Chapitre 35 : c’était la fin du modèle français

10 minutes de lecture

Quelques jours après cette nuit mémorable pour la conquête spatiale, nous prîmes le train avec Marie pour un endroit qu’elle voulait me faire découvrir. Il nous fallut plus d’une journée pour arriver à Brest au départ de Marseille.

  • Tu vas voir Robert, je t’emmène tout au bout du monde, me dit-elle une fois descendus du train à Brest.
  • Mais on n’y est pas au bout du monde, ici ?
  • Presque, mais pas tout à fait. Tu verras. Descendons sur le port.

Je la suivis, portant nos sacs, ne sachant toujours pas où elle avait prévue de m’amener.

Arrivés devant l’embarcadère de la SMD[1], elle me dit :

  • Voilà, on y est ?
  • On va prendre le bateau ? Pour aller où ? Pas en Amérique quand même ?
  • T’es bête, on va à Ouessant. C’est vraiment le bout du monde. Pour être exacte, c’est le bout de la France le plus à l’ouest avant le continent américain.
  • Mais qu’est-ce qu’on va aller faire dans une île ? On va y rester longtemps ?
  • Se promener, être ensemble, faire du vélo, découvrir de magnifiques paysages, respirer le bon air pur de la mer. On va faire tout ça pendant une semaine. Je nous ai loué une petite maison.

Malgré ses explications, j’étais dubitatif. Un caillou posé sur l’eau, durant une semaine, on aurait vite fait le tour… Et après ? Bah, au pire, nous passerions la semaine à nous câliner. Il y avait plus désagréables comme vacances, nettement plus. Toutefois, mais pourquoi aller si loin pour ça ?

Pas très rassuré, je montai à sa suite sur un bateau appelée le Bugel Eussa, une petite vedette pouvant accueillir plus de deux-cents personnes et qui assurait la navette quotidiennement entre Brest et Ouessant. Je n’avais jamais été un fan de la mer, — de l’océan comme me reprit Marie, une fois le port quitté, la mer étant réservée à la Méditerranée—, il y avait trop d’eau pour moi. Déjà, je n’étais pas toujours rassuré dans l’Ardèche quand on descendait la rivière en canoë alors là, en plus, il y avait les vagues et cette immensité aqueuse…

Pourtant, nous ne naviguions pas encore dans l’océan, mais juste dans la rade de Brest, une sorte de mer intérieure. Premier arrêt dans le port du Conquet. Quelques passagers embarquèrent puis le bateau partit vers le large et la première île : Molène. Sur le trajet, je vis pas mal de rochers, d’îlots voire même d’autres îles totalement vierges.

Nous arrivâmes dans le port de l’île habitée la plus proche du continent, un bassin protégé par une digue importante.

  • Tu vois, Robert, la construction de ce môle date de 1963. Ce n’est que depuis cette date que les vedettes de la taille du Bugel Eussa peuvent accoster facilement.
  • C’est terrible, ils ne sont ravitaillés que par bateau, ici ?
  • Il parait que juste après 45, ils avaient leur courrier livré par hélicoptère deux fois par semaine.
  • Mais comment sais-tu tout ça, Marie ? Tu es du coin ? Il ne me semble pas pourtant… Suippes, c’est loin de la mer, quand même.
  • De l’océan, Robert, de l’océan ! Je ne suis pas d’ici. C’est un collègue qui m’a parlé de ces îles de façon tellement enflammée, alors je me suis bien renseignée. Je me suis dit que ça te plairait forcément.

Peut-être, mais pas tout de suite... Pour le moment, je tâchais plutôt d’essayer de garder mon repas en moi et de ne pas le partager avec les mouettes et les poissons. Néanmoins, je devais avouer que j’aimais bien cet air du large qui fouettait mon visage.

Après la très courte escale à Molène, départ ensuite vers Ouessant. Cette fois-ci, nous étions en pleine mer. Nous avions de l’eau tout autour du bateau, avec l’île de Molène et son sémaphore qui rétrécissaient derrière nous.

Nous finîmes par arriver à destination, au port du Stiff, sur la côte Est de l’île, situé à l’exact opposé de la ville principale, Lampaul. Enfin, quand je dis ville, disons la plus grande agglomération d’Ouessant. Moins de deux mille habitants sur toute l’île, m’apprit Marie, et ça ne faisait que décroitre depuis 1900.

  • L’île n’est électrifiée que depuis 1953 me dit-elle.
  • Ah oui… ça fait rêver, dis donc…
  • Arrête de faire le difficile et viens avec moi en prendre plein les yeux.

Une petite navette nous amena dans le bourg de Lampaul où nous attendaient deux vélos, loués par Marie. J’accrochai aussi bien que je pus nos sacs sur les porte-bagages et en avant ! Nous partîmes pour un trajet de quelques kilomètres jusqu’au hameau de Loqueltas, sur la pointe Nord-Ouest de l’île, notre lieu de villégiature, dans la moitié d’une ferme qui avait été réhabilitée pour les locations de vacances. Nos propriétaires, des gens charmants, nous firent visiter notre logement, composé d’un salon salle à manger cuisine avec une douche dans un coin, séparée du reste par un rideau à fleur, et d’une chambre à l’étage. Les toilettes étaient au fond du jardin, dans une cabane en bois et communes pour nous et les occupants de la ferme.



Nous posâmes nos affaires et, après un gros câlin — il fallait bien essayer le lit qui s’avéra tout à fait confortable, bien qu’un peu mou et grinçant — Marie m’entraîna pour une balade en vélo vers l’un des phares de cette île, le Créac’h, caractéristique avec ses larges bandes horizontales noires et blanches.

Je ne sais pas si vous avez déjà fait du vélo sur une île, mais je peux vous dire qu’il y a une chance sur deux, voire trois sur quatre, d’avoir le vent de face. Car sur une île, du vent, il y en a. Le phare était à moins d’un kilomètre de notre logement, pourtant j’ai cru qu’il s’en trouvait à plus de dix. En dehors de la brise marine, je commençais à être gagné par le charme des lieux. Il n’y avait pas grand monde et le temps était magnifique.

Mes poumons commençaient à évacuer l’humidité accumulée à Kourou. Je me sentais respirer plus facilement, plus légèrement. Tout était nettoyé par cet air venu du large. Il arrivait même à chasser mes idées noires concernant Europa. J’avais envoyé Gérard suivre les essais en Australie. Aux dernières nouvelles, ça se passait aussi mal que je l’avais anticipé. Le premier étage britannique n’était absolument pas prévu pour envoyer une fusée dans l’espace. Il n’était qu’un propulseur de missile balistique, complètement dépassé, recyclé par les Anglais.

Une nouvelle rafale chassa mes idées noires à l’encontre de ce projet aussi mal ficelé que possible. Le ciel était d’un bleu comme je l’avais rarement vu auparavant. Un autre bleu que notre ciel d’Ardèche, pas le même non plus que celui d’Hammaguir, et sans comparaison possible avec le gris de Guyane. J’avais l’impression d’être sur un bateau immobile, en dehors du temps.

Chaque jour qui passait me faisait encore plus aimer cet endroit et son climat un peu rude. Il n’était pas rare qu’une averse nous tombât dessus, sans crier gare, et que le nuage s’éclipsât aussi vite qu’il était venu. La brise avait vite fait de nous sécher. Je crois que je n’avais jamais autant fait de vélo que durant cette semaine avec Marie. Mes mollets étaient devenus durs comme du bois tellement ils étaient musclés.



La veille de notre départ, lors d’une promenade à pied dans la partie sud, entre Porsguen et Kerber, moi qui suis pourtant ingénieur, terre à terre, cartésien et tout et tout, je crois que je vis un signe : dans le jardin d’une maison à moitié abandonnée, il y avait un petit bateau de pêche. Son nom écrit en lettres dorées : « Robert ». Si j’avais encore le moindre doute sur le fait que j’allais avoir une histoire d’amour avec cette île, celui-ci avait disparu avec la découverte de ce rafiot ainsi qu’emporté par les mouvements de l’air venu du large.

Moi qui cherchais où me poser, une fois ma course aux étoiles terminée, quand j’aurais laissé la place aux jeunes, j’étais de plus en plus persuadé d’avoir enfin trouvé ce lieu. Quoi de mieux qu’une île perdue au milieu de l’océan, pour éviter la pollution lumineuse et observer le ciel en toute quiétude ? C’est de là que je suivrai les aventures de mes successeurs, cette certitude s’ancrait en moi de plus en plus.

Moi, le montagnard ardéchois, j’allais venir m’installer au milieu de la mer, d’autant plus facilement si mon amoureuse m’y suivrait. Heureusement, nous étions tombés amoureux d’Ouessant en même temps.



Le retour à la réalité et sur le continent fut un peu brutal. Les gros titres des journaux ne parlaient que des affrontements entre catholiques et protestants en Irlande du Nord. Le premier ministre britannique avait envoyé la troupe pour rétablir l’ordre, ce qui avait galvanisé le mouvement nationaliste qui partait pourtant divisé entre extrémistes et modérés. Une belle réussite…

À Brest, je pris rendez-vous avec un notaire bien en vue et lui demandais de rechercher une maison pour moi, sur cette île d’Ouessant, une maison qui serait une résidence secondaire durant quelques années puis ma résidence principale. Il m’orienta vers son collègue du Conquet avec qui je convins d’un rendez-vous fin octobre, afin de lui laisser le temps de prospecter.

La fin de l’été arriva avec son lot de coups d’états militaires, au Brésil, puis en Bolivie. Dans le même temps, Nixon, le nouveau président des USA depuis janvier 1969, poursuivait sa politique de « vietnamisation » de la guerre du Viêt Nam en rapatriant des soldats américains et en laissant les Vietnamiens se battre entre eux. Malgré le décès le 2 septembre de leur président Hô Chi Minh, dit « Oncle Ho », la guerre se poursuivait. Aux États-Unis, le lieutenant W. Calley fut mis en examen pour sa responsabilité dans le massacre du village vietnamien de My Lai en 1968[2]. Il fut finalement le seul militaire condamné pour cet événement.

Les travaux de l’Ensemble de Lancement Diamant B (ELD) se terminèrent fin août 1969, avec entre autre innovation la création d’un bâtiment spécifique pour l’intégration des lanceurs (BIL). Ainsi, en cas d’explosion au sol, lors de l’assemblage, le pas de tir ne serait pas détruit.



Fin octobre, nous nous retrouvâmes, Marie et moi, dans le cabinet du notaire au Conquet. Il avait trouvé deux maisons, dont une qui semblait en piteux état. Celle-ci était face à la mer et, vu son état, beaucoup moins chère que la seconde et donc beaucoup plus dans mes moyens. Je passerai mes vacances à la retaper, et j’étais certain que Marie, Jean-Paul ainsi que Paulo et sa petite famille, viendraient me rendre visite et me donner un coup de main. Les murs et la toiture étaient sains, d’après un artisan qui l’avait examinée. Il fallait que je me décide rapidement, me dit le notaire, ce type de biens étant très recherché. Marie recontacta nos logeurs de l’été et nous allâmes y passer deux jours pour nous rendre compte sur place. Il y avait effectivement quelques menus travaux, principalement dus au fait qu’elle était inhabitée depuis de longues années. Le bâti semblait solide et il n’y avait pas de trace de ruissellement ni d’humidité à l’intérieur, malgré les pluies fréquentes en automne sur l’île.

De retour sur le continent, l’affaire fut rapidement conclue chez le notaire. J’étais devenu propriétaire d’une maison sur Ouessant, avec vue directe sur la mer ! Pardon, sur l’océan. J’étais le plus heureux des hommes. Moi qui n’avais pas eu de point fixe, à part mes parents en Ardèche, j’allais enfin avoir un port d’attache, même si celui-ci était tout au bout du monde. J’étais aussi devenu titulaire d’un crédit bancaire sur vingt ans…

Sur le bateau du retour, Marie me raconta l’accident qui s’était déroulé sur le réacteur de la centrale de Saint-Laurent, pas longtemps après sa mise en exploitation industrielle. À la suite d’une erreur humaine, un des canaux véhiculant du gaz carbonique, destiné à récupérer les calories de la réaction nucléaire, avait été obturé. Le canal de combustible n’avait plus été refroidi. Il avait chauffé, jusqu’à commencer à fondre. Il y avait eu fusion d’environ cinquante kilos d’uranium, libérant dans le réacteur, puis dans l’atmosphère, des produits radioactifs. Aucune communication officielle n’avait été faite sur le sujet.

Cet accident, ainsi que le fait que le modèle français de réacteurs à uranium naturel arrivait au maximum de la puissance possible, décida le président Pompidou à choisir plutôt la technologie des réacteurs américains à eau pressurisée REP[3]. C’était donc la fin du modèle français.






[1] SMD : Société Maritime Départementale, ancêtre de l’actuel compagnie Penn Ar Bed. Société publique gérant la desserte des îles de Sein, Molène et Ouessant au départ de Brest et du Conquet.

[2] Le 16 mars 1968, dans le hameau de My Lai, environ 500 civils, dont des femmes, des enfants et des bébés, ont été tués de sang-froid par un groupe de soldats de l'armée américaine. Ce n'est qu'en novembre 1969 que les Américains ont appris l'horrible événement. Vingt-six soldats américains ont été accusés pénalement, mais seul le second lieutenant William Calley, chef de peloton, a été reconnu coupable de la mort de 22 villageois. Il a été condamné à une peine d'emprisonnement à perpétuité, mais il n’a purgé que trois ans et demi en résidence surveillée.

[3] Réacteurs REP : réacteurs à eau pressurisée. Le fluide caloporteur et le modérateur (pour ralentir les neutrons) est de l’eau pressurisée, à 155 bars (15 fois la pression atmosphérique) sous 300°C (l’eau reste liquide dans ces conditions). Le combustible est de l’uranium naturel enrichi en uranium fissile U235. Le procédé français était un réacteur dont le combustible était de l’uranium naturel et dont le fluide caloporteur était le gaz carbonique CO2 et le modérateur le graphite. C’étaient les réacteurs Uranium Naturel Graphite Gaz (UNGG).

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Fred Larsen ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0