Chapitre I - Partie 2

6 minutes de lecture

 Le capitaine Tradhtar était furieux. Il faisait les cent pas devant l'entrée du Boyau depuis maintenant plus de quatre heures, ce qui ne manquait pas d'impressionner autant que d'inquiéter la petite troupe de soldats qui l'avait accompagné.

 En temps normal, c'était un homme de nature calme et pondérée. Il se mouvait toujours lentement et posait sur le monde un regard mélancolique voir doux. Pourtant, lorsque quatre heures plus tôt, il s'était aperçu que ce petit impudent de nobliau, bouffi de sa propre bêtise, était parti suivi de son soldat à la recherche de Loistava avec son autorisation d'entrer dans le Boyau, il avait failli perdre la raison. Il avait aussi failli tuer le garde d'entrée quand celui-ci avait refusé de lui ouvrir la porte faute d'autorisation royale.

 Il allait le tuer. Ou plutôt les tuer lui et Declan. Pire, il allait faire en sorte de les enfermer dans les pires geôles du royaume. Non, dans le Boyau lui-même. Cet endroit légendaire où les pires monstres du pays avaient été emprisonnés depuis toujours. Où Loistava avait été emprisonné...

 L'entrée du Boyau n'était pas impressionnante en soi : une porte encastrée sur le versant d'une petite montagne. La montagne elle-même était entourée d'une forêt sans nom, car considérée comme la véritable entrée de la prison: dense, dangereuse et sans aucune route praticable. Le seul moyen de ne pas se perdre dans l'immense et mortelle étendue sauvage était de prendre l'un des gardes de la prison pour guide. Sans autorisation royale, pas de guide, et sans guide, les courageux pouvaient toujours tenter leur chance, mais jusqu'à ce jour aucun n'était jamais ressorti vivant de la forêt. Sans doute grâce aux quelques centaines de soldats qui patrouillaient dans ces bois, ayant pour ordre de tuer tous ceux qui n'étaient pas escortés.

 Après un long voyage éprouvant, la troupe s'était arrêtée dans une petite clairière. La vue du ciel avait émerveillé le capitaine et ses hommes qui en avaient été privés dès leur entrée dans cette prison maudite.

 Au bout de cette clairière, se dressait la petite montagne dont l'un des versants donnait sur la forêt tandis que sur l'autre, on pouvait voir la porte d'entrée du Boyau. Cette dernière était assez singulière, elle ne paraissait pas avoir été fabriquée par l'homme mais être l'extension de la montagne elle-même. D'ailleurs, le seul indice de la présence de celle-ci était le garde posté juste devant.

 Pour le capitaine Tradhta, cette prison toute entière représentait un immense paradoxe : n'importe qui pouvait entrer dans la forêt mais personne ne pouvait y survivre. L'entrée du Boyau n'était survéillée que par un seul garde. Pourtant, l'impression d'être observé depuis la lisère de la forêt faisait comprendre une chose : la clairière n'était pas un oasis de lumière dans un monde de noirceur, mais bel et bien un piège. Et ce, tant pour les visiteurs comme lui, que pour les prisonniers qui tenteraient de s'échapper. Cette prison entière était un piège mortel, et encore il n'en avait vu que la surface. Il n'osait imaginer ce qui se déroulait sous ses pieds.

  Un bruit atroce le fit sortir de ses méditations. Une sorte de grincement aigu et insoutenable. Il ne put s'empêcher de porter ses mains à ses oreilles dans une piètre tentative de sauvegarde de ses tympans. La pression auditive qui menaçait de le rendre fou était accompagnée d'un sentiment d'impatience mêlé de peur et d'anticipation. Ce bruit signifiait une chose : l'ouverture de la prison.

— Capitaine, que doit-on faire du soldat Declan et de l'envoyé du roi ? demanda doucement son lieutenant.

 Le capitaine ne lui répondit pas, trop occupé à détailler celui qu'il avait un jour adulé. Loistava n'était aujourd'hui rien de plus qu'une épave. Son corps, porté par le soldat Declan et un autre homme, semblait creux tant il était maigre. Son visage était à peine visible, mangé par une barbe qui lui retombait sur le torse et recouvert d'une longue crinière sale et pleine de nœuds. Le peu que l'on pouvait voir de son visage semblait aussi peu engageant que le reste de sa mise : les lèvres fendues, le nez brisé et une longue coupure partant de sa tempe gauche et se perdant dans sa barbe. Il était enveloppé dans des lambeaux de tissus retenus à quelques endroits stratégiques, qui laissaient voir un corps sans véritable couleur tant il était sale et contusionné.

— Oh, Aiden, mon pauvre ami, que t'avons-nous fait ? murmura-t-il.

 Lorsque leurs regards se croisèrent le capitaine fut happé par le néant, un puit sans fond et sans âme. Aucune lueur de reconnaissance ou même de vie. L'homme qui avait un jour été Aiden Loistava n'était plus. Celui-ci leva la tête ; les yeux fermés vers le soleil, inspira puis expira de longues minutes. Le temps sembla se figer. Le prisonnier tourna la tête vers l'émissaire royal qui semblait s'être transformé et avoir perdu tout sa splendeur habituelle. Il le regarda longuement sans expression particulière.

— To... ton nom ?


 Les mots sortaient difficilement de la bouche du prisonnier, et avaient la tessiture de pierres écrasées les unes contre les autres.


— Ton nom, quel est-il ?

— Blaise de la Maison Mashtrues, répondit le noble d'une voix blanche.

 Le prisonnier eut alors un sourire que le sang qui s'écoulait de sa bouche rendait tout à fait effrayant. Puis, sans prévenir, il s'évanouit. Le capitaine oublia alors toute la colère qu'il avait ressentie quelques instants plus tôt et prit Mashtrues en pitié.

 Finalement, les choses n'avaient peut-être pas tant changé que cela.

— Soldat, occupez-vous du prisonnier, nous partons dans l'heure. Le chemin jusqu'au château est encore bien long.

...............

 Seules les braises rougeoyantes d'une grande cheminée éclairaient la salle spacieuse. Malgré la faible luminosité, la qualité de la décoration et l'attention accordée au détail démontraient un gout certain. Tout y respirait le luxe, de la grande table en acajou solide finement ouvragée, aux lignes pures de la cheminée qui éclairait des tapisseries extrêmement précises alternant scènes de chasses et scènes d'amour. Encerclant le bureau, deux grands fauteuils en bois d'ébène.   

 L'un d'eux était occupé par un homme. Celui-ci était en pleine méditation les coudes posés sur la table et les mains croisées soutenant son menton. Tout son corps inspirait la détente et aucune ligne ne venait froisser son visage aux traits fermes et bien découpés. Sa courte barbe blonde et sa coiffure soulignaient ses traits droits. Cet homme incarnait la notion même du pouvoir, impression renforcée par la fine couronne d'or et d'argent posée sur la table devant lui. On frappa à la porte.

— Oui, que se passe-t-il ? demanda le roi Vicios d'une voix douce, sans même jeter un coup d'œil au soldat qui était entré discrètement.

— Le capitaine Tradhtar est de retour, votre Majesté. Il attend vos ordres, répondit d'une voix toute aussi basse le soldat de faction.

 Le roi fit un geste anormalement brusque de la main droite et parut se tendre.

— Eh bien ! Qu'il fasse venir mon invité voyons, dit-il d'une voix sèche.

 Le soldat, surpris par la brusquerie inhabituelle du roi, se pressa de rapporter ses ordres. Quand la porte se referma, le roi Vicios s'affaissa quelques instants sur son siège. Il inspira et expira plusieurs fois, parut se reprendre et se carra étroitement dans son fauteuil. Il posa la fine couronne sur sa royale tête, étendit ses deux bras sur ses accoudoirs dans une position alliant la détente et le contrôle parfait de soi-même. Il était prêt pour le combat.

...............

 Le capitaine Tradhtar attendait en compagnie de « l'invité » de sa majesté depuis vingt bonnes minutes. Quelle triste compagnie. Le prisonnier avait bien meilleure allure qu'à sa sortie du Boyau. Peigné, rasé de près et vêtu d'une tenue décente, il n'en restait pas moins dérangeant. Son visage n'avait pas fini de cicatriser et son regard était toujours aussi vide. Loistava semblait s'être enfermé dans le mutisme depuis l'unique phrase qu'il avait prononcé le premier jour. Tradhtar fut infiniment soulagé lorsque la voix étouffée du roi derrière sa porte leur demanda d'entrer.

 Il s'exécuta vivement, tirant derrière lui le pantin qu'était devenu Loistava. Le roi ne marqua pas la moindre surprise devant l'état de son « invité ». Il se contenta de désigner le fauteuil d'un geste lent de la main. Le capitaine fit s'asseoir le captif qui sembla reprendre vie au contact du bois. Leurs regards se croisèrent et le capitaine vit que celui de Loistava n'avait plus rien de vide. Le temps se suspendit et Tradhtar n'osa plus faire le moindre geste de peur de rompre l'enchantement qui s'était tissé autour de ces deux légendes vivantes.

 Au bout de quelques minutes, le roi paru prendre conscience de la présence du capitaine et d'un geste rapide de la main lui donna congé. Le soldat sortit de la pièce et ferma doucement la porte derrière lui. Il eut juste le temps d'entendre les premiers mots du souverain :

— Mon cher Loistava, j'ai un arrangement à vous proposer. Je suis sûr que nous pouvons nous mettre d'accord.

Annotations

Vous aimez lire IBY ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0