Chapitre 58 : Ariane, elle, n’est qu’à l’aube de son histoire

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La fin des vacances scolaires arriva, et, après la rentrée, je repris mes interventions au collège. Avec le club d’astronomie que j’avais initié, nous profitâmes d’une belle arrière-saison pour faire quelques jolies observations du ciel en septembre et octobre. Un reporter du Télégramme vint même me voir à Ouessant, pour faire un « portait », dans le journal. J’étais très touché qu’il ne m’interroge pas seulement sur ma carrière passée, mais aussi et surtout au sujet de ce que je faisais dans l’île avec les collégiens. Lors de nos échanges, il me dit qu’il allait également préciser que j’étais devenu écrivain, et que j’étais en train de rédiger une sorte d’histoire de la conquête de l’espace. Il n’avait pas retenu ce que je lui avais raconté au sujet de ma vie avec Marie. Ce n’était sans doute pas assez sensationnel pour figurer dans un article de journal. Alors que, d’avoir un des acteurs de la conquête spatiale française sur Ouessant, qui initiait les jeunes à l’astronomie et écrivait ses mémoires, c’était autrement plus vendeur.

Dans les quinze jours qui suivirent sa visite, chaque matin, je parcourus toutes les pages du journal, pour voir si son article était enfin paru. Il fallut attendre début octobre pour qu’il sorte enfin. Comme je l’avais imaginé, il avait bien romancé ma vie, ne parlait pas de Marie, et avait exagéré mon rôle dans la conquête spatiale. Mais c’était un article plutôt flatteur, je n’allais donc pas me plaindre.

En détaillant le journal, à la recherche de cet article, je découvris que la guerre Iran-Irak prenait un nouveau tournant : au prix de pertes humaines énormes, l’Iran avait, semblait-il, repris la quasi-totalité du terrain conquis par son ennemi. On en était presque revenu au tracé des frontières initiales. Tout ça pour ça... Combien de morts pour retourner finalement à ce point de départ ?

Tout début octobre, j’appris également que les accords de Camp David n’avaient plus qu’un seul signataire. Le président égyptien Anouar el Sadate avait été assassiné par des islamistes radicaux, lors d’un défilé militaire qu’il présidait. Le meurtre avait été perpétré devant les caméras de télévision. Un mouvement de révolte vit le jour juste après, en Haute Egypte, mais, réprimé durement par l’armée égyptienne, il échoua. Le successeur de Sadate, Hosni Moubarak, qui se présentait comme continuateur de sa politique décida toutefois d’adoucir le régime en place en libérant les opposant emprisonnés. Il envisageait également de rétablir un pluralisme qui avait disparu depuis des années. Toutefois, il ne s’investit pas autant que son prédécesseur dans le processus de paix au Moyen-Orient, se concentrant davantage sur les propres difficultés de son pays.

Paulo, que j’eus au téléphone le même mois, me confirma qu’il vivait parfaitement sa retraite. L’exposition de ses toiles à la MJC de Venelles avait été un petit succès. Il avait eu droit à un article élogieux dans le journal La Provence. Josiane avait découpé cet article et l’avait encadré. Elle le montrait à tous les visiteurs qui venaient chez eux, pour la plus grande gêne de Paulo. Il avait même vendu deux tableaux alors qu’il ne s’y attendait pas du tout, cent francs chacun ! Il était ravi ! De mon côté, je lui racontai l’interview du journaliste du télégramme et l’article qui m’avait été consacré. Nous étions devenus des sortes de célébrités tous les deux, dans des journaux locaux, mais des célébrités quand même.

Mon ami, me donna également des nouvelles du réacteur de Saint Laurent A2, contaminé par la fusion partielle du cœur ayant eu lieu l’année précédente : les travaux de nettoyage se poursuivaient sans discontinuer. Ils avaient sollicité tout le personnel, y compris le personnel tertiaire[1], sur ces opérations de nettoyage. Il fallait répartir les doses de radiations le plus possible. Ces travaux de décontamination devaient durer au moins jusqu’en 1982, et le redémarrage du réacteur n’était pas prévu avant 1983. Trois ans d’interruption de production, une catastrophe financière pour EDF comme lui avait expliqué son fils Alain.…

Les jours passant, j’avançais toujours dans mon écriture. Je venais de terminer la partie concernant mes études et m’apprêtai à parler de l’arrivée de l’équipe à Vernon, du choix du nom du projet, quand je reçus un appel de Kourou :

  • Ça y est Robert, tous les conteneurs de L04 sont arrivés au CSG. Ils sont en train d’être déballés dans le nouveau bâtiment construit. Le lancement est prévu le 14 décembre. Tu veux y venir ?

Aller à Kourou ? Une fois de plus et sans Marie de surcroit ? C’était toujours un plaisir immense de voir une fusée comme Ariane s’envoler dans le ciel, mais qu’est-ce que cela m’apporterait de plus ? Il fallait bien que je me décide à tourner définitivement cette page.

  • Philippe, merci beaucoup. Ta proposition me touche énormément. Je sais qu’en plus, comme la fois précédente, tu mettras les petits plats dans les grands pour mon trajet. Mais non, pas cette fois-ci. Pas plus une autre fois, d’ailleurs. Il faut que je tourne cette page, tu sais. Je ne peux pas éternellement rester dans cette nostalgie du passé. Il faut que j’aille de l’avant. Maintenant, mon rôle n’est plus d’être là-bas avec vous. Comme me l’a dit Marie, désormais, je dois écrire tout ce qui a mené à Ariane. C’est un peu ma mission. Comme la tienne, c’est de concrétiser le succès de cette belle fusée.
  • Je comprends, Robert. Tu sais, je crois que je ne te remercierai jamais assez de la chance que tu m’as donnée, lors de ton départ à retraite.

Ce choix m’avait semblé évident, il était mon adjoint, donc le plus apte à me succéder. Si Gérard n’avait pas souhaité rentrer en métropole après les deniers tirs de Diamant BP4, cela aurait été lui qui aurait pris mon relais. Nous travaillions ensemble depuis tant d’années. Et encore, celui-ci n’avait pas su, qu’il aurait dû être des nôtres dès le début, si le fameux Maurice ne m’avait pas été imposé. Il le découvrirait en lisant ce que j’étais en train d’écrire, si c’était publié un jour.

Comme je le craignais, le plan du Roi d’Arabie saoudite fit un flop, comme tous les précédents. Le président syrien avait même forcé l’OLP à le rejeter, alors qu’il reprenait toutes leurs revendications. Mi-décembre, profitant de la division du monde arabe, Israël annexa le plateau du Golan syrien, en dépit de protestations du monde entier. Il s’agissait de préserver leur sécurité, arguaient-ils, et, comme les USA ne dirent rien, il ne se passa rien là non plus. On se demandait un peu à quoi pouvait bien servir l’ONU. Cette fois-ci, c’était très clair, des deux côtés, les « Faucons » avaient gagné. Ce serait donc la guerre entre les Palestiniens et leurs alliés arabes d’un côté, l’État juif soutenu par les USA de l’autre. Aucune issue pacifique n’était envisageable à court ou moyen terme. Cela faisait partie des choses qu’heureusement, Marie n’aura pas vues…

En Amérique centrale, pas très loin de la Guyane, il semblait que des choses étranges arrivaient. On parlait d’attaques de guérilleros, venus du Honduras voisin et appelés « Contras », contre des civils nicaraguayens. Ils auraient été formés, armés et supervisés par la CIA. Il se disait de plus en plus, dans les pages internationales des journaux français, que le nouveau président américain, anticommuniste farouche, finançait, via la CIA, les régimes d’extrême droite et les dictatures militaires sud-américaines. Il se disait également que, là où les régimes étaient plutôt de gauche, démocratiques ou tentaient de l’être, cette agence officielle américaine, toujours elle, finançait des guérillas pour renverser le pouvoir en place. L’Amérique latine était le terrain de jeu des USA, et de personne d’autre. L’URSS, elle-même embourbée au Afghanistan, ne réagit que mollement.

Le 19 décembre, après quelques jours de retard, eut lieu le premier lancement de nuit d’Ariane, celui de L04, le dernier tir de qualification de cette fusée. Philippe, que j’appelai le surlendemain, était aux anges :

  • Ça y est, Robert, Ariane est qualifiée !
  • Tout s’est bien passé, alors ?

Je n’avais eu que les informations publiées dans la presse, et j’étais avide des détails que mon ami pourrait me fournir.

  • Oui, tout s’est déroulé parfaitement, même si on a eu une frayeur à une minute trente…
  • Ah bon ?
  • Oui, une panne de télémesure nous a fait croire que deux moteurs sur quatre s’étaient éteints. Tu imagines la catastrophe que ça aurait été…

Je voyais très bien : pour peu que ça soit deux moteurs situés côte à côte, la fusée aurait fait un bel arc de cercle avant de plonger, au mieux, dans l’océan.

  • Ah oui, j’imagine que vous avez eu très peur.
  • Un peu, oui, et puis, je me suis souvenu de ce que tu m’avais dit. Parfois, quand une valeur semble erronée, c’est peut-être la retransmission de la valeur qui l’est, et pas la valeur elle-même.

Effectivement, j’avais dit cela, je ne savais plus quand, mais c’était aussi lié au fait que je doutais perpétuellement de toutes ces mesures électroniques. Rien ne valait l’observation réelle, avec les yeux. Même si là, pour Ariane qui allait aussi haut, aussi loin et aussi vite, c’était irréalisable. Avec ce qui s’était passé, la démonstration était faite que, même à l’ère de l’informatique, il faut quelquefois douter des informations.

  • Cette fois-ci, on a même retrouvé le premier étage flottant dans l’océan.
  • Ah oui, cette idée de le récupérer…
  • Oui, on l’avait équipé de toute une batterie de capteurs pour mesurer les vitesses linéaires et de rotation ainsi que la pression dans les réservoirs. Bref, plein d’informations qui nous seront nécessaires pour bien caler le système de parachutes afin de bien amortir son contact avec l’eau.
  • À l’occasion de quel tir, vous allez essayer de le récupérer ?
  • L07 ou L08, je ne sais pas encore, mais c’est bientôt. Il faut juste que Fokker livre les parachutes à temps.
  • Oh, mais c’est dans pas longtemps, ça ?
  • Oui, ça va venir vite. Je me permets de te reprendre, Robert, on ne va pas « essayer de le récupérer », on va le faire. On va tout mettre en œuvre pour que cette nouvelle étape soit un succès.

Eh ben, il avait bien changé, mon Philippe. Son optimisme faisait plaisir à entendre. Avec un responsable tel que lui, ces prochains tirs ne pouvaient qu’être des succès.

  • J’imagine que vous avez bien fêté ça, à Kourou ?
  • Tu penses… tu te souviens de ce qui s’est passé, après le tir L01 ?

Oui, je me souvenais, j’y étais… Me remettant difficilement de la disparition de Marie, mais tentant quand même de participer à la liesse générale.

  • Oui, très bien.
  • Eh bien, c’était presque pareil. Ce n’était pas une première cette fois-ci, toutefois la qualification d’Ariane a été arrosée comme il se doit. Le champagne a coulé à flots, comme tu peux l’imaginer. J’en ai encore mal aux cheveux…

J’étais vraiment très heureux pour lui, pour Kourou, pour Ariane, pour le domaine spatial français et européen en général. C’était le couronnement de tellement d’efforts et de travail. J’étais fier d’y avoir contribué durant quelques années. C’était comme si j’étais un des panneaux ou un des moteurs de cette fusée.

Ariane était partie et, dorénavant, le monde du lancement de satellites devrait compter avec elle.

Il me restait maintenant à poursuivre la rédaction de mon histoire, de notre histoire. Depuis plusieurs mois, Vitamine se couchait sur mes pieds lorsque j’écrivais. Elle n'avait jamais changé de place depuis la mort de Marie. Nous faisions notre petite vie, tous les deux. Elle ne me quittait pas d’une semelle, sauf quand j’allais au collège, les animaux n’y étant pas admis. En dehors de ces circonstances-là, elle me suivait partout comme mon ombre, dormant sur le bout du lit, la nuit. Les commerçants de Lampaul s’amusaient de la voir marcher dans mes pas. Je n’avais pas besoin de laisse, elle m’accompagnait, comme mon double. Comme si, en fin de compte, elle avait peur que je disparaisse moi aussi, à l'identique de sa maîtresse.

Quand je me retourne maintenant et que je regarde en arrière, j’ai vraiment eu une vie extraordinaire. Qui aurait pu imaginer que moi, petit garçon annonéen en difficulté scolaire jusqu’au lycée, j’allais participer à une des aventures les plus extraordinaires du vingtième siècle, et à une place de choix, de surcroit ? Je suis assez fier de moi et de tout ce que j’ai vécu.

J’ai eu également la chance incroyable de rencontrer une femme extraordinaire, mon âme sœur, ou quelque chose de la sorte. Elle a été, et restera à jamais, ma compagne, mon amante, mon amoureuse, ma meilleure amie. Rien que pour cette bonne fortune, je peux infiniment remercier la vie.

J’ai eu, et j’ai encore, des amis fantastiques, toujours présents pour moi, francs et honnêtes ne mâchant parfois pas leurs mots ; des parents qui, bien que vieillissants, m’ont toujours soutenu, même s’ils n’ont pas forcément compris toutes mes décisions.

Enfin, j’ai cette merveilleuse petite chienne, d’une gentillesse à toute épreuve et qui, désormais, m’obéit au doigt et à l’œil. Sa présence permanente me réchauffe le cœur, et son regard, de grands yeux rendus tristes par deux tâches de couleur fauve en guise de sourcils, me fait toujours autant craquer, même après toutes ces années. Elle me sert aussi de bouillote, quand j’écris ou que je dors.

Mon seul regret, finalement, concerne la Guyane, ce département si pauvre dans une France si riche. L’écart était tellement énorme. Il m’a sauté aux yeux lors de mon arrivée. Nous vivions dans un autre monde, au CSG. Le contraste, en allant à Cayenne, mais plus encore en quittant cette grande ville, était saisissant. Puis, avec le temps, sans doute comme tous les métropolitains, je m’y suis habitué, ne voyant plus la misère environnante. Certes, il y a eu, et il y aura encore longtemps, les retombées du CSG et de Kourou, cependant combien de personnes resteront sur le côté ? Combien, sur place n’en verront pas le moindre centime ? C’est à eux que je pense là, maintenant, et je me dis que, si c’était à refaire, je me serais plus préoccupé plus de ce qui leur arrivait…

Ce sera vraiment mon unique regret dans cette merveilleuse existence que j’ai vécue jusqu’alors.

C’est avec une certaine émotion que je clôture là ce récit, mon histoire, notre histoire à Marie et moi. Au moment où j’écris ces mots, si la nôtre se trouve à son crépuscule, Ariane, elle, n’est qu’à l’aube de son histoire.

[1] Le personnel tertiaire sont tous ceux qui ne sont pas considérés comme « opérationnels », c’est-à-dire tous les administratifs, le domaine de la logistique, la documentation, l’informatique, les ressources humaines.

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