3. Rôti

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C'est l'heure où l’on se retrouve tous autour de la table. Un léger fumet s’échappe de la fenêtre ouverte. Le passant sur le chemin de la maison le trouvera alléchant, tout comme le chat du quartier. Mais il ne leur est pas adressé.

À l’intérieur, à quelques pas de la vitre, une femme s’adosse au mur. Passant une main dans ses cheveux, elle contemple le résultat de son labeur, posé sur la table devant elle.

La cuisine a toujours été son plus grand fléau, mais aujourd’hui, le rôti est doré, à l’aspect juteux. Même les cubes de pomme de terre qui l’accompagnent semblent délicieusement croustillants, enrobés dans une élégante couche de fromage.

Voici presque un mois qu’elle se prépare à ce jour précis. Son estomac crie bonheur de n’avoir à supporter ce plat qu’une dernière fois avant un moment. Mais, si grande préparation et minutie n’indique que l’importance en son cœur de l’invité à qui cela est destiné.

Un ami, absent, tellement longtemps. Chaque jour, ou presque depuis ce départ, l’image de son visage refait surface des méandres de sa mémoire.

La balançoire de la tendre enfance, les châteaux de sable des vacances à la mer.

Les coins de table partagés pour faire la moitié de ses devoirs. Les rêves et les espoirs, lancés au vent. Ne pas se quitter. Mué en « se retrouver ».

La sonnette retentit, un peu enrouée. Sursaut. Elle se dirige maladroitement vers la porte. Le cœur bat à mile à l’heure.

Le silence balaye toutes les phrases préfabriquées de leurs esprits. Ils se dévisagent.

Le changement frappe le regard. On essaye d’assembler la personne devant nous et les souvenirs.

Chacun s’était imaginé de grandes effusions de joie. La familiarité atténuée par les années, le premier contact reste gêné et distant. Les gestes mécaniques, les deux personnes se dirigent vers la cuisine. Ils s’asseyent, personne n’ose amorcer la conversation. Pour briser l’inaction, deux mains délicates attrapent le plat au milieu de la table.

- Tu m’excuses, je ne mange pas de viande.

Les premiers mots fusent. Comme un réflexe, une simple modalité.

- Oh… Non, mais pas de problème ! Tu prendras des patates quand même ? Attends je vais préparer une salade.

Elle se lève précipitamment. La chaise vacille dangereusement. Un rire nerveux lui échappe. Lui ne dit rien, il attend.

- Alors, que… qu’est-ce que ça fait de revenir dans la région ?

On essaye de réapprendre à communiquer.

- Bof. C’était pas si petit dans mes souvenirs. La ville a pas très bien vieilli non ? Les maisons ont l’air sur le point de s’effondrer. Jamais j’aurais pu rester dans ce taudis aussi longtemps que toi, Amanda.

Le prénom sonne bizarrement sur sa langue. Comme si celle-ci était engourdie.

Un éclair de déception passe sur le visage d’Amanda. La ville, pilier de toute leur enfance, leur vécu ensemble… Taudis ?

Cette pensée vite chassée, elle s’empresse de renchérir.

- Et ton travail ? Tu as pris congé pour venir ici ?

- Oh, non. J’ai démissionné. Mon temps était fini dans cette boîte. C’est vraiment parti en vrille là-bas. Le patron est parti à la retraite, sa fille a repris la direction. N’importe quoi ! Si j’avais été lui j’aurais préféré mourir que laisser faire ça ! Une femme directrice ?! Non mais de nos jours, le monde marche à l’envers, je te jure ! Les femmes c’est bon pour les gosses et la bouffe, c’est tout.

Ses yeux glissent sur le repas, parfaitement réalisé.

Un hoquet échappe à la jeune femme. Ses yeux s’agrandissent dans une expression d’étonnement, mêlée à de la révolte.

Mais par hommage au passé, elle ne dit rien, elle acquiesce doucement.

L’heure qui suit se bourre de dialogues à sens unique. Véhéments, sans gêne. Il mange grossièrement, en déclament ses grands discours. On lui donnerait quelques décennies de plus.

Chaque minute qui passe, chaque mot prononcé par son invité est une nouvelle déception. Amanda se referme sur elle-même.

L’homme s’en va.

Debout dans l’entrée, la femme fixe la porte, refermée sur une amitié. Au fond d’elle, son cœur berce doucement le passé.

Abandonné par le panache de la fin de cuisson, le rôti refroidit.

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