Chapitre 36 : qu’il apprenne à canaliser son énergie

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Cette année 1970 débuta par la rocambolesque « Affaire des vedettes de Cherbourg ». L’armée israélienne, pour contourner l’embargo français en vigueur depuis 1967 et le début de la guerre des 6 jours sur les livraisons d’armes à leur pays, avait réalisé une opération destinée à récupérer cinq vedettes rapides bloquées dans le port de Cherbourg. Ils avaient monté de toutes pièces une soi-disant entreprise norvégienne, immatriculée au Panama, qui avait racheté ces bateaux. Ces derniers étaient non armés puisqu’ils devaient recevoir de l’armement israélien, avec l’aval de leur pays de destination initial – et pour cause puisqu’il s’agissait d’une opération du Mossad – pour servir à de la recherche pétrolière en mer du Nord. Ces navires appareillèrent dans le mauvais temps, durant la nuit de noël 1969. Israël venait de s’offrir un joli cadeau. Celui-ci ne fut pas perdu pour tout le monde puisque le solde du paiement de ces vedettes, cinq milliards de francs, boucha un gros trou dans la trésorerie des Constructions Maritimes de Normandie. Le fait que ces vedettes n’aient pas été livrées officiellement à l’armée israélienne permit aussi à la France de décrocher de gros contrats d’armement avec des pays arabes dont l'Égypte, l'Arabie Saoudite et la Libye. Tout était bien qui finissait bien, même s’il se raconta plus tard dans les coulisses du pouvoir que le ministre de la défense avait donné ordre de couler ces bateaux. Il avait fallu la menace de démission du chef d’état-major des armées pour calmer le ministre. Avec Marie, nous nous sommes demandés si finalement ce n’était pas un sketch, mais non, tout ceci avait bien été réel…



En mars eu lieu le premier lancement d’une fusée Diamant-B, au départ de Kourou. Ce fut une étape importante à la fois dans la conquête spatiale française et aussi dans le développement du CSG[1]. Ce lancement, réalisé conjointement avec l’Allemagne qui livra un satellite WIKA et une capsule, MIKA, devant mesurer les performances de la fusée, fut un beau succès, malgré quelques déboires. En effet, le module technologique MIKA tomba rapidement en panne à cause de vibrations importantes du lanceur au décollage. Toutefois, WIKA, de son côté, fournit des informations sur les données de la haute atmosphère durant deux mois et en particulier de la Geocorona[2]. Certes, le poids et la taille de ce satellite était modeste, mais son orbite était plutôt haute, avec un apogée[3] à plus de 1600 kilomètres. C’était le mieux que nous ayons fait à l’époque.

Diamant semblait s’annoncer comme une alternative fiable, bien que moins puissante, à la fusée Europa qui ne paraissait connaître que des déboires. Les différents lancements sur la base de Woomera, en Australie ne donnaient rien de bon. Autant les cinq premiers tirs de cette fusée, composée pour ceux-ci du premier étage britannique, le fameux missile Blue Streak, avec une maquette des deuxième et troisième étages pour les derniers essais, avait été un succès, autant tous les suivants furent tous des échecs. Dès que l’on dépassait le stade de la maquette pour les étages autres que le premier, on n’obtenait que des catastrophes. Il y avait visiblement un problème de compatibilité ou de cohérence entre les modules britanniques et français puisque les deux tirs de 1967 s'étaient soldés par une absence d’allumage du tronçon français, appelé Coralie.

Une fois ce souci réglé, les deux tirs suivants en 1968 et 1969 s'étaient terminés tout aussi mal avec un arrêt prématuré du troisième étage allemand.

Je devais me rendre à Woomera pour l’essai de juin 1970. Celui-ci serait le bon m’avait-on assuré. Dans tous les cas, il serait le dernier au départ de l’Australie. Le prochain tir de la fusée Europa devant avoir lieu à Kourou en 1971, si l’emplacement de tir était terminé. Tout le monde mettait les bouchées doubles en Guyane.



En attendant mon départ pour l’autre côté du globe, je continuais à rassembler mes souvenirs. J’avais promis à Marie de les coucher sur papier et, qui sait, peut-être un jour d’en faire un livre. Pour le moment, les souvenirs me revenaient un peu dans le désordre, j’essayais de les classer par ordre chronologique, au fur et à mesure que je les écrivais. Quand j’avais un doute sur une anecdote ou un enchainement d’opérations, je n’hésitais pas à téléphoner à Paulo. Il avait une mémoire impressionnante, même si celle-ci n’était pas d’une objectivité totale. Il avait par exemple un peu oublié son rôle dans le fameux essai raté de filoguidage, ainsi que le conseiller ministériel ratatiné. Toutefois, entre ses souvenirs, les miens, et ceux du reste de l’équipe, j’allais finalement arriver à reconstituer toute cette épopée magnifique de la France spatiale.



En février 1970, une « nation spatiale » de plus avait vu le jour : le Japon venait de lancer et de placer en orbite, avec une fusée Lambda, le satellite Ōsumi. Quelques mois plus tard, la Chine rejoignit le Japon en mettant en orbite Dong Fang Hong 1, avec une fusée Longue Marche 1. Il y avait désormais cinq nations spatiales dans le monde : l’URSS, les USA, la France, le Japon et la Chine.



Début juin, je m’envolais vers les USA, puis l’Australie. Les préparatifs se terminaient pour ce qui devait représenter, enfin, le couronnement de ce projet Europa. Cette base de Woomera, cette zone d’exclusion militaire plutôt, était incroyablement immense, située à 450 kilomètres au nord d’Adélaïde, avec près de 127 000 kilomètres carrés, elle représentait le plus grand terrain militaire au monde, quasiment la superficie de l’Angleterre[4] et presque une fois et demie celle du Portugal. J’ai appris nettement plus tard que cette base était située sur une région désertique sacrée des Aborigènes. À l’époque de sa création, en 1947, juste après la seconde Guerre Mondiale, l’avis des natifs ne comptait pas vraiment en Australie… En même temps, avait-on finalement fait mieux à Hammaguir ? Je n’en étais pas certain, avec les Bédouins qu’on avait prié d’aller « nomadiser ailleurs », sans parler de la zone des essais nucléaires, qu’on avait dû rendre passablement contaminée aux autorités algériennes, d’après ce que m’avait laissé entendre Marie.

La région autour de la base australienne, sans doute une ancienne mer intérieure, présentait une teneur en sel extrêmement élevée, quatorze fois supérieure à celle de l’eau de mer, ce qui entraînait de gros problèmes de corrosion pour les matériels à base d’alliages ferreux. Cependant, il s’agissait du meilleur site de lancement de fusées dans le Commonwealth. En arrivant sur place, j’en avais profité - sans me faire trop d’illusion parce que le « Triangle d’été » n’est normalement pas visible dans l’hémisphère sud – pour me renseigner sur cette fameuse étoile vue durant mon enfance. Outre le fait qu’effectivement, cette zone du ciel n’était pas visible à Woomera, personne n’avait jamais entendu parler de ce phénomène que j’étais pourtant certain d’avoir observé. Qui sait si j’aurais un jour une explication qui tiendrait la route ?

J’assistai à ce tir en tant qu’invité de marque car futur pilote du prochain tir à Kourou. Au préalable, j’avais eu droit à un laïus qui m’avait vanté les mérites de ce projet et m’avait présenté, à moi ainsi qu’à tous les autres VIP présents, les leçons qui avaient été tirées des ratés précédents. L’échec n’était même pas envisagé cette fois-ci.

C’est donc plutôt confiant que je me rendis au poste de commandement, pour assister à ce dernier tir australien d’Europa, qui représentait l’avenir spatial européen. Je n’avais toutefois pas totalement oublié les cafouillages en série de ce projet ne semblant pas vraiment avoir de pilote.

La fusée était magnifique sur son pas de tir. Avec ses plus de trente mètres de haut, à comparer à la vingtaine de mètres de Diamant-B, elle était impressionnante. Je voulais y croire. On voulait tous y croire sur place.

À l’heure prévue, l’allumage du premier étage eu lieu. Dans un premier temps, elle s’éleva lentement avant de s’élancer vers le ciel. La séparation du premier étage se fit parfaitement, tout comme l’allumage du second. Coralie avait fonctionné. Elle se sépara alors du troisième étage, laissant celui-ci terminer l’ascension. Tout semblait se passer à la perfection. Il s’éteignit à son tour et là, catastrophe : la coiffe ne s’ouvrit pas. Tous ces efforts pour rien… Encore un essai raté. Il devait être écrit que ce projet ne serait qu’un échec. Europa-1 était un ratage complet.

Je rentrai, un peu triste, à Kourou. Même si je ne croyais pas vraiment à ce projet sans réel pilote décisionnaire, j’étais frustré, comme lors de chaque tir avorté. J’aurais tellement préféré avoir tort et assister au succès de ce lancement australien. J’espérais qu’on ferait mieux avec Europa-2, modèle « amélioré », comportant un 4ème étage, que nous allions lancer du CSG. Il était prévu deux tirs de qualification puis le lancement de deux satellites de télécommunication du programme franco-allemand Symphonie. Un beau projet entre deux pays qui travaillaient de concert, après deux guerres fratricides. Une telle idée suffirait-elle à transformer ce projet en réussite ?



Je m’épanchais sur mes doutes à ce sujet, lors d’une conversation téléphonique avec Marie :

  • Visiblement ça n’a pas été terrible ton déplacement en Australie ?
  • Non, une cata… Voilà, Europa 1, c’est fini, définitivement.
  • Tout le projet Europa est enterré alors ?
  • Non, on est déjà sur Europa-2.
  • Ah, c’est pas fini la coopération européenne dans le domaine spatial ?
  • Non, pas du tout, Marie. On prend les mêmes et on recommence. C’est la même fusée qu’Europa 1 mais avec un quatrième étage en plus, et sans les Britanniques. Ils sont quitté le navire l’année dernière.
  • Mais si j’ai bien suivi, c’est quand même un premier étage anglais ? Le blue steack ?
  • Blue Streak, oui, fis-je en réprimant un sourire, qui avait dû quand même s’entendre au téléphone.

Elle avait l’oreille, Marie, elle était terrible pour ça.

  • Te moque pas, Robert.
  • Non, c’est pas mon genre, tu me connais, répondis-je, toujours en souriant.
  • Oui, c’est cela… Tu veux que je boudouille ?
  • Non, Marie. J’aime autant pas. Surtout quand tu n’es pas à côté de moi.

C’est un mot qu’elle avait inventé, ou que j’avais inventé, je ne sais plus…. Cela consistait en un genre de bouderie, mais pas grave, plus un jeu entre nous. Elle était friande de cela, Marie

  • Donc oui Marie, il y a bien un premier étage britannique, ce fameux Blue Streak, issu d’un missile militaire. Mais ils ne font que nous le fournir, on se débrouille avec ensuite.
  • Tu es confiant pour ce lancement l’année prochaine alors ? Avec Europa-2 ?
  • Je veux y croire…. Mais je ne sais pas. Il y a deux tirs de qualification prévus mais j’ai peur que si le premier foire, on décide de tout arrêter.
  • Est-ce que ça ne sera pas pour un autre projet plus sérieux et fiable du coup ?
  • Si, sans doute…
  • Donc, dans tous les cas, c’est positif, non ?
  • Oui, tu as raison, Marie
  • Tu te souviens, cette histoire du verre à moitié vide ou à moitié plein ?

Oui, je m’en souvenais bien. C’est juste une attitude générale face aux aléas de la vie. Il était toutefois temps de changer de sujet et de m’enquérir de ses nouvelles à elle.

  • Et toi, dis-moi Marie, bientôt le démarrage de la deuxième centrale de Saint Laurent ?
  • Oui, normalement dans un an environ.
  • Ensuite, tu vas faire quoi ?
  • Je ne sais pas encore, il y a des projets de réacteurs d’un autre type maintenant. Je vais peut-être travailler à leur conception.
  • Un autre type ?
  • Deux autres types en fait : soit le brevet américain des Réacteurs à Eau Pressurisée soit aussi les surrégénérateurs, des réacteurs à neutrons rapides. Il y a déjà un prototype en fonctionnement au CEA de ce type de réacteur, il s’appelle Rapsodie. Un autre est en construction à côté.
  • Tu pourrais même y retrouver Paulo, là-bas.
  • Ah oui, je n’y avais pas pensé, ça serait chouette ça. Tu as de ses nouvelles ? Ça se passe bien pour lui et sa petite famille ?
  • Oui, ils vont tous bien. Josiane s’est bien adaptée et a trouvé du boulot dans une usine juste à côté. Alain est au collège et ça semble se passer parfaitement pour lui. Quant à Paulo, tu sais comment il est, non ?
  • Il a « fait des siennes » au CEA aussi ?
  • Non, enfin oui, mais moins qu’avec moi. Et puis, il est à un poste de responsabilité maintenant, il ne peut plus se permettre de se comporter comme il veut. Il m’a raconté qu’avec ses gars, ça se passe très bien, vraiment très bien. Il est heureux. C’est avec ses chefs qu’il n’est pas toujours facile. Mais il est compétent, alors ils devront s’y faire…

Sacré Paulo... Il avait changé en prenant des responsabilités, mais était quand même resté identique à lui-même.

  • Et son aîné, que devient-il ? Il est toujours avec eux ?
  • Robert vient d’avoir dix-huit ans et il n’a pas changé son projet, de retourner en Guyane et de devenir chasseur. Josiane est catastrophée. En attendant, ils ont eu une « carotte » pour le faire travailler au lycée. S’il voulait venir en Guyane lors des vacances scolaires, il devait réussir son baccalauréat. Il l’a eu avec la mention bien, ce qui est pas mal du tout !
  • Ah oui, bravo ! Et Paulo, comment envisage-t-il le potentiel départ de son fils comme chasseur ?
  • Bah, il prend ça comme il peut. Il a conscience que lui aussi n’a pas été facile quand il était jeune. Il sait également que je garderai un œil sur son fils quand il sera ici, même si dans la forêt amazonienne, je ne pourrais pas faire grand-chose…. Mon filleul doit venir à l’été. On verra début septembre s’il repart en métropole ou s’il reste ici. Il est bien possible que deux mois dans la brousse le fassent changer d’avis. À moins qu’ils ne le confortent dans sa décision ? On verra bien.
  • Tu vas le laisser vivre dans la jungle durant deux mois ?
  • T’en fais pas, dans la famille d’un de mes chefs de chantier, il y a des chasseurs de métier. Il partira avec eux. J’ai confiance. Ça se passera bien.
  • J’espère pour toi.
  • Oui, sinon, je crois que Paulo, malgré toute son amitié, ne me le pardonnerait pas.
  • Je ne le laisserai pas te faire du mal, Paulo

Ah, ma guerrière…

  • Ne t’inquiète pas, Marie. Ces chasseurs savent ce qu’ils font. Ils en vivent. Ils connaissent bien la Guyane et ses pièges. Ils sont prudents, ce sont des professionnels.
  • Inch Allah comme tu disais à Hammaguir, Robert.
  • Oui, tout à fait, Inch Allah.

Robert, mon jeune filleul, atterrit en Guyane quelques jours plus tard. Je l’attendais à la sortie de l’avion. Il avait sacrément changé, un vrai jeune homme maintenant. Il me raconta dans la voiture qu’il s’était mis à la lutte et à l’athlétisme. Son père lui avait dit qu’il fallait qu’il apprenne à canaliser son énergie.




[1] CSG : Centre Spatial Guyanais appelé couramment « Kourou ». Zone de lancement des fusées françaises, puis européennes situé en Guyane Française, proche de l’équateur (5° de latitude Nord).

[2] Geocorone ou géocouronne : c’est la partie la plus lumineuse de la couche externe de l’atmosphère terrestre ou exosphère située entre 700 et 19 000 km de la surface du globe terrestre.

[3] L’apogée d’une orbite d’un astre, d’une planète ou d’un satellite est le point le plus éloigné du corps autour duquel il tourne. Le point de son orbite le plus proche de son centre de rotation est le périgée.

[4] La superficie de l’Angleterre (Grande-Bretagne moins Irlande, Ecosse et Pays de Galles) est environ de 130 000 km2. La surface du Portugal est 90 000 km2.

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