Chapitre 34 : une femme extraordinaire, mais pas d’enfant

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En janvier de cette année 69, de nombreux pays – à l’exception notable de la France, de l’Italie, d’Israël, de la Chine, des USA, de l’Arabie Saoudite et de l’Afrique du Sud - ratifièrent une convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Pour ce dernier état, personne ne s’étonna étant donné que son régime, était basé sur le principe de la discrimination raciale et la supériorité des « blancs » sur tous les autres. Il faudrait quelques années avant qu’ils ne signent tous cette convention et encore tellement plus longtemps avant qu’elle ne soit réellement appliquée partout. Marie et moi convînmes que la position de la France provenait des DOM-TOM[1] et du traitement qui était réservé aux personnes qui en étaient originaires.

En 1969, la démocratisation de la Tchécoslovaquie n’était plus qu’un souvenir, fini le « socialisme à visage humain ». Les troupes soviétiques présentes partout dans le pays furent rejointes par des conseillers civils et militaires avec pour objectif d’encadrer la politique de « Normalisation ». Les suicides par immolation de Jan Palach et Jan Zajic, ne changèrent en rien à la détermination du bloc communiste.

À peu près dans le même temps, le Comité central du Fatah[2] publia son programme en sept points. Celui-ci décrivait un futur État palestinien indépendant et démocratique avec, comme base, l’égalité de tous les citoyens quelle que soit leur religion. Un beau rêve qui aurait pourtant du mal à devenir réalité, même des dizaines d’années plus tard. Début février, Yasser Arafat accéda à la présidence de l’OLP[3]. Sous son impulsion, cette organisation se transforma en véritable État en développant un certain nombre de services civils (santé, enseignement, finance) et en versant des pensions aux martyrs de la lutte armée contre Israël ; le tout étant financé par les monarchies pétrolières du Golfe persique.



Le tir d’une des dernières Véronique AGI, fin février 1968, fut un échec dans la mesure où la coiffe s’éjecta trop tôt, alors que l‘altitude attendue n’avait pas été atteinte. Werner ; qui était venu pour l’occasion de Vernon, repartit déçu. On sentait qu’une page était en train de se tourner, clôturant bientôt l’aventure Véronique.

Dans ce contexte passablement agité, mais me rendant plutôt optimiste quant à l’avenir – à l’exception près de la Tchécoslovaquie - je devais parler à Paulo. J’avais remarqué que, depuis plusieurs semaines, il était particulièrement grognon, il était « gronchon » comme disait Marie, un mélange de grognon et ronchon…

Je devais tirer ça au clair. Si mon ami avait un problème, mon aide lui était acquise, et ce quel que soit ce problème. Il en était ainsi entre nous, on se disait tout et à lui, je devais tout.

Dès que je pus, je le fis venir dans mon bureau. J’avais beau être son chef, cet entretien était tout sauf formel. Juste deux amis qui discutaient de leurs problèmes respectifs :

  • Ça va Paulo en ce moment ? Je ne te sens pas très bien…
  • Non, ça va…
  • Allons, on se connait depuis combien, presque vingt ans ? Alors pas à moi, Paulo, dis-moi ce qui ne va pas.
  • C’est Josiane…
  • C’est Josiane qui ne va pas bien ?
  • Non, non, elle va bien mais…
  • Mais quoi ? Vas-Paulo, parle nom d’un chien !

Quel besoin avait-il de tourner autour du pot. Je pouvais tout entendre de lui

  • Voilà, Josiane ne supporte plus l’humidité d’ici.
  • Ah… Elle ne supporte plus du tout… Du tout ?
  • Non, plus du tout, du tout, et du coup, forcément, c’est compliqué à gérer au quotidien.
  • Oui, je comprends… Finalement, tu voudrais quoi, toi Paulo ?
  • Qu’elle aille mieux, forcément…
  • Oui, forcément mais donc… Tu veux me demander quelque chose ?
  • Non, enfin oui…. Mais non, je ne peux pas te demander ça, Robert…
  • Qu’est-ce que c’est que ces conneries, Paulo ? Tu te fous de moi ? Depuis quand tu prends des gants avec moi ?

Je ne l’avais jamais vu comme ça…Ce qu’il allait me demander devait être quelque chose de vraiment inédit, voire gênant.

  • Voilà, je t’ai suivi partout, hein ? Depuis le début…
  • Oui, bien sûr. C’est ce que je t’avais promis à Annonay, tu t’en souviens… On en tenait une sacrée ce soir-là… Cependant, j’ai tenu parole. On ne s’est jamais quittés.
  • Justement, c’est bien ça la question…
  • C’est quoi la question ?
  • Est-ce que tu peux te passer de moi ?

Mince, je ne l’avais pas vue venir, celle-là ! Pouvais-je me passer de mon pote ? Me passer de celui qui était toujours là ? Me passer de ma « patte de lapin géante » ? Me passer de celui qui déclenchait si bien les tirs des fusées, de ce bricoleur de génie ? Comment ferais-je sans le seul qui osait me tenir tête, en particulier, et surtout, quand j’avais tort et que je m’obstinais….

  • Comment ça, Paulo ?
  • Voilà, je ne vais pas y aller par quatre chemins…

On ne pouvait pas dire qu’il était allé droit au but jusqu’à maintenant, il était temps qu’on en arrive à l’objet exact de sa demande…

  • Est-ce que tu peux me trouver un poste en métropole ? On ne peut plus rester ici avec les enfants.
  • Tu ne veux donc plus rester avec moi, ici, Paulo ?

Là, je savais que j’étais vache… Le mettre devant un tel conflit de loyauté, cela ne se faisait pas.

  • Désolé, Paulo, je n’aurais pas dû te dire ça… Bien sûr que je vais essayer de te trouver un poste en métropole. Ça ne devrait pas être trop difficile avec toute ton expérience. Quant à Josiane, elle devrait trouver facilement aussi, avec son expérience de chimiste.
  • Merci Robert, en fait… Je n’osais pas te le demander. Je savais que tu comptais sur moi.
  • T’en fais pas Paulo, ta petite famille compte plus que tout. Tu as raison de penser à eux en priorité. Je vais appeler Marie ce soir et voir avec elle si elle sait à qui je peux m’adresser.
  • Merci, tu es vraiment un ami, fit-il en me tombant dans les bras, du haut de son mètre quatre-vingt-dix.

J’allais perdre un fidèle compagnon sur le terrain mais je venais de gagner définitivement un ami, tout en me préparant à m’en passer… Paradoxe… La vie n’est que paradoxe.



Le soir même, j’eus Marie au téléphone, pour une de nos très longues conversations habituelles. L’un des avantages liés à ma fonction était la mise à disposition d’une ligne inter[4], et ce, sans limite de facturation. Du moins personne ne m’avait fait remarquer quoi que ce soit jusqu’à ce jour.

  • Ça y est Robert, le réacteur a divergé hier ! On a sablé le champagne en salle de commande. Les premiers mégawatts vont bientôt être sur le réseau, m’annonça-t-elle heureuse.
  • Ben si ça a divergé, ils doivent y être non ?

Je ne voyais pas où ils auraient pu aller ces sacrés mégawatts…

  • Non, pas tout de suite. On a de nombreux essais à faire, mais ça va aller vite.
  • Et en attendant, elle passe où la puissance ?
  • Dans la Loire.
  • Et les poissons ?
  • T’en fais pas, ils ne sont pas cuits non plus. C’est dilué et puis avec le débit de la Loire en cette période, on ne voit même pas la différence avant et après la centrale, en termes de température.

J’étais finalement un écolo avant l’heure, moi qui faisais brûler des tonnes de kérosène, d’essence de térébenthine et autres produits chimiques « sympathiques », avec mes petites fusées. Marie m’avait quand même rassurée quant à la santé des petits poissons de la Loire.

  • Marie, il faut que je te demande quelque chose…
  • Oui, Robert.
  • Ce n’est pas pour moi, c’est pour Paulo… Tu as encore des contacts au CEA, à Cadarache par exemple ?
  • Oui, bien sûr, mais pourquoi pour Paulo ?

Je lui expliquai de quoi il retournait, lui relatant la discussion avec mon ami et le fait que je devrais apprendre à faire sans lui désormais. Il fallait que je m’y prépare. En même temps, à près de cinquante ans, il était peut-être temps que j’apprenne à me débrouiller sans béquille, ni patte de lapin.

  • Je vais passer quelques coups de fils demain et je te dis ça. Je pense qu’ils seront enchantés de recruter un bricoleur de génie comme lui. Tu sais, le CEA, ce n’est finalement que du « gros bricolage ». Ce n’est pas de la série ni de la production comme les centrales EDF. Chaque réacteur est unique.
  • Merci Marie. Tu sais, je lui dois bien ça à Paulo.
  • Tu ne lui dois rien, Robert, tu es son ami, point.
  • Oui, tu as raison, ce n’est pas une question de devoir mais juste d’amitié réciproque.
  • Voilà.

Elle avait toujours le mot juste ma Marie… Toujours.



Elle passa quelques appels aux contacts qu’elle avait gardés à Cadarache et obtint quasi immédiatement une proposition d’embauche pour Paulo. Justement, le chef électricien de Rapsodie[5] allait partir pour une retraite bien méritée à 65 ans et le CEA désespérait de lui trouver un remplaçant. La candidature de Paulo tombait à point nommé. Marie eut même droit aux remerciements du responsable des projets RNR[6]. En effet, une bonne partie des effectifs de Rapsodie migraient sur le nouveau réacteur, Phénix à Marcoule, et les équipes initiales du premier réacteur RNR du CEA étaient critiques pour en maintenir l’opérabilité. L’électricité étant un des domaines cruciaux de la maintenance et du fonctionnement du réacteur, ils ne pouvaient pas se permettre de ne plus avoir de chef électricien.

Une semaine plus tard, Paulo prit l’avion direction Paris, puis le train pour Aix en Provence afin d’aller rencontrer les responsables du CEA qui devaient statuer sur son embauche. Je l’avais briefé, pour qu’il soit calme et qu’il ne monte pas sur ses grands chevaux comme il savait si bien le faire, dès qu’il se sentait agressé ou rabaissé. Il m’avait promis qu’il resterait zen. En même temps, c’est lui qui voulait revenir en métropole. À lui de mettre toutes les chances de son côté.

Je ne sais pas ce qu’il s’est passé – il n’a jamais voulu me raconter les détails de ses entretiens – mais il fut recruté à un niveau de salaire qu’il n’aurait lui-même jamais imaginé. Il revint tout guilleret nous annoncer la bonne nouvelle dès sa descente de l’avion à Pointe à Pitre. Josiane lui sauta dans les bras de bonheur. Je ne m’étais pas rendu compte à quel point l’humidité de la Guyane lui pesait, ni à quel point elle se sentait loin de tout. Le seul qui semblait triste de partir, dans la petite famille de Paulo, était Robert, mon filleul, lui qui rêvait de devenir chasseur.

  • C’est terrible, Robert, me dit mon ami le lendemain. On est tous heureux de repartir vers le Sud de la France, sauf mon ainé. On a l’impression de lui arracher le cœur en quittant la Guyane.
  • Il pourra revenir plus tard. Tu peux lui dire que je l’accueillerai quand il voudra.
  • C’est gentil, Robert, merci, mais tu te rends compte, il n’a que seize ans et rêve déjà de nous quitter ?
  • Ainsi va la vie, non ? Les enfants quittent leurs parents ? Tu as bien quitté ta mère pour venir avec moi à Vernon, puis Suippes, puis….
  • Je sais, mais c’est pas pareil, moi !
  • Ben si !
  • Non, je n’avais pas seize ans moi !

Non, effectivement. Toutefois, malgré le lien très fort qui l’unissait à sa mère, il était parti loin d’Annonay. Je n’étais pas certain que Robert junior ait le même lien avec Josiane.

  • C’est vrai… Enfin, pour le moment, il part avec vous.
  • Oui, mais je sens bien qu’il ne va penser qu’au moment où il pourra revenir. Déjà qu’il n’est pas brillant, brillant au lycée. Ça ne va pas s’arranger quand on sera à Aix.
  • Tu peux peut-être faire un marché avec lui…
  • Du genre ?
  • Eh bien, avec des bons résultats scolaires, il viendra passer les vacances d’été ici.
  • C’est une idée, oui !

Si j’avais su dans quoi on allait s’engager. Ces mots allaient décider de l’avenir de mon filleul, un avenir que ni son père ni moi n’envisagions à l’époque.



Peu de temps après cette discussion, nous apprîmes la démission du Président-Général, suite à un « non » majoritaire au référendum qu’il avait organisé. Il avait tiré les conclusions de son échec et, à son âge avancé, il allait profiter d’une retraite bien méritée. Sans surprise, son successeur fut son ancien premier ministre et le chef du gouvernement Pompidou, se trouva être J C-D, l’âme damnée du Président-Général. Le changement dans la continuité…

Début juillet, les Russes prirent encore une longueur d’avance sur les USA avec la première navette habitée qui atteignit l’espace, en dépassant cette fameuse ligne de Karman, et qui revint sur terre par ses propres moyens. Un pas de géant. Les Américains ne pouvaient pas rester sans réagir. La mission Apollo 11 devait montrer au monde entier leur supériorité incontestable dans le domaine spatial. Ils allaient enfin répondre à l’engagement pris par le Président Kennedy en 1961, lorsque celui-ci avait lancé le programme Apollo de la NASA : poser le pied sur la Lune avant la fin de la décennie.



Paulo, Josiane et leurs deux enfants quittèrent la Guyane fin juin, au moment des vacances scolaires. Cela aurait été trop difficile de les faire changer en pleine année scolaire. Le CEA avait dû attendre un peu. Pour mon ami, il était hors de question de partir sans sa famille. Ils étaient bien installés en banlieue d’Aix, à Venelles, dans une jolie maison avec un grand jardin.

Ce fut chez eux, qu’avec Marie, nous nous retrouvâmes le 21 juillet 1969. Mon ami avait réussi à louer un poste de télévision, l’un des derniers encore disponibles. Tous les six, nous découvrîmes durant la nuit, sous nos yeux ébahis, les premiers pas de l’homme sur l’astre lunaire, la concrétisation de toutes ces années d’essais, d’échecs, de débauche d’énergie et d’argent. Enfin, l’Homme avait réussi. Il avait voyagé dans l’espace pour de bon. Cette fois-ci, l’avance des Soviétiques sur les Américains avait été réduite à néant d’un seul coup.

Je voyais mon ami expliquer dans le détail à ses fils, ce qui se passait, les conditions d’apesanteur, l’absence d’atmosphère, l’exiguïté du module LEM, le fait qu’un astronaute soit resté en orbite autour de la Lune pendant que les deux autres descendaient dans le LEM. Il avait même dessiné un schéma montrant la Terre, la Lune, les trajets d’Apollo 11, ainsi que le déplacement de la Lune autour de la Terre durant toute la mission[7]

Quelle expérience incroyable ! Pour nous qui savions un peu les difficultés à résoudre pour que cela fonctionne, nous qui avions parfois tellement de mal à faire décoller une « bête fusée inhabitée », nous étions fascinés par ce que les Américains réalisaient sous nos yeux. Poser le pied sur un satellite de la Terre à plus de 380 000 kilomètres de nous. La distance qui nous semblait auparavant astronomique se trouvait maintenant à notre portée…

Je ne pouvais pas m’empêcher de ressentir une petite pointe d’envie pour ce que Paulo vivait à cet instant-là. Moi, je n’aurai jamais l’occasion d’expliquer des choses comme ça à mon fils ou ma fille. J’avais autre chose, une relation exceptionnelle avec une femme extraordinaire, mais pas d’enfant…






[1] DOM-TOM : Départements d’outre-Mer et Territoires d’Outre-Mer, ancienne dénomination de la France d'outre-mer, la France ultramarine, les Outre-mer ou les outre-mers, ou bien encore les Ultramarins. Ils comprennent les territoires de la République française éloignés de la France métropolitaine, située elle sur le continent européen. On parle aujourd'hui de DROM-COM (départements et régions d'outre-mer et collectivités d'outre-mer). Ces territoires, issus des anciens empires coloniaux français (XVIe – XVIIIe siècles et XIXe – XXe siècles), sont situés en Amérique, Océanie, dans l'Océan Indien et en Antarctique. Ils recouvrent des réalités culturelles et politiques très variées et sont soumis à des régimes administratifs et juridiques très différents.

[2] Le Fatah est un parti politique nationaliste palestinien qui est le plus important de l'Organisation de Libération de la Palestine (OLP Fondé par Yasser Arafat, Khaled Yashruti, Salah Khalaf et Khalil al-Wazir au Koweït en 1959).

[3] L’Organisation de libération de la Palestine est une organisation palestinienne politique et paramilitaire, créée le 28 mai 1964 à Jérusalem. L'OLP est composée de plusieurs organisations palestiniennes, dont le Fatah, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP).

[4] À l’époque toutes les lignes téléphoniques n’avaient pas un accès direct à l’international. Ses fonctions de chef de projet permettaient à Robert de bénéficier de cette facilité.

[5] Rapsodie est le premier réacteur nucléaire expérimental français de la filière à neutrons rapides et à caloporteur sodium, conçu à la fin 1957 par le département des études de pile du CEA à Cadarache. Il a fonctionné de 1967 à 1978 et son arrêt définitif fut acté en avril 1983.

[6] RNR : filière de Réacteurs à Neutrons Rapide. Le premier réacteur de ce type a été Rapsodie à Cadarache, puis Phénix à Marcoule et enfin Super Phénix à Creys-Malville. Ce dernier a été exploité par un conglomérat Franco-italo-allemand, la NERSA jusqu’en 1997, date de son arrêt définitif pour des raisons politiques.

[7] Il avait fait un dessin similaire à celui que l’on peut retrouver dans le rapport de la NASA en diffusion libre : https://history.nasa.gov/alsj/a11/A11_MissionOpReport.pdf

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