses grandes-gens bouffis de supériorité. L’entendement leur revint finalement par l’intermédiaire d’Yvette et de Géhonte qui les haranguèrent longtemps sur l’absurdité de leur attitude et la puissance de la rédemption qui pouvait toucher même les âmes les plus noires.

« Mais, vous savez… On n’a jamais retrouvé le corps ! se déchargea le lutin.

— C’est un peu le principe lorsqu’on le jette dans les flammes, sombre crétin !

— Décidément, je ne comprends vraiment pas toute cette indignation ! C’est une manie chez vous ! Je vous dis qu’on n’a jamais retrouvé son cadavre ! Si ça se trouve, elle coule des jours heureux auprès d’une de ces tapettes de féetaud alors cessez de chanter votre refrain de la pleurniche ! »

De désolation, le druide claqua violemment la paume de sa main sur son visage face à l’énoncé de cette thèse particulièrement saugrenue. Hutin, toujours convaincu de la juste cause de sa conduite, poursuivit sans scrupule le récit de sa mésaventure avec l’autorité :

« Bref ! Après l’incendie, les voix s’élevèrent rapidement contre moi puisque je n’étais déjà pas en odeur de sainteté et que si l’on ne m’avait pas vu directement à l’œuvre, c’était là une occasion impériale de m’ostraciser définitivement. Cependant, le roi n’étant pas encore assez stupide ni gâteux pour m’éjecter sans la moindre preuve, il fut simplement décidé de me tenir à l’œil dans l’éventualité d’une nouvelle action sulfureuse venant de ma part.

— Ils n’ont pas dû attendre beaucoup à en juger votre discours ! commenta Yvres toujours aussi corrosif.

— Détrompez-vous ! J’étais tout bonnement irréprochable à leurs yeux jusqu’à ce que le crapuleux délateur annonce ma culpabilité sur la place publique !

— Pour cette fois, je ne peux qu’approuver sa démarche !

— Comme on a estimé vrai les allégations de ce pitoyable sycophante en raison de l’infaillibilité de ses précédentes accusations sur le territoire, Sa Majesté a finalement décrété mon bannissement.

— Et ce n’est que justice !

— Mais si vous voulez mon avis… C’était bien plus pour se débarrasser d’un indésirable que pour châtier mes mœurs manifestement incompatibles avec le savoir-vivre lutinien comme ils aiment à le prétendre. Parce que vous savez… Je ne suis pas un lutin de pure souche moi… Eh oui ! Je suis également de sang korrigan par mon père, et ça forcément, ça ne plait pas à tout le monde ! Eh oui ! Les korrigans ont une très mauvaise réputation sur le dos… On les considère responsables de tous les maux qui se produisent autour d’eux ! Alors fatalement, j’en ai aussi été la victime !

— Quoi ? Vous avez encore le toupet de croire que vous n’êtes qu’un bouc émissaire dans toute cette confession dépourvue de pénitence ? s’offusqua Jean-Hardi.

— Ah ! Mais j’en suis assuré ! Toute cette mascarade était en réalité motivée par de la korriganophobie primaire ! Oui, oui, oui ! »

Le chevalier, excédé par tant de bêtises, retira soudainement son casque pour jouir de la brise rafraichissante sur sa peau brûlante tout en prenant soin de se désintéresser de ce triste spectacle ; prendre du recul lui permettait de ne pas piétiner cette risible créature sur le champ. De son côté, Yvres semblait en plein tourment psychologique au vu de l’expression inquiétante qu’il affichait.

« Dites-moi Hutin… La piteuse respectabilité des korrigans, est-elle justifiée ? » se renseigna l’enchanteur bien avare de paroles jusqu’ici.

Le lutin haussa négligemment des épaules.

« Aucune idée. Mais enfin, qu’est-ce que vous insinuer là ?

— Je ne sais pas.

— Ne me prenez pas pour une bille ! Vous êtes en train d’avancer à demi-mot que les korrigans sont sûrement responsables de quelques manières que ce soit de leurs persécutions !

— Qui sait ?

— Quelle idée ! Il faudrait qu’ils se remettent en question maintenant ? Non, mais quelle idée ! C’est plutôt aux autres de revoir leurs préjugés nauséabonds, oui ! » se borna l’être des bois.

 

Le bord de mer s’avérait encore plus sinistre qu’ils le craignaient ; si chacun n’ignorait pas la présence des multiples vestiges de navires disloqués, ils n’avaient en revanche pas pensé aux nombreux cadavres qui gisaient également sur la plage. Se couvrant le visage pour se protéger de la puanteur épouvantable de l’endroit, c’est au prix de grands efforts que les compagnons se retinrent de régurgiter leur repas du midi. Ils prirent également soin de ne pas s’attarder trop longuement sur leurs sandales malgré le manque de visibilité à travers la brume, car les innombrables crânes et autres ossements humains se confondaient avec les galets, accentuant ainsi leur mal-être déjà bien avancé. Parfois, entre quelques épaves gisaient encore des corps pratiquement intacts dont quelques attroupements d’albatros se disputaient la chair dans un spectacle des plus morbides, mêlant battements d’ailes et cris funèbres. S’efforçant de détourner leur regard, ils poursuivirent leur marche éprouvante que renforçait impitoyablement le froid ambiant. L’esprit également engourdit au fur et à mesure, il leur fut impossible de déterminer la réalité ou non de ce qui se jouait ensuite autour d’eux ; de grandes silhouettes aux allures spectrales et inquiétantes se dessinaient dans le brouillas, tendant leurs bras décharnés dans leur direction avec un doigt accusateur. Nonobstant l’angoisse générée par ce qu’ils se juraient être des hallucinations de l’esprit, ils restèrent déterminés, conscients de tout ce que la réalisation de leur objectif leur apporterait en bienfaits. Ouvrant la voie, Hutin perché sur son lagomorphe semblait le moins affecté par ces visions cauchemardesques et s’évertuait à diriger instinctivement ses compagnons vers les montagnes. Au bout d’une longue traversée sans trouver quoi que ce fût de probant sur l’éventuelle cachette du faquin, ils sombrèrent dans le désespoir qu’invitaient les sinistres fantômes de la côte. L’envie de renoncer se faisait de plus en plus insistante, autant par la vanité de leur recherche que le caractère macabre des lieux dont semblaient provenir quelquefois d’affreuses lamentations portées par un vent glacial. Le premier résigné, Géhonte proposa de retourner à Sagemine mais la capitulation n’étant pas dans les gênes du paladin, ce dernier les exhorta à continuer. Le soir venu, comme ils avaient parcouru l’ensemble du rivage, ils atteignirent la paroi rocheuse du Mont-Zircon. Là, l’irritation gagna le pas sur la lassitude et une violente dispute éclata dans l’escouade, chacun accablant l’autre de l’insuccès de la mission. Pour ne rien arranger au mécontentement général, Géhonte échouait lamentablement à ranimer la torche de l’Emphatique, si bien que ce dernier, le congédiant, préféra s’en tenir à sa méthode traditionnelle. Tandis que le groupe s’impatientait dans la nuit, Jean-Hardi sortit de l’amadou de sa musette, un silex et un briquet d’acier ; il leur fallut encore patienter quelques minutes avant que le chevalier parvienne à enflammer son flambeau.

« Heureusement que nous avons un paladin avec nous ! » observa le lutin.

Alavare lui-même fut bien obligé de le reconnaitre aussi (quoiqu’à contrecœur) malgré sa réticence de départ sur la question.

« Quelle calamité en revanche d’avoir un aussi piètre magicien parmi nous ! » souleva l’enchanteur pour faire culpabiliser son collègue, ce qu’il réussit brillamment.

La situation demeurant figée et au vu de la fatigue qui commençait à tous les gagner, la question du retour se reposa implacablement. Alors qu’ils débattaient non sans virulence sur la stratégie à suivre, la vigilance d’Yvette – toujours en pointe – crut remarquer du mouvement dans les ténèbres que ne relevait pas l’éclairage de Jean-Hardi. Se rappelant les hallucinations qu’engendrait l’environnement, elle n’en fit toutefois que peu de cas. Le débat persistait sans prise de décision concrète lorsque la crevette s’alarma derechef. Cette fois, elle distinguait des craquements lugubres, lesquelles se rapprochaient de leur position avec d’autant plus de sonorité. La monture de Hutin semblait l’avoir décelé également au vu de son comportement alerte, figée telle une statue et les oreilles dressées. Soudain, le lièvre exécuta un demi-tour et se volatilisa si vite que son cavalier n’ayant pas le temps de le maitriser, ni même de l’agripper, fut éjecté comme un malpropre dans les galets.

« Qu’est-ce que… Bon sang ! Reviens ici, nom d’une barbe frisée ! » pesta le lutin qui se remettait de sa chute douloureuse.

Mais il ne revint pas, et entre temps, l’abominable figure d’un monstre ailé aux allures serpentines s’imposa devant eux.

« ATTENTION !!! » hurla Yvette en panique.

Avant que quiconque puisse réagir, la vouivre étira son long cou et planta les crocs de sa mâchoire dans les pectoraux du chevalier. L’attaque perça l’armure, mais cette dernière ralentit la progression de la bête qui ne toucha finalement que partiellement la chair de sa proie. La sensation de brûlure que causait l’écorchure, couplée à la compression de son équipement arracha un grognement au paladin qui tenta vainement de se débattre. À la rescousse, la crevette projeta une illusion d’elle-même qu’elle envoya s’exploser sur la tête triangulaire de la créature ; l’opération endommagea l’acuité visuelle du monstre qui lâcha sa prise sous l’effet de la douleur. Ce court répit permit à Jean-Hardi de sortir péniblement son épée du fourreau tandis que le druide, maintenant muni de la torche, entreprenait d’éloigner la bête visiblement peu accommodé par les flammes.

« Yvres ! Vous ne pouvez tout simplement pas demander à cette créature de retourner dans son terrier et de nous laisser en paix ?! vociféra Alavare.

— Vous voulez rire ? Je ne dialogue pas avec… ça !

— Et pourquoi pas ? Quel est le problème ? Cessez donc votre snobisme ! Vous n’allez tout de même pas deviser avec des morues et des abeilles toute votre vie !

— Ce n’est pas que je ne veux pas, mais je ne peux pas !

— Quoi ? Nom d’une barbe fleurie ! J’avais raison de penser que les gens de votre classe ne servent à rien ! se hérissa l’enchanteur.

— Yaaaaaaaaaaaa !!! » rugit subitement Hutin alors qu’il chargeait sa cible, ses petits poings prêts à frapper.

L’inconscient reçut un violent coup de queue en guise de remerciement pour sa témérité, voltigea au-dessus de la tête des mages puis finit sa course dans les décombres d’un navire situé non loin. L’attention détournée du monstre permit à l’Emphatique d’abattre sa lame, mais la créature ayant dévié de sa trajectoire, l’espadon se coinça dans le roc de la falaise. Exaspéré par ce trop-plein d’incompétence, Alavare libéra l’arme par l’un de ses sortilèges pendant que le chevalier s’acharnait désespérément à le faire de lui-même. Sous la surprise, Jean-Hardi tomba à la renverse. Un peu sonné et cloué au sol par le poids excessif de son harnachement, il dut compter sur l’aide de l’enchanteur pour se remettre sur pieds. La vouivre étant encore affairée contre le druide, Hutin revenu de sa cuisante expédition aérienne, proposa ingénument :

« Eh ! Alavare ! Ne pourriez-vous pas rôtir purement et simplement ce bestiau avec le flambeau ?

— Je suis enchanteur, pas magicien ! riposta l’autre d’un ton cinglant.

— Eh ben ? Qu’est-ce que ça change ?

— Ça change môssieur, que je n’exerce pas le type de magie que vous demandez !

— Hein ? Mais pourquoi ?

— Bon, merde, là ! » se récria le mage, estimant plus opportun d’agir que de discourir.

Sans perdre plus de temps, il articula un charme complexe sur l’attirail de l’Emphatique, lequel se sentit soudain plus léger. Conscient qu’il n’avait rien à espérer du côté de Géhonte, le lutin qui ne démordait pas de son plan, interpella le druide toujours en pleine action :

« Eh ! Balancez-lui donc une bouteille de votre alcool et carbonisez cette vipère !

— Ah non ! C’est bien trop précieux… pour être… aussi vilement… gaspillé ! » parvint à lui répondre Yvres en plein effort.

Hutin n’eut pas le loisir de le sermonner, car déjà, Jean-Hardi s’élançait virilement dans un cri de guerre époustouflant. La créature se tourna alors vers lui, siffla d’un air menaçant, paré pour une contre-attaque. Le druide n’eut même pas la conscience d’esprit de profiter de cette ouverture, tant la scène qui se produisait devant lui le subjuguait au-delà de toute description. Dans son élan, le chevalier prit appui sur un monticule de roche, s’élança dans les airs pour se donner suffisamment de hauteur, puis décapita le monstre avant que ce dernier ne referme sa gueule fétide sur son bras gauche. La résolution du problème fut d’une telle rapidité que les protagonistes se turent pendant un instant.

« Heureusement que nous avons un paladin avec nous ! » releva une seconde fois le lutin, brisant le premier la minute de silence.

Chacun acquiesça spontanément à cette réplique, et tandis qu’ils se remettaient de leur combat glorieux, Yvres enquêtait sur la provenance de la bête, sachant d’après ses connaissances qu’elle devait nécessairement posséder un refuge dans les parages. Il le trouva effectivement non loin grâce à l’odeur pestilentielle que dégageait une large ouverture parfaitement sculptée et découpée dans le flanc du massif montagneux.

« Une vouivre garde toujours un gros trésor ! En inspectant cette grotte, nous aurons au moins de quoi dédommager nos peines ! » avança Yvres, euphorique de pouvoir partager son savoir et un peu de réconfort à ses camarades qui l’avaient rejoint.

Cette information raviva immédiatement la motivation d’Alavare qui, après avoir subtilisé la torche du druide, s’engouffra dans la caverne avant tout les autres. Même s’ils ne parvenaient pas à réaliser leur but premier, ils auraient au moins la satisfaction de partir avec un joli tas d’or dont l’enchanteur se promit de prendre la plus grosse part. Il semblait cependant que ces richesses étaient profondément enfuies, car le passage s’enfonçait invariablement dans les entrailles de la Terre. Cette constatation ne les étonnèrent que peu puisque l’architecture particulièrement travaillée permettait de supposer une ancienne installation erduiltle, et si pactole il y avait, nul doute qu’une longue promenade souterraine allait s’imposer. À mesure de leur progression, une douce chaleur remplaçait l’humidité fraiche et désagréable de la surface dont le groupe se revigora, heureux à l’idée de pouvoir en prime passer une nuit dans cet abri de fortune plutôt que de regagner la cité en état d’épuisement ou pire, s’assoupir sur cette plage maudite. La descente paraissait interminable si bien que n’en voyant pas le bout, ils décidèrent finalement de se reposer dans le tunnel et de supporter les joies d’un sommeil détestable qui leur valut d’être pliés en quatre le lendemain. Après un repas plus que sommaire constitué de quelques biscuits pour les mages, de champignons pour le lutin, d’une pomme pour le chevalier, et de rien pour la crevette, ils constatèrent avec dépit que la torche était désormais inutilisable. Par chance, ils ne se retrouvèrent pas longtemps dans le noir ; la magie d’Alavare, ayant encore rempli son office, enchanta une nouvelle fois l’équipement de Jean-Hardi qui irradia conséquemment l’endroit d’une douce lumière blanche. Par ce stratagème, ils purent poursuivre leur route sans encombre jusqu’à déboucher enfin sur un vaste hall nu de tout ameublement, mais d’une propreté impeccable (ce qui ne manqua pas d’en intriguer quelques-uns). Réjouis de constater un changement de décor plus qu’attendu, ils s’engagèrent avidement dans les salles suivantes où trônaient quelques chandeliers sur du mobilier agencé de manière désordonnée. Que les bougies soient allumées ne laissait dorénavant planer aucun doute sur l’occupation de cette partie du mont ; les nains n’avaient donc vraisemblablement pas déserté. Les pièces étant désormais éclairées, Alavare rompit le sort affectant l’armure du chevalier, mais ne songea pas à lui faire profiter une nouvelle fois de son sortilège d’allégement qu’avait interrompu la mise en place du dernier.

Leur persévérance les emmena ensuite dans ce qui semblait être une vaste archive ; la pièce comprenait de nombreuses étagères poussiéreuses sur lesquelles s’entassaient des piles de documents jusqu’à hauteur du plafond. L’évidence s’imposant immédiatement à lui, l’enchanteur fut saumâtre de réaliser que l’illustre pactole ne se constituait pas d’argents et de pierreries mais visiblement de savoir et autres récits. Ils constatèrent après examen que l’ensemble se structurait par ordre alphabétique selon les noms gravés sur chaque reliure ; indications qui décuplèrent notamment leur intérêt pour ce qui se présentait à leurs yeux. C’est là que, découvrant qu’il était référencé parmi les volumes, Géhonte se saisit de son dossier et en inspecta le contenu. Cette simple curiosité permit de conclure qu’ils se situaient en réalité dans l’antre du vaurien au vu des renseignements répertoriés dans cet amoncellement de papiers. Au même moment, la crevette lisait les secrets de son protecteur sans être inquiétée, mais lorsqu’Yvres se pencha à son tour au-dessus de l’épaule de son confrère, le magicien referma immédiatement l’ouvrage et le dissimula jalousement sous son bras. De toute évidence, il avait encore des choses à dissimuler et il souhaitait conserver le peu de réputation qui lui restait. Le druide haussa machinalement des épaules, légèrement déçu par le manque de confiance de son ami, puis s’en alla vagabonder dans les différents rayons, où il finit par tomber sur le registre d’Alavare. Son apparition dans les étalages aiguisa d’autant plus son intérêt que le concerné avait échappé à la vague de dépréciation. Alors qu’il portait une main avide sur cette précieuse mine d’informations, ses iris bruns pétillants d’un bonheur à venir, l’enchanteur apparu dans la rangée à l’improviste et le bouscula farouchement de sorte qu’il chuta abruptement au sol. Alavare, tremblant de fureur et de crainte non seulement sur ce que pouvait receler son dossier, mais plus encore à l’idée que quelqu’un puisse en faire la lecture, marmonnait à présent des sortilèges de protection autour du livre.

L’algarade aurait pu s’envenimer si Géhonte ne les avait pas rejoints pour les inciter à poursuivre leur route et profiter de leur bonne fortune pour débusquer le vilain. S’ils retrouvèrent sans peine Jean-Hardi resté à l’entrée de la salle (ses hauts principes l’interdisaient de fouiner dans la vie d’autrui), Hutin fut quant à lui bien plus dur à localiser en raison de sa petite taille. Lorsqu’au bout du compte ils mirent la main dessus, ils le trouvèrent en pleine consultation des potins de son suzerain. Visiblement outré par ce qu’il déchiffrait, il exprimait son indignation de vive voix à chaque nouvelle trouvaille par des jurons multiples d’une telle grossièreté que je ne me hasarderais pas à les retranscrire ici. Indécollable du recueil royal, le groupe dut employer la force et subir des petits coups de poing colériques pour l’arracher de sa contemplation et poursuivre ainsi leur chemin à travers les galeries. Soucieux de conserver un minimum de discrétion pour prendre le faquin par surprise, ils avancèrent à pas de loup, traversèrent plusieurs locaux d’études où s’entassaient divers bibelots étranges, empruntèrent encore plusieurs corridors puis se stoppèrent à la vue d’une porte de bois entrebâillée par laquelle s’élevait une discussion accompagnée de bruits de vaisselle.

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