Chapitre 51 : Elle était partie…

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Le jeudi 26 juillet – je m’en souviens comme s’il s’agissait d’hier – nous retrouvâmes notre maison, Marie et moi, accompagnés de Jean-Paul. Vitamine, que les voisins avaient gardée, était follement heureuse de revoir sa maitresse. Elle lui fit une fête de tous les diables. J’ai été obligé de la calmer un peu, elle était beaucoup trop enthousiaste pour la forme de Marie. J’accompagnai cette dernière s’assoir dans un fauteuil du salon, elle ne tenait pas très longtemps debout. Sa petite chienne vint immédiatement se coucher sur ses pieds, là où était sa place.

Avec Jean-Paul, nous rentrâmes nos affaires et il m’aida à aménager la chambre d’amis, au rez-de-chaussée, pour Marie et moi. Il s’installerait dans la nôtre à l’étage. Je ne voulais pas imposer les escaliers à mon amour si épuisée. Il fallait aussi envisager le fait qu’un lit médicalisé serait peut-être nécessaire un jour, or, il était impossible de monter un tel attirail par nos escaliers étroits. Nous devions penser à tout.

Une fois installés, la vie reprit doucement, à petits pas, silencieusement, comme si personne ne voulait réveiller la maladie. Avec Jean-Paul, nous nous surprîmes à chuchoter au lieu de parler. Seule Marie parlait quasi normalement. Même Vitamine semblait éviter d’aboyer après les mouettes et goélands qui se posaient devant la maison. Nos journées étaient rythmées par le réveil de Marie, qu’on emmenait à table pour boire un thé et manger une tranche de pain beurré. Ensuite, je la portais jusqu’à la salle de bains – elle était devenue aussi légère qu’une plume – pour sa toilette. Puis, je la portais jusqu’au salon où, après avoir eu la visite de l’infirmière avec son injection journalière d’opiacés, elle s’allongeait dans le canapé, une couverture sur les jambes et Vitamine sur ses pieds. Vers midi, Jean-Paul ou moi lui amenions une assiette dans laquelle elle picorait, avant de replonger pour une sieste de quelques heures. Parfois, dans l’après-midi, elle nous demandait, à nous, ses deux hommes, de l'asseoir dehors afin que l'air du large emplisse ses petits poumons fatigués.

Presque tous les jours, elle avait une période, en fin d’après-midi, où elle était plus présente, plus dynamique. Elle parcourait la première page du journal et nous retrouvions notre Marie de toujours, celle qui s’enflammait pour la cause des plus faibles, de ceux qu’on n’écoute pas. Cependant, cette période ne durait pas longtemps, une heure ou, deux, tout au plus. La fatigue et le sommeil reprenaient ensuite le dessus jusqu’au dîner, qu’elle touchait à peine. Le soir, nous restions quelques temps dans le salon, Jean-Paul et moi. Marie était avec nous, mais endormie profondément.

Nous vivions à son rythme, lentement, comme si nous voulions aussi savourer chaque instant, chaque minute, chaque heure de vie passée avec elle. Ce fut une période très étrange. Personne ne parlait de sa maladie, bien que celle-ci soit omniprésente. Les visites quotidiennes de l’infirmière, le médecin de l’île qui passait tous les trois ou quatre jours pour l’examiner, son épuisement chronique. Toutes les ressources internes de Marie semblaient dirigées contre son cancer, ses cancers. Voilà sans doute ce qui expliquait sa faiblesse extrême et son besoin de sommeil quasi permanent.

Une semaine passa dans ces conditions-là, puis deux, puis trois. Avec mon beau-frère, nous nous prîmes un temps à espérer une nouvelle rémission, quelques mois supplémentaires. Néanmoins, elle ne montrait aucun signe d’amélioration notable. Au contraire, ses périodes d’éveil devenaient, petit à petit, de plus en plus courtes. En outre, elle mangeait de moins en moins et ne quittait pratiquement plus le canapé, qui était finalement devenu son lit.



Paulo, que j’avais informé de la situation lors de notre passage à Villejuif, me téléphonait au moins une fois par semaine. Lui et Josiane étaient dévastés par la nouvelle de la rechute de Marie. Ils n’avaient pas donné l’information à leur fils au Liban, ne voulant pas le perturber avec ça. Si cela avait été le mien, je ne sais pas si j’en aurais fait de même… Doit-on protéger réellement les enfants – adulte, qui plus est, pour Robert – de ce genre de nouvelle ?

J’avais également, de temps en temps, mes parents au téléphone. Ils commençaient à devenir assez âgés et ne se déplaçaient plus guère en dehors d’Annonay. Ils m’assuraient de leur soutien, tout comme celui de mon frère ainé qui était parti en Angleterre, où ses pièces avaient un certain succès dans les théâtres londoniens.

Philippe m’appelait aussi régulièrement, plus pour prendre des nouvelles de Marie que pour m’en donner d’Ariane. Cependant, il ne pouvait pas s’empêcher de m’en toucher deux mots lors de chaque coup de fil. Ariane était devenue toute sa vie comme elle avait été la mienne, encore quelques mois auparavant. Il m’annonça – je crois qu’il s’agit de la seule information que j’ai retenue durant cette période-là – que les essais de qualification du moteur du troisième étage avaient enfin repris. Cette fois-ci, pas d’explosion, tout se déroulait conformément au programme. Le fait que les essais de ce moteur, si le protocole initial était suivi, devraient durer jusqu’en avril 1980, soit plus de quatre mois après la date prévue pour le tir d’Ariane L01, inquiétait beaucoup mon successeur. Je dois avouer que, sur l’instant, cette contradiction m’était largement passée au-dessus de la tête.

La quatrième semaine dans notre maison arriva, le 20 août exactement. Comment pourrais-je l’oublier ? Comme si tous les trois, tous les quatre avec Vitamine, sentions que ce serait notre dernière semaine ensemble. Comme si Marie nous préparait progressivement à son départ. Des petites choses insignifiantes qui avec le recul, prirent toute leur signification, telle que la dernière fois où elle était sortie de la maison, la dernière fois qu’elle avait lancé sa balle à Vitamine, son dernier thé du matin, son dernier rire, notre dernière discussion au sujet de la guerre qui avait lieu là-bas, au Sahara occidental. Et puis ce silence qui, petit à petit, s’installait….

Vint finalement le dimanche 26 août. Dans sa période éveillée de la fin de l’après-midi, Marie fit d’abord venir son frère à ses côtés, la seule famille de sang qu’il lui restait. Ce fut surtout elle qui parla. Je n’entendais rien, sa voix était réduite à un souffle dorénavant, mais je voyais les larmes couler sans discontinuer sur les joues de Jean-Paul. Je dus détourner le regard pour empêcher les miennes de faire de même, et me mis à jouer doucement avec Vitamine. La pauvre, elle semblait à la fois perturbée par le calme inhabituel de cette maison et, dans le même temps, comprendre exactement ce qui s’y tramait. Au bout d’un certain temps, dont je ne saurais dire la longueur, Jean-Paul laissa sa sœur après un dernier baiser. Il vint me chercher et n’eût pas besoin de prononcer un mot. Je savais qu’elle voulait me voir. Je sentais, sans vouloir encore l’admettre, qu’il s’agissait de nous dire adieu…

Cet échange avec elle me marqua à vie…

  • Robert, me chuchota-t-elle, viens près de moi.
  • Oui mon amour, je suis là, lui dis-je en accourant auprès d’elle.

Elle était vraiment très pâle, et je voyais bien que chaque mot prononcé lui demandait un effort énorme. Je m'approchai le plus possible pour entendre sa voix presque inaudible.

  • Mon chéri, j’ai quelque chose d’important à te dire…
  • Je sais, Marie, je sais… lui répondis-je dans un sanglot.

Elle allait nous quitter. Même si ça m’arrachait le cœur, il valait sans doute mieux pour elle. Elle devait tellement souffrir sans rien nous montrer. Elle me fit un petit sourire :

  • Non, ça, je n’ai pas besoin de te le dire, mon amour, tu l’as compris… C’est autre chose.

Comme souvent, on n'avait pas besoin de se parler pour se comprendre. Je n'arrivais pas à me résoudre à ce que cette connexion, toute notre complicité, s’achève…

  • Il y a deux choses que je veux te dire, Robert, non, trois en fait.
  • Je t’écoute, mon amour.

J’essayais de lui sourire et de lui transmettre tout l’amour que je pouvais à travers mon regard et mes mains serrant les siennes. Elle y répondait, du mieux qu’elle pouvait, malgré sa santé terriblement déclinante.

  • Tout d’abord, mon chéri, je veux te remercier de la vie qu’on a eu tous les deux. Elle n’aurait pas pu être plus belle, plus riche, plus vivante, plus exaltante qu’elle ne l’a été. Je suis tellement heureuse d’avoir connu un vrai amour lors de mon passage sur Terre.
  • Oh Marie, lui répondis-je en sanglotant.
  • Je voudrais te dire de ne pas pleurer, Robert, mais je sais que ça ne sert à rien, et que, des fois, ça fait tellement de bien quand les larmes coulent. Si tu savais ce que j’ai pleuré, moi aussi, quand j’ai compris que cette saloperie de cancer remettait ça… Je ne voulais pas te quitter, je ne voulais pas que tout ça s’arrête.
  • Mais je ne t’ai jamais vu pleurer, mon amour…
  • Non, je le faisais lorsque j’étais seule. Je ne voulais pas te rajouter cette charge-là. De toute façon, tu n’y pouvais rien, mon chéri… À quoi ça aurait servi que tu me vois si mal ?
  • J’aurais pu te prendre dans mes bras, te câliner, te dire que j’étais là, que je suis là, toujours…
  • Je sais que tu es là, je sais que tu m’aimes plus que tout, plus même que tes fusées, Robert, fit-elle avec un clin d’œil.

Oh oui, tellement plus que mes fusées, ce n’était même pas comparable !

  • Tout ça pour dire que, quand j'ai compris que cette fois, je n'y survivrai pas, j'ai versé toutes les larmes de mon corps. Ça en fait quelques litres, si on est composés à plus de soixante-dix pour cent d’eau, hein ?

Nouveau clin d’œil, avec un pauvre sourire de ma part en réponse, avant de poursuivre :

  • Au bout d’un moment, j’ai compris que je prenais les choses à l’envers. Au lieu d’être triste de ce que j’allais quitter, je me suis rendue compte de la chance immense que j’avais eu durant cette vie. Cette chance, c’est de partager tout cet amour avec toi, mon chéri. Avant toi, je ne savais pas qu’il était possible d’aimer et d’être aimé à ce point-là. Certes, il nous est arrivé qu’il y ait des orages, mais je savais qu’on se retrouverait, toujours. C’est ce qui s’est passé d’ailleurs, non ?

Je ne pus que hocher la tête, les yeux tout mouillés. Je vis alors qu’elle respirait profondément, comme pour aller chercher des forces au fond d’elle-même.

  • La deuxième chose que je voudrais, mon chéri, reprit-elle, c’est que tu veilles sur mon frère. Il n’a plus d’autre famille. Je sais déjà qu’il pourra compter sur toi, mais s’il te plait, fais attention à lui.
  • Promis, mon amour. Tu sais, Jean-Paul était mon ami avant même que je te connaisse. Il le restera toujours.
  • Oui, tu as raison, j’avais oublié. J’ai tellement cette impression que toi et moi, on se connait depuis le commencement des temps….

J’avais cette impression, là aussi. Comment réussirais-je à adopter sa philosophie si positive ? Parviendrais-je un jour, moi aussi, à me concentrer sur la joie de l'avoir aimé plutôt que sur l'horreur de son départ ? Elle était tellement plus forte que moi…

  • La troisième, c’est….

Elle sembla avoir un malaise, une absence. Inquiet, je me penchai sur elle. Elle ouvrit brièvement les yeux et me fit signe que ça allait passer, que tout allait bien. Tu parles… Quelques instants plus tard, les yeux grands ouverts cette fois-ci, elle me regarda avec intensité et dans un murmure :

  • Robert, il faut que tu laisses une trace de ce que tu as fait…
  • Que veux-tu dire, Marie ?
  • Voilà la troisième chose. Il faut absolument que tu mettes au propre toutes tes notes. Tu te souviens, ce que je t’avais dit d’écrire, toute cette aventure spatiale à laquelle tu as participé ?
  • Oui, Marie, j’ai plein de cahiers, j’ai presque fini de reporter tous mes souvenirs. Il reste sans doute quelques blancs à combler sur Kourou, mais j’ai presque terminé.
  • Maintenant, il faut que tu en fasses une histoire. Pour que les autres sachent ce que tu as vécu. Il faut que tu partages cette aventure extraordinaire, Robert. Elle le sera encore plus si tu la diffuse largement.

En faire une histoire ? Un livre ? Quelle idée… Je réfléchis quelques instants et pourquoi pas après tout. Qui se rappellerait de Véronique dans vingt ou trente ans ? Qui aurait encore en mémoire le fiasco monumental d’Europa ? Qui se souviendrait du nuage de sodium au-dessus du Sahara lors de l’Année Géophysique Internationale, qui au passage avait duré dix-huit mois. Les gens devaient savoir comment tout avait commencé, avec les trois mètres à Suippes. Je hochai la tête :

  • Oui, mon amour, je vais faire ça.

Elle me répondit en silence, le visage illuminé. Puis elle poursuivit sa pensée :

  • Tu as du talent pour diriger les hommes, Robert, pour écouter les gens, pour faire attention à eux, mais je sais que tu as aussi du talent pour écrire, mon chéri. Fais-toi confiance.

Que dire avec de pareils encouragements ?

  • N’oublie pas, je serai là, avec toi. Toujours, à chaque instant, mon amour. On est liés pour l’éternité…

Je resserrai ma prise autour de ses mains et enfouis ma tête dans son cou en pleurant. Oui, elle serait là, à chaque seconde, comme elle l’était depuis notre rencontre. Je crois que c’est exactement à cet instant, tout contre elle, que j’ai décidé que je ne suivrai pas tout à fait son troisième désir. Je n’écrirai pas uniquement sur la conquête spatiale seule, mais plutôt sur notre histoire à tous les deux, avec la conquête spatiale en trame de fond. Oui, voilà, j’allais faire cela.



Je crois que nous finîmes par nous endormir ainsi, tous les deux, blottis l’un contre l’autre.

Je me réveillai quelques temps plus tard, le dos en compote. Marie dormait toujours, profondément, un léger sourire aux lèvres. Malgré sa maigreur extrême, elle était tellement belle et semblait apaisée, comme si elle avait fait tout ce que la vie lui avait donné à réaliser dans son « contrat », qu’elle nous avait dit tout ce qu’elle avait à nous dire et que, par conséquent, elle pouvait partir sereine.

Je la laissai quelques instants pour aller rejoindre Jean-Paul dans la cuisine et manger un morceau en sa compagnie. Il avait, sans doute lui aussi, les yeux rouges d’avoir beaucoup pleuré. Nous n’avions pas besoin de parler pour partager cette émotion qui nous étreignait tous les deux. En silence, nous mangeâmes sans faim, juste parce qu’il fallait prendre des forces et tenir, tenir pour elle. Je savais tout au fond de moi que cette nuit serait la dernière. Je pense que Jean-Paul aussi, en était conscient. Mais ce genre de choses, entre hommes, on n’en parle pas… On était sans doute idiots, mais c’était comme cela.

Je ne sais plus ce que j’ai ingurgité ce soir-là, tellement les aliments et leur goût n’avaient aucune importance. La dernière miette de mon repas engloutie, je suis resté prostré quelques minutes dans la cuisine, assis à la table, la tête dans les mains, me demandant comment j’allais pouvoir faire face, pendant que mon ami allait faire un dernier adieu à sa sœur. Il est revenu, le visage trempé, mais il semblait apaisé, lui aussi. Même dans cette situation, elle avait les mots et les gestes, ma Marie…

Je l’ai rejointe à mon tour et me suis assis à ses côtés, poussant le fauteuil contre le canapé où elle était allongée, Vitamine toujours couchée sur ses pieds. Celle-ci a levé sa tête et m’a regardé avec ses grands yeux tristes quand je me suis assis. Je vous jure que j’ai lu dans son regard qu’elle comprenait ce qui allait se passer…

Pour la dernière fois, j'ai pris les douces mains de Marie entre mes doigts. Elle a brièvement ouvert les yeux, heureuse de sentir ma peau envelopper la sienne et m’a souri en disant :

  • Tu es là, mon amour…
  • Oui, Marie, et je le serai toujours.
  • Je sais, Robert.

Sur un dernier sourire, je vis ses paupières se clore. Elle plongea dans un profond sommeil.

Je dus également finir m'endormir, moi aussi, près d'elle. Quelques heures plus tard, je me réveillai brusquement, en même temps que Vitamine. La seconde d'après, tous les deux, nous entendîmes Marie exhaler un profond soupir, puis plus rien. Elle venait de rendre son dernier souffle.

Je ne pus retenir un gros sanglot bruyant. Touchée par mon désespoir, Vitamine se précipita pour me lécher le visage. À croire qu'elle espérait me consoler du départ de sa maîtresse. Jean-Paul arriva derrière moi et m’entoura de ses bras. Nos larmes se mêlèrent, lapées par notre chienne. Marie nous avait quittés.



Elle était partie…

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