Chapitre II - Partie 1

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— Alors voilà, tout commence à la naissance. Soit tu nais riche, soit pauvre, et ce que tu sois noble ou pas. Certains naissent pauvres et le restent, d'autres naissent riches et peuvent devenir pauvres  : dans les deux cas ce sont des idiots. Tu comprends, hein mon fils ?


     Adroman regardait son fils avec un sérieux teinté d'amusement. Le petit, du haut de ses six ans, semblait considérer la leçon administrée par son père comme quelque chose de capital. Assis en tailleur  face à son géniteur, il hochait la tête d'un air entendu en lui faisant signe de bien vouloir continuer.


— D'autres naîtront riches et le resteront toute leur vie sans jamais le mériter, continua Adroman  d'un ton docte. Mais nous, dit-il en faisant un geste de la main pour se désigner lui ainsi que son fils, on n'est pas comme ça. On est forgé avec un autre alliage, on est ni des vrais riches ni des faux pauvres. On est autre chose !


— Ben on est quoi, nous, alors ? demanda le bambin dans un froncement de sourcils.


— Nous on est intelligents. Pas comme ces nobles qui utilisent leurs dernières pièces pour paraître ce qu'ils ne sont plus ou ces nouveaux riches qui construisent des châteaux pour cacher la pauvreté de leur sang. Non, nous mon gars, on vit dans une maison décente tout en sachant qu'on pourrait avoir un château si on le voulait. On n'attire pas le regard et ça c'est bon pour les affaires. On vit dans un quartier à la lisière de l'indigence et du cossu. Ami du pauvre et     connaissance du fortuné. On vit dans un monde à part, un monde avec ses propres règles, n'en déplaise au roi et à ses foutus chiens de garde. Et nous notre loi c'est...


     Le grand homme se mit à regarder son fils avec un air faussement inquisiteur, le sourcil droit relevé et ses grands bras croisés. Le petit regardait son père avec des yeux écarquillés, une lueur de malice et d'affolement enfantin dansant dans son regard. Il se mit à reculer très discrètement, prêt à s'enfuir en un instant.


— Euh... nous, tenta le garçon, notre règle c'est...


— Trop tard bonhomme, tu as oublié notre unique et seule règle, tu mérites une punition à la hauteur du crime que tu as commis !


     Sur ce, il se jeta sur le petit garçon et le chatouilla sans aucune pitié, insistant sur ses points faibles sans relâche. Le petit tenta de retourner la situation en se débattant comme un fou et en mordant l'épaule de son père. Alors une véritable bataille commença... sous les yeux attendris et un peu exaspérés d'une belle femme se demandant si elle n'était pas, finalement, la mère de deux enfants.


—  Je vois que les leçons avancent bien par ici, dit-elle les sourcils relevés. 


     Les deux « garçons » se redressèrent rapidement en tentant tant bien que mal de lisser leurs habits. Le petit avait revêtu le masque universel de l'enfant contrit : la lèvre du bas légèrement avancée et les yeux écarquillés.


Pauvre petite chose.

     Son mari pour sa part, lui adressait le même regard séducteur qu'il avait utilisé pour l'amener à accepter sa demande en mariage onze ans plus tôt. Comment résister à son géant blond, au corps de lutteur et à l'âme d'enfant ?


— Dis Maman, demanda doucement son fils, c'est quoi notre première règle?   


— Hum... fit-elle semblant de réfléchir, un doigt posé sur sa lèvre inférieure. La première règle c'est que les petits garçons de moins de trente ans devraient être au lit quand il est aussi tard. D'ailleurs, continua-t-elle en posant un regard faussement hautain sur son époux, vous étiez censé le coucher Monsieur mon mari. Lui lire une histoire, lui donner un baiser avant de venir me gratifier de votre présence. Mais je vois que vous avez choisi votre...empoignade de la nuit. 


     Le sourire d'Adroman se fit plus grand et, alors qu'il ouvrait la bouche pour corriger les observations complètement erronées de celle qu'il considérait comme la lumière de sa vie, un bruit sourd retentit depuis l'entrée de leur maison, mettant ainsi fin à l'ambiance décontractée qui régnait jusqu'alors.


     L'enfant se leva de lui-même, alla se glisser dans son lit, accompagné de son père qui le suivit sans un bruit tout en échangeant rapidement un coup d'œil avec sa femme. Celle-ci se tourna gracieusement, prit la lanterne qu'elle avait jusque-là posée sur une commode. Elle descendit les escaliers avec le port d'une reine, se rendit à l'entrée de son domicile ne s'arrêtant qu'une fois face à la porte. A côté de celle-ci, se trouvait une armoire qu'elle ouvrit calmement et dont elle sortit une énorme, quoique de très belle faction, arbalète qu'elle arma avec le naturel et la facilité d'un soldat de métier. Elle la souleva sans effort apparent et ouvrit la porte d'entrée accueillant son visiteur nocturne d'un sourire adorable, ainsi que d'une promesse de mort certaine.


— Le bonsoir, monsieur, dit-elle d'une voix doucereuse, que puis-je faire pour vous ?


     L'inconnu qui lui faisait face ressemblait plus à une ombre qu'à un « monsieur ». Une longue cape noire engloutissait un être qui semblait rachitique. Son visage était masqué par la capuche rabattue de son habit, de sorte que seul un menton couturé apparaissait. Il ne lui répondit pas et se retourna sans un mot dans l'intention sans doute de fuir. Il fut arrêté directement par la pointe d'un grand sabre placée juste sous son menton.


— Vous nous ferez bien l'honneur de nous expliquer la raison de votre visite... le questionna un géant au regard de tueur qu'un petit garçon avait appelé un petit peu plus tôt « papa ».


     L'inconnu eut alors une réaction pas tout à fait appropriée au vu de sa situation : il partit d'un franc éclat de rire qui sembla durer des heures. Il rabattit sa capuche sous les regards effarés du couple et lança d'un ton enjoué :


— Finalement les choses n'ont pas tant changé que ça mon frère, n'est-ce pas ?


     Si la femme ne put s'empêcher de reculer instinctivement à la vue du visage ravagé du visiteur, son mari pour sa part, demeura figé, complètement sous le choc. Quelques minutes passèrent sans que rien ne se fasse, puis un son clair brisa le silence qui s'était installé. La femme d'Adroman regarda le pavé d'un air abasourdi, le regard bloqué sur le sabre que jamais son mari n'avait lâché devant elle. Il répétait sans cesse qu'une arme ne devait être laissée à terre qu'à l'heure de la mort de son possesseur. 


     Lorsqu'elle releva les yeux, elle vit son mari serrant dans ses bras l'inconnu, son grand corps le recouvrant presque. Les deux hommes semblaient ne faire qu'un. Il était impossible de savoir lequel des deux tremblait si fort et à qui appartenait le souffle haché et sifflant  qui se transformait parfois en sanglots.


     S'arrachant à ce spectacle intime,  la femme se retourna sans aucun bruit, rentra chez elle sans fermer la porte. Elle rangea soigneusement l'arbalète et se dirigea vers la cuisine. Une fois arrivée, elle sortit trois gobelets ainsi que plusieurs bouteilles qu'elle disposa sur une table ronde au centre de la pièce. Elle s'y attabla, se servit un verre qu'elle vida d'un trait. Après quelques secondes de réflexion, elle se resservit sans le toucher. Elle attendit patiemment l'arrivée de l'homme qu'elle aimait et de celui qui, à n'en pas douter, allait changer sa vie.


...............


    L'homme s'avança dans la chambre, apparemment vide, d'un enfant. La pièce disposait d'un mobilier plutôt sommaire : un lit collé au  coin d'un mur, une armoire et une petite table de chevet au pied du lit. Les marques présentes sur le sol en bois et sur le lit ressemblaient  fort à des dessins d'enfants gravés et les jouets disséminés dans toute la pièce donnaient à cet endroit  une atmosphère  douce et sereine, que seule l'insouciance  pouvait inspirer.


     Adroman s'approcha du lit et souleva un matelas en plume qui découvrit une surface en bois sur laquelle il frappa deux fois. Quelques secondes plus tard, celle-ci se souleva et une petite tête blonde enfantine apparut. Le garçon leva les bras en quête de réconfort, les larmes aux yeux. Le géant  prit son fils dans ses bras, remit rapidement en place le lit avant d'y déposer soigneusement  son petit. Il s'allongea à son côté et le tint contre lui, caressant ses cheveux  et lui murmurant des mots rassurants. Quand le souffle du garçon devint régulier, son père lui baisa le front, se releva et sortit de la chambre.


     En descendant les escaliers, il se demanda s'il n'avait pas fait une erreur en laissant sa femme et Aiden seuls dans la même pièce. En rentrant chez lui accompagné de son vieux frère, Adroman avait retrouvé sa femme assise dans la cuisine les yeux dans le vague. Avant même d'avoir pu ouvrir la bouche pour expliquer la situation à Rajahtava, celle-ci l'avait devancé en lui demandant d'aller retrouver leur enfant tandis qu'elle s'occuperait de leur invité. L'expression de son visage, ou plutôt son manque d'expression, avait découragé  la moindre tentative de rébellion de sa part. Il avait lancé un regard d'excuse à son ami et s'était retourné sans un mot.   


     Adroman aimait sa femme de tout son cœur, mais il savait aussi à quel point celle-ci pouvait devenir sauvage et terrifiante lorsqu'elle sentait la moindre menace. Dieux ! Elle aurait transpercé Aiden sans la moindre once d'hésitation, s'il ne l'avait pas reconnu et pris dans ses bras. Sauvage, mortelle, magnifique, cette femme était parfaite mais, il fallait bien l'admettre, proprement effrayante quand sa famille était menacée.


     Seulement cette-fois-ci elle ne l'était pas. Aiden n'était pas seulement son meilleur ami, il était celui qui lui avait servi de famille lorsqu'il en avait eu le plus besoin. Et il l'avait abandonné entre les belles, quoique meurtrières, mains de son épouse.  Si Aiden avait toujours su se défendre du temps de leur jeunesse, les ravages qu'avait subis son corps durant les années qu'il avait passées quelque part, le laissaient sans défense. Certes il n'avait jamais été un colosse, mais il n'était désormais plus que l'ombre de ce qu'il avait été jadis.


     C'était sans compter sur son regard. Au début, Adroman avait hésité, ne sachant pas si l'inconnu au pas de sa porte n'était pas venu finalement pour que lui  et sa femme mettent fin à ses jours. Mais, si son corps semblait implorer qu'on le laisse sombrer, son regard, lui, défiait le monde entier. Il y avait cette petite étincelle de folie qu'il avait toujours eue. Ainsi que cet incendie de fierté, de colère et, chose nouvelle, d'amertume. Ce qui, au vu de son état, se comprenait aisément. Un sourire tordu avait finalement tiré sur les cicatrices de son visage amoché, celui qui annonçait les embrouilles et les fous rires.


     La vie tranquille des Besnik prenait fin. Parfait, les vraies affaires reprenaient.

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