Chapitre 57 : On tient toujours les engagements pris auprès d'une personne disparue

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En avril 1981, alors qu’à Kourou, les conteneurs contenant les trois étages d’Ariane L03 arrivaient par la mer, quelques centaines de kilomètres plus au nord, à Cap Canaveral en Floride, pour la première fois, la navette américaine Columbia décolla. Il s’agissait là d’une nouvelle étape dans la conquête spatiale. Même si pour le décollage, elle ressemblait à une fusée avec de gros boosters, c’était bien une navette qui s’élança vers le ciel. Lors de son retour sur Terre, celle-ci allait atterrir comme un avion, sur une piste en béton, une fois sa mission terminée. Peut-être que ce type d’aéronef préfigurait l’avion du futur, un avion qui ferait des vols paraboliques, en quittant l’atmosphère pour aller encore plus vite que le Concorde ? Et si finalement, avec ce genre de vaisseau, l’espace devenait à la portée de tout le monde ?



Enfin, le 10 mai 1981 arriva, ce que tant de personnes en France attendaient depuis longtemps, sans vraiment y croire. François Mitterrand, socialiste, fut élu président de la République française, après vingt-trois ans de règne sans partage de la droite sur la politique du pays ! Chose incroyable – le Breton étant d’habitude réservé et plutôt de droite – la liesse régnait sur Ouessant. Dans Lampaul, les gens s’apostrophaient, s’embrassaient, se faisaient des accolades. En fin de journée, une bonne partie de la population de l’île se retrouva dans le centre du village pour un bal du 14 juillet improvisé en mai. Il fallait fêter cette victoire, qui apportait l’espoir de temps nouveau. Personne n'aurait pu ternir cette espérance, et surtout pas les oiseaux de mauvais augures qui prédisaient l'arrivée de chars russes sur les Champs Elysées, qui auraient pu ternir cette espérance. Non, vraiment en ce mois de mai 1981, des jours nouveaux s’annonçaient.

Pourtant, la stratégie du Parti Socialiste et de son premier secrétaire de l’époque, François Mitterrand, avait fait débat au sein de son propre mouvement. Il s’agissait de s’allier avec les communistes et de tourner le dos à des années de positionnement du PS au centre de l’échiquier politique. C’était néanmoins cette nouvelle tactique qui avait payée, puisqu’il avait été élu Président de la République française, sur la base du Programme Commun établi avec le Parti Communiste français. La crainte, qui avait pris une certaine ampleur, de voir l'URSS envahir « la plus belle rue du monde » venait certainement de là. Il n’en fut bien sûr rien.

Pour la première fois dans la cinquième république, il y eut des ministres communistes au sein du gouvernement. L’une des premières mesures prises fut l’abolition de la peine de mort, inscrite dans le programme commun. Certains à gauche dirent beaucoup de mal de ce programme, issu des analyses économiques des années 60. Pour eux, il n’était plus adapté à la situation économique des années 80 et il était un « océan d’étatisme césarien centralisateur » comme le déclara aussi un certain Michel Rocard. Toutefois, outre l’abolition de la peine de mort, une bonne partie des propositions de ce programme furent mise en œuvre, comme la majorité à 18 ans, l’arrêt des essais nucléaires, la promesse de la retraite à 60 ans, ainsi qu’un certain nombre de nationalisations. Au « pic » ces dernières, ce fut quasiment un salarié sur quatre qui travaillait dans une entreprise publique en France.



Un peu avant l’été, la seconde tranche de Saint Laurent, la tranche B2, fut couplée au réseau quelques mois après sa sœur jumelle. Comme me l’aurait dit Marie, « décidemment, les « Américains » ont le vent en poupe à Saint-Laurent ». Puis, chose inimaginable, quelques jours plus tard, dans une opération nommée « Opéra », des chasseurs bombardiers de l’aviation israélienne allèrent pulvériser le réacteur Osirak, qui était en construction, avec l’aide de la France, dans la banlieue sud-est de Bagdad. Il n’était pas question pour Israël que ce pays, dirigé par un dictateur, put avoir accès au moindre milligramme de plutonium[1]. Cette opération, réalisée un dimanche pour minimiser le nombre de victimes, fit toutefois dix morts parmi les soldats irakiens et un mort civil français, travaillant pour le CEA.

Quinze jours plus tard, le 19 juin, un tir parfait d’Ariane L03 permit la mise en orbite, pour la première fois lors d’un même lancement, de deux satellites : Apple, satellite indien de télécommunications, et Météosat, satellite météorologique européen. Enfin, Ariane relevait la tête. Je savais, même sans avoir communiqué avec lui, que Philippe était redevenu un homme pleinement heureux. Ils avaient dû fêter cela comme il se doit à Kourou. J’étais très content pour eux. La série de succès allait pouvoir reprendre, maintenant que la solution pour ces fichus injecteurs de moteurs Viking avait été trouvée et mise en œuvre. Le dernier tir de qualification d’Ariane, L04, devait avoir lieu en octobre.

Début juillet, des informations en provenance de Chine, lues dans le télégramme de Brest, confirmèrent ce que j’avais pressenti en janvier avec le fameux procès de la « bande des Quatre ». Une résolution[2] sur l’histoire du parti avait été adoptée lors du plénum du Comité central du Parti Communiste Chinois : celle-ci estimait que Mao Zedong était responsable de la révolution culturelle et de ses dégâts au sein du pays. Il était presque le seul coupable. La Chine avait bel et bien tourné le dos au maoïsme.

Les nouvelles du Moyen Orient étaient moins réjouissantes. En effet, en Israël les élections avaient été remportées par Menahem Begin, l’un des signataires des accords de Camp David, mais au prix d’un soutien accru de son aile droite et de ceux qu’on appelait alors les « Faucons ». D’ailleurs, cela n’avait pas tardé, les affrontements entre Palestiniens et Israéliens avaient repris au Liban Sud. En juillet, l’état hébreu bombarda même Beyrouth-Ouest pour tenter de frapper et de détruire les quartiers généraux de l’OLP. En riposte, les Palestiniens multiplièrent les tirs de roquettes sur toute la Galilée. L’escalade risquait de durer un bon moment.



Malgré tout cela, les vacances d’été arrivèrent assez vite, et, avec elles, la fin des cours ainsi que de mes interventions au collège des îles du Ponant. Je retrouvai mon bateau avec plaisir. Le temps était beau en cet été 1981, et j’étais heureux. Mon seul regret était, bien sûr, l’absence de Marie à mes côtés, et surtout, le fait qu’elle n’ait pas vécu ce résultat d’élection qui nous avait tous enthousiasmés.

Paulo et Josiane vinrent me voir durant quinze jours vers la mi-juillet, et nous passâmes de merveilleuses soirées à parler sans fin. Ils étaient aussi heureux que moi de cette élection, même si la retraite à 60 ans arrivait un peu trop tard pour lui, qui avait arrêté de travailler quasiment un an plus tôt. Toutefois, Josiane allait en profiter, et ce dès l’été 1983. Elle allait gagner quatre ans de travail par rapport à son mari. Ils économisaient de l’argent chaque mois pour s’acheter un petit fourgon Volkswagen. Ils comptaient l’aménager pour parcourir le Sud de la France quand ils seraient tous les deux à la retraite. Paulo peindrait et Josiane gèrerait l’intendance Elle profiterait des arrêts pour aller courir. Elle venait de se mettre aux semi-marathons. Quand viendrait le temps des compétitions, Paulo l’y accompagnerait avec leur fourgon aménagé. Un sacré beau projet. En attendant, mon ami peignait de plus belle. Il avait définitivement abandonné l’art abstrait, pour la plus grande satisfaction de sa femme et la mienne. On parlait même d’une exposition de ses toiles dans la MJC[3] de Venelles, en septembre. Il était aux anges !

  • Tu te rends compte, Robert, une exposition de mes toiles ?
  • Ben oui, elles sont belles, tes toiles.
  • Quand même, mon nom sur une exposition…. Qui aurait imaginé ?
  • Oh, certainement pas moi quand je t’ai rencontré dans le maquis annonéen, grand escogriffe toujours de mauvais poil, fis-je en souriant.
  • J’ai bien changé, tu sais…
  • Je sais, tu t’es assagi avec les années, comme nous tous, non ?
  • Oui, sans doute… M’enfin, une expo avec mon nom, ça me fait tout drôle….

Il n’en revenait vraiment pas.

  • Il me saoule presque tous les jours avec ça, surenchérit Josiane avec un clin d’œil. Vivement qu’on y soit, qu’il nous lâche avec sa peinture !
  • Tu penses, il ne va pas arrêter d’en parler après, lui répondis-je en éclatant de rire.
  • Vous arrêtez de parler de moi dans mon dos, fit Paulo d’un ton faussement irrité et menaçant.
  • Tu parles, tu ne me fais plus peur maintenant, Paulo.

Il était devenu un grand - pas gros - nounours, mon ami de toujours, doux comme un agneau désormais.



Alors que mes amis étaient encore là, Philippe m’appela pour prendre de mes nouvelles et m’en donner d’Ariane, comme il le faisait régulièrement. Il m’informa que le dernier tir de qualification serait en novembre plutôt qu’en octobre, le satellite Marecs A n’étant pas tout à fait prêt. Il me confirma également ce que j’espérais pour eux : les modifications des injecteurs effectuées après le vol raté L02 avaient été efficaces. Toutes les données récoltées lors du vol L03 le confirmaient. Il n’y avait plus de nuage dans le ciel d’Ariane, et le dernier vol de qualification L04 s’annonçait sous les meilleurs augures. Il évoqua également le changement d’échelle du projet :

  • Tu te rends compte, Robert, on est vraiment en train de passer à l’échelle industrielle !
  • Comment ça ?
  • Rends-toi compte, il y a plus de vingt lanceurs en fabrication, et Arianespace, la société qui commercialise les mises en orbite de satellites via la fusée, a reçu sept commandes fermes et quatorze réservations. Si on arrive à faire six tirs par an, on a du travail pour presque 4 ans d’avance, incroyable non ?

Incroyable, en effet ! Pour une fusée qui n’était pas encore totalement qualifiée… Encore faudrait-il qu’ils arrivent à faire six tirs par an de façon continue. Heureusement pour eux, il y avait le second pas de tir en travaux.

  • Impressionnant en effet ! Et ELA2, ça en est où ?
  • On a fini tous les travaux de terrassement et inauguré le chantier de génie civil fin juin. Au fait, tu sais qu’Albert va partir à la retraite, lui aussi ? C’est dommage, c’était un vrai meneur d’homme.
  • Oui, c’est un sacré bonhomme, lui répondis-je.

Il avait été précieux pour les travaux d’ELA1. Il connaissait bien tous les ouvriers du chantier et, au moins deux fois, il m’avait permis d’éviter des grèves qui auraient entraîné des retards importants. Il m’avait expliqué, dans les revendications des ouvriers, ce qui était légitime et ce sur quoi je ne devais pas céder. Grâce à lui, les travaux n’avaient pas été interrompus, le contribuable français n’avait pas été lésé, et les conditions matérielles des ouvriers du chantier avaient été améliorées. Une équation à trois gagnants, chose rare dans le cadre de revendications syndicales. Rien de tout cela n’aurait été possible sans lui. Je l’avais chaudement recommandé à Philippe en lui passant le relai, comme un appui extrêmement fiable. Il avait dû m’écouter. Perdu dans mes pensées, celui-ci me fit revenir à la conversation en changeant de sujet :

  • Tu te souviens aussi de ce que je t’avais sur la récupération du premier étage ?

Cette idée de faire des économies en allant repêcher ce tronçon de fusée, freiné par des parachutes avant son amerrissage dans l’océan, oui, je m’en souvenais. Ça me semblait toutefois un peu farfelu, comme plan.

  • Oui, oui, tu m’en avais parlé. Vous allez vraiment le faire ?
  • Oui, absolument, dès L08.
  • Sérieusement ?
  • Bien sûr ! Comme je te l’avais dit, le premier étage représente 40% du coût du lanceur. Si on arrive à récupérer cet étage, on va baisser le prix global du tir de 10%, pas mal, non ?
  • À ce rythme-là, vous n’aurez plus de concurrence, fis-je en riant.
  • Pas certain que cela suffise pour écraser les Américains et les Russes, mais en tout cas, ça va nous donner un sacré avantage commercial. Surtout si notre fusée est fiable…
  • On dirait que tu as des doutes, Philippe ?

Il avait toujours été un peu plus pessimiste que moi, tout comme Gérard avant lui. C’était ce qui avait permis que nos duos fonctionnent si bien durant toutes ces années. Ils tempéraient mon enthousiasme et j’améliorai leur moral.

  • Non… Enfin, tu sais comme moi qu’on n’est jamais sûrs de rien.
  • Je sais, rien n’est jamais acquis définitivement. Cependant, vous me semblez bien partis pour une belle série maintenant. Une fois ces injecteurs modifiés, tout devrait aller bien, non ?
  • Si, tu as raison ! Merci Robert ! Parler avec toi me fait toujours du bien.


La veille du départ de mes amis, après une belle journée de pêche en bateau, nous étions installés dehors et partagions une bière alors les braises du barbecue étaient en train de se former. Les laissant apprécier la vue et l’air marin, je parcourrai distraitement le journal du jour que je n’avais pas eu le temps de lire en entier vu notre départ précoce sur la mer, le matin même. Je tombais par hasard sur un article, dans les pages internationales, qui tempérait grandement les informations de juin sur les élections israéliennes et sur le conflit sans fin entre Israéliens et Palestiniens. Peut-être qu’un nouvel espoir de paix avait vu le jour ? En effet, le roi Fahd d’Arabie Saoudite avait proposé un plan de paix pour le Moyen-Orient, fondé sur les résolutions de l’ONU. Au vu des propositions - retrait d’Israël de tous les territoires occupés en 1967 y compris Jérusalem-Est, démantèlement des colonies des territoires occupés, liberté de culte dans les Lieux Saints, droit des Palestiniens au retour, Cisjordanie et Gaza sous tutelle onusienne, État palestinien indépendant avec Jérusalem pour capitale, droit de tous les États de la région à vivre en paix - on aurait pu penser qu’il aurait été accepté tout de suite par tous les acteurs locaux, sauf peut-être Israël. Il n’en fut rien. Sadate refusa le premier ce plan. Même l’OLP était divisée : Yasser Arafat et le Fatah y étaient favorables, mais pas les membres de l’ancien Front du refus concernant les accords de Camp David. La Syrie s’y opposa également, et son président, Hafez el Assad, déclina l’invitation au sommet arabe de Fès, en octobre, où le sujet devait être débattu. Sans doute encore un coup d’épée dans l’eau ! Décidemment, cette partie du monde, pourtant creuset des trois principales religions monothéistes appelant à la paix et à l’amour du prochain, ne passait guère plus d’un mois, voire une semaine, sans qu’un conflit n’éclate…

Paulo semblait totalement déconnecté des affaires du monde, mais j’eus des discussions passionnées avec Josiane sur le sujet. Une partie de sa famille était d’origine juive, ce qui la rendait particulièrement sensible à la sécurité de l’Etat d’Israël. Je comprenais son point de vue - tout le monde a le droit à la sécurité - mais je pus m’empêcher de défendre ces Palestiniens qui vivaient chez eux, mais sans état, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Nous ne tombâmes pas d’accord sur le moyen d’y arriver, néanmoins, je pense, encore maintenant, que nous avions le même désir de paix pour cette région du monde.

Tous les deux finirent par partir, pour retrouver leur sud, me laissant seul avec ma petite chienne. Avec les années, sa vivacité avait fini par se calmer un peu. Cependant, elle faisait encore largement plus d’une heure de balade et de course après les oiseaux marins et les lapins chaque jour. De mon côté, je me replongeai dans l’écriture avec délice et repris ma routine quotidienne. De temps en temps, quand il faisait particulièrement beau, je l’interrompais pour partir en bateau. Parfois, je mettais une ligne à l’eau, la plupart du temps, c’était juste le plaisir d’être sur la mer, de me laisser bercer par la houle, de sentir l'odeur des embruns. Je me remémorai ces moments magiques avec Marie, lorsque nous passions parfois des nuits dans ce petit esquif. La cabine était exiguë, peu confortable mais, la plupart du temps, nous dormions dehors, avec la voute céleste comme toit. Je me dis que je n’avais pas renouvelé l’expérience depuis la disparition de mon amour. Peut-être un jour, recommencerai-je ? L’été prochain, sans doute. Là, j’avais la sensation, avec la présence de Paulo et Josiane, que j’avais pris du retard sur les objectifs d’écriture que je m’étais fixés. Il fallait donc que je m’y remette dare-dare, même si personne n’attendait après mes écrits. Cependant, c’était un engagement que j’avais pris vis-à-vis de Marie, et il fallait que je le tienne. On tient toujours les engagements pris auprès d’une personne disparue.






[1] Le plutonium, utilisé pour la fabrication des bombes atomiques, est l’un des résidus des réactions de fission de l’uranium dans les réacteurs civils des centrales nucléaires.

[2] Résolution : déclaration solennelle, soumise au vote du Comité central (votée à l’unanimité, généralement) et rendue publique dans les journaux d’état chinois.

[3] MJC : Maison des Jeunes et de la Culture.

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