Partie I

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Dans un monde paumé où la stupidité et l’incompétence se distribuent trois fois à la naissance, existait une merveilleuse petite contrée du nom de Barbegarde où coexistaient harmonieusement trois peuples forts différents, et dont le caractère ancestral datait de si loin qu’on en avait perdu trace dans les mémoires. Au cœur même de cette paisible région s’élevait Sagemine, demeure des mages ; l’éminente cité aux multiples tours, dont la plus haute se perdait dans les nuages. Ses murs d’argent étincelaient délicatement sous les rayons du soleil et ses toitures azurées s’altéraient selon l’humeur du ciel, conférant ainsi à la citadelle cette étrange impression d’être animée par une vie propre. De par son architecture particulière et son emplacement enclavé dans une vallée élancée, la ville offrait une vue panoramique exceptionnelle sur l’ensemble du domaine et bien au-delà de ses frontières. Du nord jusqu’à l’est, se dressaient fièrement Mont-Zircon, foyer souterrain et tortueux des erdluitles, une race naine craignant la lumière du jour et le tintement des cloches. Le talent de ces derniers s’exprimait essentiellement dans l’extraction et la taille de gemmes qu’ils employaient subséquemment dans la conception de joyaux. À l’achèvement de leur confection, ces précieux objets se voyaient ensuite transfigurer en artefact magique sous la férule des experts de Sagemine. Par-delà ces montagnes au chapeau de neige éternelle et scintillante, rugissait la Mer des Âmes, tumultueuse et menaçante, que l’on pouvait également admirer au sud par un accès plus direct. La fureur indomptable de ses vagues, conjuguée aux funestes évocations des navigateurs disparus – et autres chantefables sur divers monstres marins réels ou supposés –, contribuait davantage à considérer cet espace maritime comme un élément constitutif de la défense du territoire plutôt qu’une opportunité de voyage ou de commerce. Dénommée le Rivage des Naufragés, la plage de galets était aussi peu fréquentée, car les innombrables vestiges de navires noyés dans une épaisse brume indissoluble donnaient au lieu des allures fantomatiques et inquiétantes. À l’ouest s’étendait Bois-Luron, une vaste sylve surélevée empreinte d’une atmosphère folâtre, gîte des lutins facétieux, dont la lisière extérieure indiquait la limite du royaume. Ces êtres lilliputiens passaient le plus clair de leur temps en amusements tant variés que grotesques, affectionnant tout singulièrement les courses à dos de lapin et les plaisanteries de mauvais goût. S’ils ne produisaient rien de particulier contrairement aux erdluitles, les lutins usaient de leur magie afin de préserver la forêt d’éventuelles intrusions malveillantes et faisaient acte d’une vigilance supérieure quant à la bonne santé de l’environnement. Enfin, situé légèrement à l’est, en contrebas de Sagemine, dormait le lac Vivagain à l’onde cristalline, peuplement d’une grande collectivité de crustacés enchantés sciemment méprisé et sous-estimé par le cosmos.

La bonne intelligence qui régnait entre les trois principales communautés perdurait depuis des siècles grâce aux grandes œuvres de fraternité du plus puissant mage que la province ait connu, laquelle fut d’ailleurs baptisée Barbegarde en son bon souvenir. Celui-ci n’ayant curieusement jamais reparu de l’une de ses audacieuses expéditions auprès des lémuriens rutilants, il y a de cela maintes années, la fonction d’Archimage incombait désormais à Austère le Drastique, digne successeur en prestige et en éthique. Respectant les commandements de son prédécesseur à la lettre, il veilla tout particulièrement à l’observance scrupuleuse de la règle d’or disposant que : « Tout individu mâle résidant au sein du royaume est tenu de porter la barbe sous peine d’excommunication ». En application dans toute la région, elle fut un facteur de cohésion sociale évident pour les trois groupes qui l’honorèrent amoureusement, car il n’était pas ignoré que ces nations portaient déjà naturellement la barbe et l’arboraient avec superbe. Ce canon fut ainsi la raison primordiale de leur entente sacrée et nul ne remit en question cette communion jusqu’à tout récemment ; c’est-à-dire jusqu’à ce que certains évènements perturbèrent outrageusement l’ataraxie de Sagemine. Au vrai, il se trouvait qu’un sinistre roué se complaisait à propager diverses clabauderies sur ses habitants, allant du plus anodin au plus intime, mais toujours connus initialement du seul concerné. Au grand dam des victimes, leurs secrets – et parfois les plus inavouables – éclataient publiquement, occasionnant l’hilarité ou le blâme de ses congénères selon la nature de la révélation. C’est ainsi que naquirent les Pesteux de Sagemine ou plus communément nommés les Honteux de Barbegarde.

Très promptement, les mages mirent cette pantalonnade sur le compte de leurs voisins sylvestres eu égard à la malice de leur tempérament, mais l’Archimage s’interdisait toute dénonciation officielle en l’absence de preuve formelle. Son caractère protocolaire et sa moralité soutenue l’empêchaient d’émettre des allégations sur la base de simples présomptions, et ce d’autant plus qu’elles pourraient provoquer un incident diplomatique. En outre, Austère et ses proches se souciaient finalement assez peu de cet esclandre, attendu qu’ils n’avaient pas eu à en souffrir depuis le début de l’affaire. Pour tout dire, ils s’amusaient même beaucoup de la situation dans leurs conversations privées et ne se figuraient pas mettre un terme à leur plaisance de la semaine. Toutefois, si la plupart des confidences invitaient au rire par la bouffonnerie du fait énoncé, certaines divulguaient au grand jour la portée de l’impéritie d’un nombre appréciable d’ensorceleurs, ce qui ne constituait pas un facteur de ravissement pour le Drastique. Tenant à la bonne réputation de Sagemine, il saisit cette occasion pour exclure les incapables des postes à hautes responsabilités malgré les lamentations pathétiques des intéressés et les renia ouvertement en déclamant avec force que l’amateurisme et le népotisme n’avaient pas leur place au sein de l’académie. Dès lors, les médiocres durent s’occuper des corvées les plus infamantes et servirent de misérables laquais aux élites méritocratiques. Parmi eux, il en fut un que l’on considéra comme le récipiendaire de la honte intégrale ; de celle qui vous accompagne durant toute votre existence jusqu’à vaincre la mort elle-même pour s’inscrire définitivement au panthéon du ridicule. Cet élu ultime du déshonneur s’incarnait en la personne de Géhonte, le magicien dont le discrédit puisait sa source dans son inaptitude à réaliser congrûment le moindre sortilège. Désormais assujetti à l’expurgation des commodités, ses journées se résumaient en une longue série d’humiliations en tout genre qu’il s’évertuait d’endurer péniblement. En dépit de sa forte solidité mentale, Géhonte était parfois sujet à des crises de larmes devant la férocité des persiflages de ses confrères, quoiqu’il prenait grand soin à franchir le seuil de son bureau personnel avant de laisser libre cours à ses émotions. D’ailleurs, le bougre sanglotait bruyamment sa mauvaise fortune en cet instant même, son visage de vieillard enfoui dans ses mains grêles et le corps vautrer sur son secrétaire ; on venait encore de lui rappeler son triste statut de Pesteux Suprême au détour d’un portique. D’esprit spontanément jovial, son chagrin fut néanmoins de courte durée et il s’interrompit totalement lorsqu’il sentit deux petites antennes lui frôler un bras. Redressant la tête, le magicien avisa le décapode magique d’un bleu acidulé qui le scrutait de ses yeux noirs inexpressifs. Étant de nature extraordinaire, ces arthropodes avaient la capacité de survivre hors de l’eau pendant plusieurs jours, possédaient le don de parole, pouvaient faire des bonds de plusieurs mètres et détenaient la faculté de générer un leurre explosif. Soit dit en passant, c’est à cette dernière maitrise qu’ils devaient leur classification sous le nom de petite crevette atomique. Tandis que Géhonte se confirmait intérieurement ô combien, il était complexe de jauger l’état d’âme de ce type de créature, Yvette lui délivra ses pensées de vive voix :

« Allons ! Il ne faut pas se mettre dans une telle disposition pour si peu ! Leur parole ne vaut rien. Moi, je sais que tu es un héros, et c’est tout ce qui compte ! »

Comme de coutume, elle affichait un optimisme que rien ne justifiait au regard du mage. La vacuité de ses talents merveilleux n’excluait pas sa grande lucidité sur l’allusion de sa compagne et son constat à ce propos se présentait très clairement : ce qu’elle assimilait à de l’héroïsme n’était qu’une intervention anodine à l’échelle des thaumaturges. Du reste, venir à la rescousse d’un groupement de crustacé n’incitait pas spécialement au sérieux. Et pour cause ! Lorsqu’il avait narré cet épisode à ces deux seuls et fidèles camarades, leur réaction, d’abord circonspecte, s’était ensuite partagée entre atterrement et raillerie.

« Tu parles d’un prodige… », ironisa Géhonte en reprenant la terrible phrase dont l’avait gratifié son ami druide ce jour-là.

« Quoi ?

— Rien », rectifia précipitamment le magicien, se remémorant soudainement que l’incommensurable chauvinisme des occupants de Vivagain ne devait pas être pris à la légère.

C’est alors qu’un étrange grondement assimilable à un ricanement se fit entendre dans un coin de la pièce. Pointant leur attention sur l’origine de cette manifestation, ils découvrirent un macroure sardonique s’agitant de rire dans son aquarium exigu. L’humeur de l’ensorceleur ne s’en trouva que plus affecté par cette scène extravagante qui lui rappelait plus encore l’absurdité de sa situation. En effet, ce maléfique eucaride à chitine andrinople n’était autre que l’infâme Boulb, le homard therminator ; celui-là même qui tenta naguère d’instaurer un quota très limité d’écrevisses autorisées à occuper un poste au sein de l’administration du lac. Face à une telle discrimination, une bonne moitié des arthropodes s’était soulevée sous l’impulsion d’Yvette, au nom de la liberté et du vivre ensemble pour renverser ce tyran d’un autre âge. Ce nonobstant, la puissance de Boulb combinée à celle de ses zélateurs surclassait très nettement celle de leurs opposants, tant et si bien que l’insurrection aurait pu se solder par une parfaite déconfiture sans l’intervention inopinée de Géhonte. Misant davantage sur ses compétences en bricolage que son habileté surnaturelle, il était parvenu à capturer l’odieux décapode aux convictions méphitiques pour le transférer dans cet étroit bassin et lui ôter ainsi toute capacité de nuisance.

« Silence, vilain ! Tu n’es pas en position de te gausser de qui que ce soit et encore moins de ton implacable triomphateur ! » s’exclama la crevette.

Se ressaisissant immédiatement, Boulb adopta alors un ton bienfaisant qu’elle ne lui connaissait pas :

« Ma pauvre Yvette ! Je plains très sincèrement ta bêtise intellectuelle et ton incapacité à la percevoir. Tu es tellement patriote que tu as remis l’avenir de notre société entre les mains d’un étranger ! On peut difficilement faire plus contradictoire !

— N’importe quoi ! renchérit fougueusement l’intéressée. Géhonte s’est ingéré dans notre lutte pour défendre les valeurs de la République très démocratique des crustacés très constitutionnels !

— Sombre plancton de catégorie Z ! Quand tu comprendras que les écrevisses veulent dominer le monde, il sera trop tard ! » tempêta son interlocuteur sans transition.

L’échange s’acheva ici, car la porte d’entrée des appartements s’ouvrit tout à coup devant Yvres le druide, son visage empreint d’une réjouissance presque malsaine. S’abstenant de toute délicatesse, l’individu se rua vers son confrère et lui secoua rudement le bras pour l’inciter à le suivre.

« Viens vite ! dit-il. Un nouveau secret vient d’éclater ! Il parait que ça concerne Rafalador cette fois-ci ! Tu te rends compte ? Il ne faut surtout pas manquer ça ! »

Le prochain supplicié figurait parmi l’élite supérieure de Sagemine, soit la fine fleur qui murmurait directement à l’oreille du Drastique en vue de prodiguer quelques conseils pas toujours désintéressés, mais soigneusement écoutés. Particulièrement puissant et bel homme, il suscitait de vives jalousies chez ses collègues, sans parler des nombreuses médisances qu’engendrait sa conduite altière et condescendante. Cependant, le comble de leur irritation s’exerçait en présence de la gent féminine infiniment soucieuse d’affriander l’objet de leur adoration dans des attitudes grossières, dépourvu de la moindre finesse, allant même jusqu’à l’hystérie convulsive. Pourtant, s’il se flattait du nombre d’admiratrices qu’il pouvait cueillir selon son bon plaisir (ce dont il ne se privait pas par ailleurs), il témoignait un mépris ouvert à l’encontre de ce genre de frénésie collective et se laissait volontiers disserter en propos misogynes à toute occasion. En bref, le personnage éveillait la détestation populaire à chacune de ses apparitions, d’où l’absence de surprise de Géhonte lorsqu’il découvrit une foule plus allègre encore que d’ordinaire en arrivant sur le forum. Là, sur une petite tribune à l’équilibre douteux, un alchimiste attendait les retardataires et le retour d’un silence relatif avant d’effectuer la proclamation. Yvres se montrait plus fébrile que jamais, lorgnant avidement l’écriteau dans la main pendante de l’orateur. Cet évènement résonnait en lui comme le glas de la vengeance, car de tous les mages, il était sûrement le plus pétri de haine envers la future victime. Cette aversion irrépressible tirait son origine des conséquences qu’avait générées la délivrance de son addiction inavouée dans des circonstances identiques. L’archimage ayant effectivement estimé particulièrement inconvenant qu’un associé puisse s’abreuver continuellement d’alcool nain, son adjoint avait commandé la subtilisation des spiritueux pour les déverser dans le lac Vivagain sans autre forme de procès. Ce geste engendra dans le même temps une catastrophe écologique que je vous laisse imaginer à l’égard des crustacés, d’où le défaut de sympathie que pouvait également éprouver Yvette à l’endroit de cet ignoble personnage sortit tout droit des abysses de la monstruosité la plus crasse. Lorsque l’auditoire paru tout ouïe, l’annonciateur carillonna l’exclusivité de son panonceau :

« J’informe la populace que le ministre de l’Intérieur de Sagemine, en la personne du tempestaire Rafalador amoncèle ses détracteurs comme il collectionne ses ours en peluche pour se rassurer la nuit. Signé : Le Barbeux »

Quand chacun réalisa ce qu’impliquait une telle révélation, l’assistance s’époumona de rire. La réaction virulente du dindon de la farce ne se fit toutefois pas attendre ; le firmament s’enténébra subitement avant que ne s’abattît une pluie de grêles d’une ampleur titanesque comme on n’en eut jamais vu jusqu’ici dans cette partie du monde. La foudre s’invitant également dans ce bal diluvien, il n’y eut bientôt plus personne sur la place, si bien que les instances du pouvoir purent se dispenser d’ordonner la dispersion de l’attroupement par les forces de l’ordre. Malgré ce déchainement de violence climatique, c’est en pleine effervescence que les deux compères accompagnés de la crevette s’en retournèrent chez eux tandis que la psychose gagnait précipitamment les hautes sphères. Le fait qu’un membre de prestige soit maintenant aussi sujet à l’opprobre public les amenait à reconsidérer leur inertie première sur la question. En pleine réunion extraordinaire du Conseil, certains se montraient si agiter de crainte pour leur réputation qu’Austère eut bien du mal à concentrer l’attention sur lui et les directives qu’il entendait faire appliquer. Aucunement départi de son calme et de sa sévérité en dépit de l’incident, il soupesa ainsi l’actualité :

« Je pense que chacun s’accordera pour dire que la situation de Sagemine est désormais d’une particulière gravité. La plaisanterie a suffisamment duré… Il est plus que temps de trouver le coquin qui se cache derrière tout ça et mettre un terme à ses agissements malséants.

— Oui ! Sus à l’arsouille ! », s’emporta un collègue en quittant précipitamment son siège cossu qu’il renversa au passage dans un fracas assourdissant.

Le poing levé et la mine déterminée, son attitude guerrière suscita une réaction analogue de tous les autres. Le plénum aurait pu ainsi facilement passer pour l’une de ces réunions militaires donnant le blanc-seing à une nouvelle croisade anti-sorcier. Cet enthousiasme vindicatif fut toutefois chahuté par le goguenard Frondomir, lequel, animé d’une intention malveillante, interrogea Rafalador sur l’évènement du jour.

« Dites ! Est-il vrai que vous faites l’acquisition régulière de nounours ?

— Ne commencez pas à faire le jeu de cet affreux jojo colporteur, Frondomir. Vous valez mieux que ça ! », riposta immédiatement le Drastique dans sa volonté de prévenir une empoignade.

« Non, mais sans badiner…Vous en avez combien ? renchérit le trublion, faisant fi de l’avertissement.

— Persiste seulement dans tes questions niquedouilles et tu sauras par contre très vite de combien de trifouillées je vais t’honorer ! », gronda le tempestaire, les mains si vigoureusement crispées sur les accoudoirs de son fauteuil qu’elles blanchissaient à vue d’œil.

« Bon ! Cessez vos enfantillages indignes de votre statut vous deux ! Quant à vous autres, veuillez vous rassoir ! Un peu de tenu nom d’une barbe ! », protesta une seconde fois l’archimage en redoublant de rigidité dans son élocution.

Le comité s’inclina devant la semonce de leur président et la quiétude revint parmi les dignitaires.

« C’est mieux ! reprit-il plus posément. Donc… Maintenant que tout le monde semble attentif, il convient de déterminer de quelle manière nous allons appréhender le faquin.

— Oui ! Sus à l’arsouille ! » s’enflamma une seconde fois le même énergumène, mais le regard courroucé du Drastique mêlé à une vague d’irritation générale eurent tôt fait de le refroidir.

« Comme j’escomptais le formuler avant que Mirage m’interrompe pour la seconde fois : le triste sire que nous recherchons opère depuis Sagemine même puisque les nouvelles nous parviennent au moyen d’un avis consigné et déposé aléatoirement dans le bureau d’un mage de l’académie. Ces écrits ne peuvent avoir été directement téléportés depuis un autre endroit étant donné les sortilèges de bannissement de ce type de magie qui protège la Cité. Toutefois, cette évidence ne nous avance pas considérablement dès lors que le traîne-potence n’a jamais été pris en flagrant délit. En conséquence, nous ignorons à qui nous avons affaire et sans doute même à quoi, car je n’omets aucune possibilité : s’il est pensable qu’il s’agisse d’un camarade, il est également envisageable qu’une présence étrangère se trouve parmi nous…

— Ce sont les lutins qui sont derrière tout ça ! Je l’ai toujours dit ! Ces petits morveux ont la faculté de se rendre invisibles. La compétence idéale pour commettre ce genre de forfait, en somme ! avança Frondomir.

— Ne soyez pas ridicule ! J’ai déjà décrété que les accusations de cette nature étaient nulles et non avenues !

— Eh ! Mais attendez une minute ! Vous venez de nous signifier que vous n’excluez aucune éventualité !

— Aucune éventualité, oui… Sauf les lutins.

— Ah oui, forcément, c’est plus clair là…

— Hum… Vous avez terminé vos sarcasmes maintenant ?

— Je pense que ça ira pour le moment, oui. Mais si j’en ai d’autres à formuler, je vous en ferais part sans hésitation. Vous pouvez compter sur moi.

— J’aime autant mieux que vous gardiez définitivement le silence.

— Ah ! Vous ne savez pas ce que vous demandez ! »

En proie à l’exaspération, Austère leva les yeux au ciel au mépris de toute convenance ; Frondomir était un augure émérite, mais son cynisme exubérant et ses mauvaises manières le rendaient plus que souvent invivable. Il passait le plus clair de son temps à grommeler dans sa barbe, pestant invariablement contre l’inévitable décadence qui frapperait le domaine, tant et si bien que personne ne l’avait surpris en état de contentement jusqu’ici. De coudoiement peu engageant, on justifiait néanmoins sa bougonnerie par les visions malheureuses que lui inspirait son don empoisonné. Car si les devins constituaient la classe la plus respectée et admirée d’entre tous, il n’en demeurait pas moins qu’aucun autre mage n’aurait volontiers troqué leur fonction contre la leur si un génie en faisait la proposition.

« En ce qui concerne la démarche à suivre, j’invite à une battue générale de la forteresse jusqu’à ce qu’on ait débusqué le responsable. Les enchanteurs nous seront d’une grande aide sur ce point. J’exige la fermeture des grandes portes de la ville dès à présent ; personne n’entre et personne ne sort. Dans la mesure où le crépuscule est bientôt sur nous, les investigations s’amorceront seulement à partir de demain matin.

— Oui ! Sus à l’arsouille !

— Mirage, si vous intervenez encore une fois pour nous rebattre les oreilles de votre slogan stupide, je vous démets de votre fonction ! »

On le remit sans ménagement sur sa chaise tandis que l’augure paraissait lui proférer de vilaines menaces à voix basse, à en juger ses traits diaboliques qu’accompagnait le mouvement de ses lèvres. Après avoir planifié plus précisément les actions à mener, et constatant l’absence de questionnements supplémentaires, l’archimage, satisfait du bilan de cette réunion, leva la séance non sans ajouter préventivement :

« Il va sans dire que quiconque découvre le coupable et parvient à le piéger ne gardera pas cette crapule en secret à seule fin de satisfaire une vengeance personnelle ou s’en servir pour nuire à ses collègues… », déclara-t-il en portant un regard appuyé sur Rafalador et Frondomir, lesquels adoptèrent une expression innocente qui n’aurait pu tromper que des licornes arc-en-ciel. « En outre, sachez qu’une généreuse récompense financière et symbolique sera accordée à celui qui ramènera le malfrat en Conseil. Sur ce, vous pouvez disposer…

— Oui ! Sus à l’arsouille ! »

Avant même que l’archimage puisse prononcer la destitution du titre de l’importun, ce dernier s’écroula subitement au sol à la suite d’un violent coup porté à la mâchoire par son voisin de table.

« Navré, mais là, je n’en pouvais plus… Trop c’est trop ! »

Une fois la grande porte scellée, la Cité plongea dans un vif émoi à l’annonce de la traque prochaine du turlupin. Si certains voyaient cette sortie de léthargie d’un œil particulièrement ironique et critique à l’encontre du gouvernement, d’autres éprouvaient un profond soulagement et espéraient enfin que l’implacable épée de la justice fasse son œuvre. Pour les derniers, c’était là une occasion en or de s’enrichir et accéder à des postes prestigieux au vu de la prime communiquée sur le vaurien. C’était d’ailleurs cette motivation qui animait le cupide enchanteur Alavare à mener ses propres recherches qu’il se jurait de diriger vers Bois-Luron, tout convaincu qu’il était de la culpabilité des lutins en dépit des nombreux et incessants démentis du Drastique. Il ne fut cependant pas seul à prendre la chose très au sérieux puisque ses amis Géhonte le magicien et Yvres le druide espéraient par ce biais retrouver quelques grâces auprès des autorités en capturant le responsable de leur déchéance. Peu envieux de collaborer avec un godichon et un soûlard, Alavare se montra d’abord réticent à l’idée d’accepter leur compagnie durant son investigation – et ce d’autant plus qu’ils pourraient lui voler la vedette à un moment ou un autre – mais ils se montrèrent si insistants qu’y apposer un refus reviendrait à s’attirer de sérieux ennuis sur le long terme. Car si la vague de dénonciation l’avait épargné jusqu’à présent, les deux compères n’en ignoraient pas moins qu’il s’adonnait de bon gré à quelques détournements de fonds en tant que trésorier de la guilde des pots cassés, afin de rehausser perpétuellement la valeur de son patrimoine. En réalité, il ne devait leur silence qu’à la loyauté de ses services : ce n’était pas le fruit d’une faste destinée qui avait conduit ces deux Pesteux à se maintenir aussi durablement dans le secret, mais bel et bien la magie ingénieuse du maître enchanteur. Quoi qu’il en soit, c’est après un débat houleux que les trois compagnons et l’inénarrable crevette empruntèrent une poterne dont l’existence n’était connue que de l’harpagon ; c’était d’ailleurs par cet endroit qu’il acheminait clandestinement les cargaisons de boissons spéciales pour satisfaire l’ivrognerie du druide. À la faveur du déclin du jour, ils purent agir en toute discrétion malgré l’agitation de Sagemine et l’interdiction expresse d’en sortir.

C’est ainsi que chargé de leur bâton de mage et de leur besace sommairement rempli, le groupe contourna incognito la muraille extérieure de la citadelle avant de s’engager sur le petit chemin terreux à destination du logis de l’espièglerie. Au mépris de la baisse croissante de visibilité, ils continuèrent leur progression en s’abstenant d’utiliser toute source lumineuse sachant qu’il allait de leur intérêt de ne pas éveiller l’attention sur leur départ délictueux. Emmitouflés dans leur manteau et le capuchon soigneusement rabattu sur leur tête tandis que la température chutait graduellement, ils avancèrent silencieusement en ruminant intérieurement leur projet d’avenir (si tant est qu’ils puissent encore avoir le luxe de se prévaloir de perspectives heureuses)… Leur marche sépulcrale prit soudainement un autre tournant lorsqu’Yvette, aux aguets sur l’épaule de Géhonte – les autres préférant admirer leurs pieds plutôt que le paysage avoisinant – leur murmura la survenue d’un étrange individu en sens inverse. Les mages stoppèrent instantanément leurs enjambées à cette indication et, inquiets, scrutèrent l’inconnu qui ne laissait rien présager de bon selon leur propre avis. La torche flamboyante que l’anonyme tenait fermement dans sa senestre irradiait profusément la route de sa clarté, permettant de ce fait à la compagnie de relever la nature chevaleresque du personnage ; le corps endossé d’une armure de plate complète, un espadon pendait dans son dos et la visière abaissée de son bacinet masquait l’entièreté de son visage. À mesure qu’il approchait, l’intensité grandissante du cliquetis de ses solerets augmentait dans le même temps le taux d’appréhension des mages à son égard, car la présence d’un tel quidam en ces lieux revêtait un caractère pour le moins insolite, sans parler de sa démarche qu’ils jugeaient comme psychologiquement oppressante dans cette attente douloureuse. Lorsque le chevalier fut sur le point d’arriver à leur hauteur, il eut brusquement un mouvement de recul maladroit avant de jeter son flambeau sur le sol et de sortir précipitamment et non sans difficulté son arme de son baudrier.

« Arrière suppôts de Sarcophage ! Retirez-vous prestement de mon sillage ou je m’en vais vous pourfendre sans plus de babillage ! »

Ce faisant, il adopta une posture offensive, prêt à en découdre, mais ceux qu’il tenait en qualité d’adversaires étaient encore bien trop interloqués par la scène qui se jouait devant eux pour se gendarmer aussitôt. En l’absence de réaction, l’homme de guerre chargea sans plus de cérémonie dans un hurlement terrible, sous les yeux écarquillés du groupe tétanisé d’horreur. L’instinct de survie reprenant le dessus, Alavare et Géhonte prirent la fuite à travers champs dans une cacophonie de cris efféminés et pathétiques. Yvres, quant à lui, rendu apathique par son nectar favori, demeura sur place le temps que l’information lui parvienne au cerveau. Dans les derniers instants précédant sa mort imminente, il leva alors les bras en signe de reddition.

« Ouuuhh laaaa ! Attendeeez messire ! Nous n’avons rien à voir avec ce sinistre nécromancien que vous énoncez ! », affirma-t-il d’un ton pâteux.

Croyant sa dernière heure arrivée, la funeste lame siffla finalement en contre-haut de son crâne pour se planter durement dans le sol à proximité de son pied gauche.

« Bougres d’inconscients ! Que ne l'avez-vous dit plus tôt ! Je me serais montré moins impatient ! »

Ce moment de frayeur passé, les deux péteux revinrent tout honteux auprès de leur collègue tandis que le guerrier peinait à extraire son épée de terre, visiblement trop lourde pour son propriétaire, comme l’était du reste l’ensemble de son attirail fort bruyant. Son arme une fois rangée, il reprit la torche en main et analysa les silhouettes en face de lui.

« Allons, messieurs ! Votre apparente vieillesse ne devrait pas vous dispenser de quelques hardiesses ! Votre frilosité est indigne de votre pilosité !

— Qu’est-ce qu’il nous chante celui-là ? », s’empourpra Alavare, ulcéré de se voir ainsi sermonner, et qui plus est par un parfait inconnu. « Il n’y a de couard ici que les sans-visages dont vous êtes ! Alors ? Allez-y môssieur le parangon ! Laissez-nous admirer votre soldatesque physionomie !

— Holà ! Vous paraissez à cran, mais si tel est votre bon plaisir, je m’exécute céans ! »

Sur ce, le chevalier ôta son heaume au sein duquel il étouffait, dévoilant une figure borgne striée de nombreuses cicatrices peu ragoutantes, une chevelure châtain désordonnée et mal répartie, un œil bleu pâle où se mêlait étrangement confiance et amertume, des joues creuses rougeoyantes et un front large ruisselant de sueur en témoignage de l’effort fourni pour supporter le poids de son équipement.

« Je suis le paladin Jean-Hardi l’Emphatique. Pour vous servir… »

Incommodé par le portrait mutilé de son interlocuteur, l’enchanteur s’empressa de répondre dans une attitude grimaçante de répulsion qui n’échappa à personne :

« Mouais… Vous pouvez remettre votre machin sur la tête, là. Tout bien réfléchit, c’était mieux.

— Qu’est-ce à dire ?

— Rien. Remettez-le, vous dis-je.

— Oui, ça vous donne un côté plus… chevaleresque ! », l’encouragea également Géhonte à l’appui de son camarade.

Manifestement conquis par l’argument, l’Emphatique accomplit la demande dans l’instant en dépit de l’inconfort. Désormais dispensé de l’image incommodante, le magicien s’enquit des raisons de sa présence inaccoutumée au cœur de la région.

« Ah ! Il m’est souverainement déplaisant de vous narrer entièrement mes motifs peu laudatifs ! Sachez toutefois que si je me trouve en cet endroit, c’est pour y défendre mon bon droit !

— Hein ? C’est-à-dire ? On vous a causé du tort ici ? s’étonna le magicien.

— Précisément !

— Et peut-on savoir quels sont vos griefs ? » s’enquit Alavare visiblement curieux qu’un membre du pays puisse porter préjudice à un chevalier lointain qu’il estimait insignifiant.

« Je n’ai pas à vous en aviser, cela n’est déjà que trop cruel à porter.

— Ah non ! Vous n’allez pas commencer à nous jouer l’homme mystérieux animé d’intentions absconses, au passé très trouble et très torturé ou je ne sais quelle niaiserie dramatique qui n’émeut que les femelles ! »

Le paladin s’agita dans son armure, vraisemblablement scandalisé par tant de désinvolture. Si cette sorte d’injure dont il faisait l’objet le contrariait particulièrement, la misogynie latente du personnage le froissait d’autant plus et c’est à grande peine qu’il conserva sa courtoisie envers l’effronté.

« Vos propos outranciers mériteraient une bonne rincée, mais je vais me contenter d’étancher modérément votre curiosité mal placée. Voilà plusieurs mois que je suis furibond au respect d’infamantes dénonciations répandues par un scélérat des plus adroit ! Si j’ignore son identité, je sais qu’il gîte dans cette contrée et je suis bien déterminé à lui administrer une bonne fessée ! »

Il fallut plusieurs secondes pour que les mages digèrent ce renseignement et face le rapprochement avec leur propre situation ; à supposer qu’Yvres n’était pas aussi éméché, il se serait sans doute lancé dans quelques calculs de probabilité quant à une telle rencontre en un tel moment. Alors qu’ils imaginaient Sagemine comme étant la seule victime du bélître, ils durent réviser leur position et considérer d’un œil nouveau l’ampleur du phénomène. À l’évidence, le gibier de potence possédait une telle voracité et si peu de probité qu’il faisait pleuvoir la honte aux quatre coins du monde ! Pire, si les différentes victimes adoptaient une démarche identique au paladin, Barbegarde pourrait subir une véritable invasion vengeresse qu’il serait bien difficile de contenir. Cette éventualité que personne d’autre n’évaluait, suscita un frisson d’effroi chez l’enchanteur, lequel considérait désormais capital de neutraliser le coquin.

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