Partie III

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Pour ne pas éveiller l’attention, Yvette choisit de partir en éclaireur en se faufilant discrètement par l’ouverture en compagnie de Hutin rendu invisible pour l’occasion, tandis que les grandes-gens restaient patiemment en arrière en attendant le verdict. De leurs yeux ébahit, les deux personnages infiltrés découvrirent d’abord l’excellent confort qu’inspirait ce salon fort bien aménagé que l’entrée de la grotte n’avait en rien laissé présager. Là, dans le fond de la pièce, autour d’un bon feu de cheminée, se prélassaient deux individus dans d’imposants fauteuils moelleux. L’étonnement frappa les petits espions en réalisant que l’un d’eux avait tout de la prestance d’un chevalier ; il semblait peu concevable qu’un tel homme puisse tremper dans des affaires aussi squalides. L’observé se révélait toutefois dissemblable de l’Emphatique sur quelques points notables : son armure noire comme l’ébène paraissait manifestement plus légère – donc plus supportable à son porteur –, et son élégant maintien supposait une personne raffinée et habile en discours malgré les nombreuses entailles et autres impacts dont son équipement était pourvu. En outre, l’inconnu exhibait une apparence d’une beauté inversement proportionnelle à la laideur de Jean-Hardi ; sa longue chevelure sombre et ondulée qui lui tombait sur les épaules, ses yeux gris pleins d’intelligence, ses traits harmonieux que n’altérait qu’une courte cicatrice sur la pommette gauche, sa masse corporelle parfaitement équilibrée à sa haute stature… tout cela lui donnait incontestablement un charme et un élan de sympathie instantané que l’on ne retrouvait pas chez le paladin. Quant à son interlocuteur…

« UN TROLL !!! »

Trop interloqué par cette découverte, Hutin n’avait pas su contenir ses émotions. Heureusement pour lui, son invisibilité le rendait pratiquement indétectable, mais la crevette dut s’empresser de trouver refuge sous une chaise pour se dérober à la vue de la créature ; laquelle reposa hâtivement sa tasse de thé sur une table basse avant de se lever d’un bond à la recherche du fâcheux. Dans une expression des plus mauvaises, il scruta minutieusement la salle, vivement agacé que l’on puisse avoir l’irrévérence de le déranger durant son goûter. À découvert, le lutin eut tout le loisir d’admirer sa disgracieuse physionomie rendue totalement disproportionnée par des bras trop longs, des jambes trop courtes, des oreilles minuscules, un énorme nez crochu et une surcharge pondérale que laissait entrevoir ses vêtements à demi déchiquetés. Pour ne rien arranger, d’innombrables verrues parcouraient sa peau d’un vert olivâtre dont l’abondante pilosité rousse pouvait achever de dégoût n’importe quel voyeur.

« Qui est là ? » s’écria le sombre guerrier, qui, dans sa volonté d’assister son compère, saisit gracieusement sa grande épée à lame flamberge.

 En dépit de sa propension à relever des défis plus gros que lui, Hutin jugea préférable de se mettre à l’abri en dessous d’une commode plutôt que de finir écrasé sous les talons des deux énergumènes (le précédent combat avec le serpent l’avait quelque peu assagit sur ce point). De son côté, Yvette commençait à paniquer en apercevant l’odieux troll se rapprocher de sa cachette. Lorsque son œil fielleux se pencha sous son meuble, elle adopta la position de la morte, espérant ainsi se sauver d’un trépas véritable ; mais contrairement à ses attentes, la créature la saisit entre ses gros doigts pour l’inspecter de plus près, intriguée qu’elle était par la présence d’une si petite chose aussi vivement colorée dans ses appartements.

« Qu’est-ce que c’est ? » questionna son acolyte toujours sur la défensive.

La réponse n’eut pas le loisir de sortir de la large bouche baveuse du disgracié, car soudainement, l’Emphatique déboula sur les lieux, espadon au clair.

« Ah ! Je savais bien que cette élocution m’était familière ! » assena-t-il à la surprise générale.

Le troll lâcha alors sa prise, entrainant une tombée vertigineuse d’Yvette qui percuta le sol dans un « poc ! » résonnant accompagné d’un « aïe ! » en réflexe à la douleur occasionnée. Le chevalier noir quant à lui, se contenta d’un haussement de sourcils, signe évident d’une certaine condescendance à l’égard de l’intrus ; manifestement, de son point de vue, une telle menace serait rapidement terrassée. Son expression se montra toutefois moins assurée lorsque le reste de la bande fit irruption peu de temps après derrière Jean-Hardi.

« Nom d’une barbe poisseuse ! Que signifie cette violation ? tempêta le troll de sa voix râpeuse.

— En garde Escobar le Sophistique ! apostropha le paladin à son semblable.

— Allons ! Tu ne penses pas sérieusement ! rétorqua le dénommé Escobar.

— Et comment ! Il n’est finalement pas si étonnant de te trouver en un tel emplacement ! Ainsi, tu participes activement à ruiner la vie d’autrui en divulguant de honteux arguments ! »

Le Sophistique éclata de rire devant l’accusation et c’est son fauteur qui reprit en définitive la conversation.

« Ah ! Vous venez donc vous plaindre du caractère impitoyable de mon travail. Il est vrai que je ne m’embarrasse pas de vaines considérations lorsqu’il s’agit de dénoncer les incapables dont vous êtes. Mais rassurez-vous, les escrocs sont également sur le calendrier et leur discrédit ne va pas tarder à frapper. Le bon peuple a le droit de savoir qui est son voisin et encore mieux, qui le dirige. Mon activité est un authentique bienfait pour toute société.

— Quoi ? Vous plaisantez ? s’offusqua Alavare.

— Je suis on ne peut plus sérieux.

— Et vous êtes donc celui qui signe « Le Barbeux » ? s’informa le druide.

— Absolument ! Je suis Pétroncle le Barbeux, de mon nom complet »

Les mages se turent un moment, avisèrent le physique du troll et conclurent chacun qu’il était parfaitement fabuleux qu’un tel être puisse se faufiler dans Sagemine sans être vu. La remarque s’appliquait d’ailleurs également à son complice en présence qui ne paraissait pas plus maître en discrétion.

« Comment avez-vous pu glisser toutes ces informations sans être pris ? questionna l’enchanteur suspicieux.

— Ah ! Ça, c’est mon petit secret… » s’amusa Pétroncle, un sourire malicieux accroché au visage.

« Bon ! Et votre copain, là ?

— Il n’est ici que depuis peu. Je l’ai récupéré sur le Rivage des Naufragés. Son navire s’y est fracassé il y a deux semaines et comme j’ai bon cœur, je l’ai extirpé des décombres et conduit dans mon antre pour qu’il se rétablisse convenablement… On ne peut pas en dire autant de vous ! Méprisables égoïstes indolents et poltrons ! Chaque année vous laissez périr des milliers d’âmes sur cette grève pendant que vous sirotez des cocktails crapoteux sur vos terrasses ! Honte sur vous ! » déclara le troll encouragé par les hochements de tête affirmatifs d’Escobar.

Ses propos scandalisèrent les mages qui le couvrirent abondamment d’insultes, mais le Barbeux ne s’en montra nullement affecté. La placidité dont il faisait preuve sans défaillir convainquit ses détracteurs de cesser leur démarche oiseuse pour se recentrer sur le démêlé.

« Mais dites-moi, par quel prodige êtes-vous parvenu à passer la vouivre sans basculer à l’état de simple souvenir cocasse ? Vous me surprenez ! Enfin, j’imagine que vous avez simplement attendu qu’elle libère le passage pour aller se repaître des cadavres de la côte…

— Absolument pas ! Nous lui avons fait rendre gorge comme il se doit ! rétorqua Alavare.

— Quoi ? Vous plaisantez ? » s’indigna le troll dans un cri strident mi-surpris, mi-horrifié.

« Nous sommes on ne peut plus sérieux ! » insista lourdement son interlocuteur avec un élan de sadisme vengeur.

« Goules innommables ! Je ne sais pas comment une bande d’éclopées comme vous peut triompher d’un tel adversaire mais votre crapuleuse effronterie m’a fait perdre mon gardien et animal de compagnie ! Votre vilenie n’a d’égal que le poids de votre honte, quoique je ne me sois pas encore occupé de votre cas, l’enchanteur !

— Votre animal de compagnie ? Quelle est cette arlequinade encore ? Vous l’a flattiez régulièrement avec du sucre et des câlineries ?

— Taisez-vous, imbécile ! J’ai mis un temps considérable pour l’apprivoiser ! Vous venez de réduire tout mon travail à néant avec votre ambition déplacée !

— Oh ! Toutes mes condoléances…

— Hypocrite ! Je vais t’administrer un tel scandale aux fesses que tu seras contraint de t’exiler de Barbegarde si tu ne veux pas terminer dans une geôle erduiltle !

— Il suffit ! Vous propagez d’affreux mensonges ! Vous ne valez pas mieux que de l’axonge ! » coupa l’Emphatique, recadrant ainsi l’attention sur lui.

Délaissant le mage au profit du paladin, le Barbeux adopta une attitude plus conciliante :

« Je suis contrit de vous annoncer, messire, que toutes mes communications sont ce qu’il y a de plus vérace. Elles proviennent de sources indiscutables.

— Non ! Je refuse de vous croire !

— Je vous assure que si !

— Non !

— Si !

— Non !

— Hum… Si je puis me permettre, Pétroncle, il me semble que le déni de se bon Jean-Hardi se justifie par son amour indicible de Majolie dont tu as dénoncé le comportement peu conventionnel il y a peu », avança le Sophistique d’un air taquin.

« Je vais te fendre en deux pour oser te comporter comme un gueux ! » se défendit l’offensé avant de se jeter sur son provocateur.

Plus agile et plus rapide, ce dernier esquiva le coup sans grande difficulté, puis assena la garde de son épée sur le casque de son assaillant. Étourdi, l’Emphatique s’effondra lamentablement dans le fauteuil qu’occupait précédemment son adversaire. Sans rancune, Escobar lui retira délicatement le bacinet, tapota amicalement son épaule et lui murmura quelques paroles de réconfort auxquelles les autres personnages ne portèrent aucune importance, car le lutin, redevenu visible, réveilla ses camarades distraits par cette brève scène d’action : le Barbeux prenait discrètement la fuite.

« Ne le laissez pas s’échapper ! » hurla alors l’enchanteur à l’adresse de ses confrères.

Tout s’enchaîna très vite ; Hutin fut le premier à s’élancer, suivit de près par Yvres et Alavare pendant que Pétroncle s’éclipsait vélocement par un couloir dérobé. Dans sa précipitation, Géhonte buta sur un siège ; s’étala par terre de tout son long ; se releva ; puis entendit tout à coup un craquement sinistre émanant de sa chaussure droite sous laquelle il sentit un corps mou. Intrigué, il en oublia sa mission première pour se pencher sur la victime de sa négligence et l’épouvante le prit lorsqu’il s’aperçut qu’il s’agissait de la crevette. Bouleverser, il chercha le druide du regard dans un élan d’espoir, mais réalisant que ce dernier avait déjà quitté la salle, il se répandit en sanglots tapageurs, tandis que son amie poussait des complaintes agonisantes dans le creux de sa main. Au même moment, se déroulait dans les galeries une course poursuite des plus burlesques ; Pétroncle, en tête, lançait des boules puantes et divers produits fumeux sur ses poursuivants, escomptant maintenir une distance suffisante pour rester hors de portée. Malgré les difficultés qu’ils éprouvèrent, ses affronteurs maintinrent le cap et parvinrent à mettre en échec la galopade du troll grâce encore aux aptitudes de l’enchanteur. À l’aide d’un sortilège bien placé, il anima une nappe disposée négligemment dans une des pièces voisines et l’envoya directement s’enrouler autour du fugueur. Le Barbeux, immobilisé par cette action, perdit le contrôle de sa trajectoire et percuta rudement le mur d’en face. Tout ébaubi d’avoir pu se faire prendre aussi facilement, le troll n’opposa aucune résistance supplémentaire lorsque les mages mirent enfin la main sur lui. Décidant de rassembler tout le monde, ils firent ensuite demi-tour pour retrouver les autres et envisager une conduite conforme à la volonté générale.

« Et puis tu sais… Quelque part, le fait que Majolie soit l’amante de plusieurs hommes démontre qu’il s’agit d’une femme particulièrement généreuse qui dispense son amour à plus d’une personne contrairement à la monogame qui se cantonne dans un attachement exclusif. Au bout du compte, on peut dire qu’un couple non polygamique est foncièrement égoïste, car il se replie sur lui-même et refuse toute autre tendresse équivalente à leurs semblables. Donc, si nous allons au fond des choses, sachant que le culte du moi est contraire aux principes de chevalerie élémentaire, nous pouvons observer en toute logique que le bon chevalier se doit d’être libertin sous peine de violer sa déontologie. Ce constat établit, et partant de cette évidence qui veut que le chevalier soit tenu comme un exemple à suivre, nous pouvons conclure que ta chère Majolie procède de la vertu », argumentait sereinement le Sophistique à son collègue déprimé tandis qu’Yvres et sa suite entraient à nouveau dans le salon.

Impressionné par une telle dialectique, Alavare s’empressa de lui faire savoir :

« Vous me plaisez bien, messire Escobar…

— C’est-à-dire ? » interrogea le raisonneur légèrement inquiet d’une telle déclaration.

« Intellectuellement, je vous aime beaucoup ! précisa le mage.

— Ah ! Bon sang ! Vous avez bien failli me causer une frayeur ! »

Seul Jean-Hardi comprit l’allusion, mais il était bien trop las pour la partager.

« Vous devez être un type bien ! » flatta le Sophistique à l’adresse de l’enchanteur avant de saisir ses effets et d’enfiler son armet en vue de son départ imminent.

« Attends ! Qu’est-ce que tu fais, là ? Tu ne comptes tout de même pas me laisser dans ce pétrin ? » s’inquiéta instantanément le troll auquel l’intention de son comparse n’avait pas échappé.

« J’en suis attristé, mais cela fait trop longtemps que je me prélasse ici. Je suis attendu ailleurs ; le devoir m’appelle.

— Quoi ? Ingrat patenté ! Après tout ce que j’ai fait pour toi !

— Tout de suite les grands mots ! Je t’ai déjà remercié durant mon séjour, l’aurais-tu donc oublié ?

— Ça ne compte pas, ça ! Ça ne compte pas ! Tu m’as donné quelques secrets, oui, mais c’est sans importance face à la position fâcheuse dans laquelle je me trouve. Libère-moi de là, si tu es vraiment reconnaissant !

— Mon bon ami, tu ne sais pas ce que tu demandes ! Je ne peux pas te soustraire à la justice sans enfreindre mes engagements…

— Qu’est-ce que tu m’inventes encore ? Pas d’entourloupe avec moi, mon garçon ! Ce ne sont pas des juges, mais une bande d’abrutis assoiffés de vengeance ! Sors-moi de là !

— Ouh la la ! Ne commence pas à jouer sur les mots. Il n’y a de distinction entre vengeance et justice que pour les sots qui veulent se rendre intéressants et se croire spirituels ! Non seulement, je ne vois aucune différence entre ces deux termes, mais je note en plus que ces messieurs sont dans leur bon droit en voulant vous administrer une correction pour l’indéniable tort que vous leur avez apporté. Sur ce, je vous laisse démêler tranquillement tout ça pendant que je regagne sagement ma patrie »

Joignant le geste à la parole, il quitta les lieux trop heureux de s’épargner toutes ces âneries. Personne ne l’en empêcha ; seul Pétroncle, furibond de se trouver ainsi abandonné, l’invectiva au loin tandis qu’il prenait la direction de la sortie :

« Salaud ! »

Pendant ce temps, Yvres avait entrepris de rafistoler la petite créature moribonde dans la paume du magicien affligé à l’aide de quelques bandages et potions spéciales qui trainaient au fond de son sac. Préoccupé pour sa survie, le colporteur se lança alors dans la négociation, allant jusqu’à suggérer un partenariat ou un désaveu total des déclarations précédentes à leur sujet, mais rien n’y fit. Même si les propositions étaient alléchantes, les mages restèrent sur leur position, car Jean-Hardi, à peine remis de son traumatisme émotionnel, les exhortait de ne pas céder à la tentation du malin et de le mener plutôt à Sagemine pour son jugement devant un tribunal compétent. Son conseil fut approuvé, mais lors de la question des archives, la collaboration bienheureuse n’était plus de mise. Fermement attaché à ses valeurs, l’Emphatique souhaitait détruire purement et simplement l’endroit contre l’avis de tous les autres bien décidé à conserver une telle richesse dont ils pourraient faire usage allègrement. Outré par le vice de ses compagnons, le paladin cessa rapidement les pourparlers et, sans la moindre pitié, fit naître un immense brasier purificateur au sein du repaire grâce aux nombreuses lampes à huile qu’il trouva à portée de sa colère. L’autodafé créa une véritable épidémie d’hystérie, si bien qu’il était absolument impossible de déterminer lequel enrageait le plus.

« Sinistre crétin !

— Votre éthique, vous pouvez vous la mettre où je pense !

— Chameau !

— Par ma barbe ! Qu’avez-vous fait ? La conscience et les scrupules sont pour les faibles !

— Toutes ces années de travail réduites en fumé ! Quel sacrilège ! »

Cette dissension entraîna une séparation brutale du groupe. Alors que les mages empruntèrent la route du retour, l’Emphatique partit de son côté sans plus d’égard pour ses anciens compagnons que le plus viral des mépris. On raconte d’ailleurs que suite à cette mauvaise expérience, le chevalier rentra fort mécontent chez lui ; et au mépris de la fausse capucinade dont l’avait gratifié le Sophistique, il répudia Majolie, laquelle le traita par la suite de réactionnaire fanatique. Selon les dernières rumeurs, il serait même passé du côté obscur, mais en l’absence de certitudes, restons prudent. Quant aux ensorceleurs qui espéraient déjà se voir attribuer la prestigieuse récompense en rapportant le responsable du désordre, ils furent piteusement refoulés. En effet, après qu’ils eurent placé la crevette dans un aquarium à l’eau bienfaisante dans les appartements de Géhonte, non seulement on les rabroua sévèrement pour leur escapade clandestine lorsqu’ils se présentèrent devant le Conseil des mages, mais on leur présenta un étrange petit bonhomme au physique particulièrement répulsif et pas plus grand qu’un lutin.

« Voilà. Nous vous présentons Furoncle le Renifleux ! » signifia l’archimage confortablement installé dans son siège.

Le Drastique ne présentait aucun signe extérieur susceptible de trahir son humeur du moment, quoique ses ministres le soupçonnaient de savourer ce magnifique instant où il s’apprêtait à empocher le gros lot. Pétroncle s’agita nerveusement entre les mains de ses gardiens tandis que Hutin – également fort mécontent à la vue du petit personnage – se hissa sur la large table du Conseil sans se soucier des règles de bonnes conduites afin de se faire bien voir de tous.

« Dites ! J’espère que vous n’avez pas l’intention d’assimiler cette demi-portion à ma communauté ! Sinon, j’annonce de suite la rupture des relations diplomatiques entre nous ! pesta-t-il violemment.

— Depuis quand êtes-vous le porte-parole de votre peuple, vous ? s’insurgea Yvres.

— Comment ça ? J’ai encore le droit de m’exprimer au nom des miens, non, mais ! Ce n’est pas comme si je me faisais l’ambassadeur des chatons-vampires de Plasmajoie !

— Vous ne représentez pas plus les Bois-luriens que les chatons-vampires de Plasmajoie ! Dois-je rappeler à votre bon souvenir que vous avez été proscrit par votre souverain ?

— Hein ? Mais quel est le rapport ? Je n’ai pas changé de race entre-temps que je sache !

— Nom d’une barbe écorchée ! Vous faites exprès de vous comporter en parfait abruti ou comment ça se passe dans votre cerveau fêlé ?

— Je vais vous…

— OH ! tonna le tempestaire Rafalador. Si vous souhaitez vous écharper, vous êtes cordialement invité à le faire DEHORS ! Il n’y a que des gens sérieux tolérés entre ces murs !

— Quoi ? Et vos oursons en peluche ? On en parle ? C’est sérieux peut-être ? » répliqua le druide, comblé de pouvoir administrer une raclée verbale à son pire ennemi.

« Misérable ivrogne ! Je vais vous… »

Le pugilat à trois n’eut toutefois pas l’occasion d’advenir, car avant même qu’ils soient l’un sur l’autre, ils se retrouvèrent suspendus et flottants dans les airs. Désormais dépourvu de toute maitrise en vertu d’un charme du nouveau ministre de la Cohésion sociale, le Drastique s’adressa à Géhonte et Alavare :

« Nous avons débusqué Furoncle dans l’enceinte de l’académie grâce à Sagacefol ! » déclara-t-il en désignant du doigt celui qui avait mis fin à l’altercation quelques secondes plus tôt. « Ses compétences magiques sont indéniables ; il a empiégé sans peine cette abomination après avoir déduit que les récents vols dans la réserve de potions d’invisibilité et de passe-muraille – dont on attribuait d’abord le méfait à quelques autres camarades peu scrupuleux – n’étaient autre que l’œuvre de ce petit aigrefin aux ambitions pernicieuses. En étudiant parfaitement les lieux de l’infraction, il s’avéra que le forban n’était pas aussi malin qu’il n’y paraissait. Enfin bref… Je vous passe les détails puisque de toute façon, ça n’a pas grande importance en ce qu’il vous concerne. Toujours est-il que nous avons jugé opportun de récompenser notre ingénieux Sagacefol en lui confiant l’ancien office de Mirage que nous avons unanimement décidé de congédier, mais là encore je vous passe les détails… Donc tout ceci pour dire que nous détenons le véritable coupable et qu’il a avoué ces crimes de lui-même en espérant sûrement s’attirer quelques indulgences »

Dans le rôle de la parfaite victime, Géhonte n’émit aucune contestation devant cette négation manifeste de leur prétention, mais c’était sans compter sur Alavare, qui, motiver par l’appât du gain, se récria aussitôt. Il exposa avec virulence toutes les péripéties qu’ils avaient traversées du début à la fin en s’enorgueillissant au passage du combat de la vouivre et exigea une prime honorable pour le travail effectué en capturant ce qui semblait finalement être le cerveau de l’opération quand le Renifleux n’en constituait que l’exécutant. Au mépris de l’argumentation de son collègue, Austère persista dans son refus de reconnaissance :

« Et quelle preuve avons-nous de ce que vous avancez ? Ce ne sont là que des paroles ! Ces fameuses archives dont vous parlez, où sont-elles ?

— Elles ont malheureusement été détruites par le chevalier errant de basse moralité qui nous accompagnait jusqu’alors », signala l’enchanteur tout en espérant que s’abattent tous les malheurs de la galaxie sur ce maximaliste irresponsable.

« Ah ! L’habile excuse !

— C’est la vérité ! Si vous en doutez – ce que je peux concevoir au vu de la nullité du restant de l’équipe qui s’est chargé de l’affaire – je suis prêt à me soumettre aux effets de la potion d’exactitude !

— Ah ! Ah ! Cette mixture est bien trop précieuse pour être dilapidée sur des guignols de votre acabit ! Et vous me faites suffisamment perdre mon temps comme ça pour que je vous accorde le privilège d’en disposer plus longuement ! 

— Attendez ! Vous ne pouvez pas nous renvoyer de la sorte !

— Ah oui ? Tenez… Pétroncle, entreteniez-vous des rapports complices avec cet énergumène dont la culpabilité dans la propagation des secrets est un fait avéré ? » questionna le Drastique en désignant Furoncle d’un doigt énergique.

« Non, répondit simplement l’intéressé.

— Et voilà. Inutile de s’appesantir davantage !

— Non, mais je rêve ! Il ment, c’est évident ! Hein ! Avoue que tu mens, canaille ! » ragea Alavare en secouant allégrement son captif.

« Bon, ça suffit. Vous commencez sérieusement à me courir sur le cuir de la barbe avec vos nigauderies ! » s’impatienta l’archimage sur un ton qui n’admettait aucune réplique.

L’entrevue s’arrêta là. On fit redescendre les trois comiques sur la terre ferme, puis l’archimage décréta sans autre forme de procès que Pétroncle et Furoncle seraient soumis à une peine d’emprisonnement. La décision étonna l’assemblée présente, mais personne n’osa émettre de commentaires si ce n’est le pauvre troll qui ne concevait pas une telle fin après sa dénégation précédente au sujet de sa connivence supposée avec la version plus réduite de lui-même. Inutile de dire que ses protestations furent totalement vaines et qu’aucun autre individu en présence n’eut la folie de contredire le Drastique, craignant d’éventuelles conséquences plus que fâcheuses. On renvoya Yvres, Géhonte et Alavare dans leur appartement respectif tandis que Hutin se voyait vivement recommander de rentrer chez lui. C’est d’ailleurs ce que fit le lutin, car il n’y avait manifestement plus rien pour le retenir dans les parages et il poursuivit tranquillement sa vie d’exilé et d’asocial dans un recoin de Bois-Luron sans plus se soucier des mages. Quant au Barbeux et au Renifleux, ils furent soigneusement escortés jusque dans les profondeurs de Mont-Zircon pour apprécié leur nouveau logis : de petites et miteuses cellules naines soigneusement gardées.

 « J’ai dû manquer un épisode… Vous ne venez pas de dire que la faute est uniquement imputable au Renifleux ? s’enquit Rafalador auprès du Drastique.

— Si.

— Alors pourquoi vous…

— Parce que les deux sont évidemment délinquants, mais que je ne peux qu’en reconnaitre un tout en me débarrassant des deux pour éviter à la fois que perdure cette mascarade et que je sois contraint de donner une prime à ces trois abrutis de confrères qui avantageusement pour nous, ne sont pas assez intelligent pour déceler le but de ma démarche.

— Ah ! Ingénieux… De toute façon, dans le pire des cas, s’ils avaient trouvé quelque chose à redire, on aurait pu s’en débarrasser de la même manière.

— Hum… Je ne vous savais pas si enclin au despotisme », nota placidement Austère dans un haussement de sourcil intéressé.

Certes, Yvres et Géhonte n’avaient pas saisi l’intention sous-jacente de leur supérieur ; cependant, Alavare n’était pas aussi dupe que l’imaginait l’archimage. D’ailleurs, l’enchanteur ruminait déjà un plan d’action pour lui rendre la réciproque ; plus que jamais, il déplorait la disparition des archives, mais il n’avait pas dit son dernier mot. C’est ainsi que quelques semaines plus tard, il rendit visite incognito à Pétroncle et son acolyte dans l’espérance d’obtenir quelques informations utiles.

« Tu dois être bien amer de te retrouver ainsi malgré tes dénégations devant le Conseil… La lâcheté ne rémunère pas, semble-t-il »

Le troll grogna de mécontentement, mais ne trouva rien à opposer devant cette évidence.

« Tu dois sans doute t’en réjouir, enchanteur ! Mais tu n’en as pas tiré le profit escompté ! nargua le Barbeux en retour.

— J’allais justement y venir.

— Ah ! Tu parais prêt à négocier un arrangement…

— À voir…

— Hum… Si tu fais en sorte de nous laisser partir, je te délivre les secrets de la voyante Engarde. J’ai encore tout en tête. C’était elle la prochaine. Alors, qu’est-ce que tu en dis ? »

Outre le fait qu’Alavare se voyait mal organiser un plan d’évasion, le personnage d’Engarde ne l’intéressait guère. La moue qu’il affichait détermina le troll à tenter une autre proposition.

« Ou sinon, fait simplement en sorte de libéré mon frérot !

— Hein ? Ton frère ?

— Oui, Furoncle est mon jumeau »

Le mage reconsidéra le petit individu juché sur l’épaule du grand, une expression de surprise dépeinte sur son visage.

« Comment est-ce possible ?

— Nous ne le savons pas. Normalement, les gémeaux sont inconcevables chez les trolls ! Il aurait déjà dû crever dans le ventre de notre mère ! Je ne te raconte pas la drôle de tête de notre père en nous voyant tous deux à la sortie ! Parce qu’en fait, chez les trolls…

— Bon, de toute façon, le problème n’est pas là ; des informations sur Engarde ne me seront d’aucune utilité » esquiva l’ensorceleur soucieux de s’épargner un cours de gynécologie trollesque tout en se demandant comment il avait pu se souvenir de l’expression de son géniteur à sa naissance.

« Ah ! Je vois. Sur Ôlit peut-être alors ? Ou sur Charmignon ?

— Sans intérêt.

— Sadouille ou Sagacefol dans ce cas ? »

Alavare exprima son insatisfaction par un soupir de lassitude qui incita Pétroncle à surenchérir. Les noms s’enchainèrent dans la bouche du troll, mais aucun ne parvenait à éveiller suffisamment sa curiosité. Bien que l’enchanteur aurait pu aisément désigner celui duquel il attendait des renseignements, il jugea cependant plus opportun de laisser deviner le Barbeux pour qu’il consente d’office à lui livrer les informations, car il n’ignorait pas que celles afférant à l’archimage devaient être hautement précieuses. Devant l’inflexibilité de son interlocuteur, Pétroncle commençait à désespérer de se voir conclure un arrangement avantageux. Il comprit assez rapidement et non sans aigreur qu’il lui fallait offrir quelques patronymes plus prestigieux, ce qu’il s’efforça de faire à contrecœur. Là encore, ses efforts furent oiseux et visiblement excédé par tant de tiédeur dans les propositions, le mage fit mine de s’éclipser dans le couloir. Tandis qu’il prenait nonchalamment le chemin de la sortie, le troll s’acharnait à nommer des personnalités diverses et variées du fond de sa cellule. Enfin, jouant sa carte collector en désespoir de cause, le Barbeux prononça de sa voix tonitruante :

« Austère le Drastique ! »

L’envoûteur stoppa incontinent sa progression comme s’il était lui-même victime d’un sortilège d’immobilisme. Tâchant de paraître le plus neutre du monde, il effaça le rictus malsain qu’avait exhibé son visage à l’annonce du nom ultime avant de retourner consulter le détenu. Ce dernier, ruisselant de joie, affichait un immense sourire calculateur qu’imitait parfaitement son minuscule frère maintenant perché sur le crâne du Barbeux.

« Bien ! Je suis tout ouïe… » notifia l’enchanteur.

 

 

FIN

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