Chapitre 33 : Si seulement c’était aussi simple en politique internationale

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Après quelques dernières victoires de part et d’autre, sans réel impact sur les suites de cette guerre, la conférence de Paris sur le Viêt-Nam s’ouvrit effectivement le 13 mai 1969. Au départ, celle-ci ne concernait que les Américains et les Nord-Vietnamiens. Le premier objectif de ces pourparlers était de faire stopper les bombardements américains sur le Nord-Viêt-Nam.

Autant ça semblait se « calmer » un peu en ex-Indochine, autant la situation au Moyen-Orient paraissait totalement hors de contrôle. Une véritable guerre d’usure se déroulait dans le Sinaï. Cela avait commencé, apparemment, par les bombardements égyptiens des positions israéliennes de la rive orientale du canal de Suez. Les échanges de tirs d’artillerie s’étaient multipliés. Il avait fallu évacuer les populations civiles des deux côtés du canal. L’armée israélienne intensifiait les raids aéroportés sur des cibles liées à l’infrastructure économique de l’Égypte.

Pour la première fois, en juillet, un commando du Front Populaire de Libération de la Palestine détourna un avion, le vol El Al Londres-Tel Aviv. Dirigé vers Alger, il faudra attendre quarante jours avant que les otages soient libérés.

Quelques semaines auparavant, un faible espoir avait vu le jour au niveau international : la signature à l’ONU d’un traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Celui-ci avait été ratifié par 137 pays, mais pas Israël, qui, entre temps, travaillait d’arrache-pied pour se doter de l’arme atomique. On risquait toujours un embrasement total de la zone du Moyen-Orient.

La tension montait également en Tchécoslovaquie, avec un avertissement adressé à ses dirigeants, par les chefs de partis et de gouvernements de cinq pays communistes, remettant en cause la politique de libéralisation.

Sur le continent américain, à l’approche des JO de Mexico, les manifestants et la police s’affrontèrent dans le cadre de la révolte étudiante. Enfin, en Chine, Mao Tsé Tong décréta la fin de la Révolution culturelle en dissolvant la Garde Rouge de Pékin et en envoyant l’armée dans les campus des universités.

Dans ce contexte international mouvementé eut lieu notre échange téléphonique suivant, à travers l’Atlantique.

  • Le monde devient fou, Robert !
  • Oui, on dirait… Et pourtant, il y a quelques lueurs d’espoir, non ? Notamment ce traité de non-prolifération des armes nucléaires…
  • Tu parles, un traité non signé par la Chine, la France et Israël…
  • Israël, je savais, mais pas la France? Ni la Chine non plus ?
  • Soi-disant au sujet de notre indépendance nucléaire de dissuasion !
  • Ah, notre Général Président a encore fait des siennes, on dirait…
  • Au moins, il est cohérent avec lui-même. Il n’avait déjà pas signé le traité sur l’arrêt des essais atomiques militaires. Mais, en agissant ainsi, il ne travaille pas vraiment dans le sens d’un apaisement international.
  • Il faut déjà qu’il se remette des événements de mai, non ? Il paraît qu’il a disparu en Allemagne plusieurs heures ?
  • Oui, c’est ce qu’on dit… et qu’il aurait même pensé se retirer.
  • Que ne l’a-t-il fait. Il faudrait qu’il passe la main, non ? Ça fait déjà dix ans qu’il est là… Sans compter les années qui ont suivi la guerre…
  • En plus, il a 78 ans, non ? Il serait temps qu’il prenne sa retraite !
  • Oh, je sais que tu ne l’aimes pas, Marie…
  • Non, pas vraiment mais au moins, on peut lui reconnaitre une certaine idée de la France et ce qu’il a décidé pour le nucléaire civil est une très bonne chose. Avec ces tensions au Moyen-Orient, on ne sait pas ce qu’il va advenir de notre approvisionnement en pétrole. Grâce à nos centrales nucléaires, on aura de l’électricité, même si les Arabes coupent le robinet.
  • Mais c’est comme si on allait mettre des bombes atomiques un peu partout en France, Marie… tu imagines les risques ?
  • Non Robert, ce ne sont pas des bombes, ce sont des centrales pour faire de l’électricité.
  • N’empêche que c’est atomique, non ? Avec une réaction nucléaire comme celle de la bombe d’Hiroshima ? La... Fission, c’est ça ?
  • Oui, c’est ça, mais là, c’est une fission maîtrisée, Robert.
  • Oui, je sais bien. Malgré tout, imagine qu’on ne maîtrise plus, si la réaction s’emballe ?
  • C’est là toute la différence avec une bombe. Quand la réaction s’emballe dans un cœur de centrale, la température augmente et cette élévation de température étouffe la réaction nucléaire. Les réacteurs français ont été conçus avec ce qui s’appelle un coefficient de température négatif. Plus ça chauffe, moins ça réagit. C’est ça aussi la sûreté nucléaire, c’est pris en compte dès la conception.

J'aime bien quand elle m'explique des choses techniques, Marie. Même si là, il me restait encore quelques doutes.

  • Mouais, je ne suis qu’à moitié convaincu, Marie… Il faudrait que tu me montres ça plus en détail.
  • Quand tu viendras à Paris, je te referai tous les calculs, mon amour, promis. D’ailleurs, tu viens quand ? Ce n’était pas prévu pour mi-juillet ?
  • Justement, c’est aussi pour ça que je t’appelais. Il y a eu une réunion importante avec des décisions à prendre pour Diamant B et j’ai dû décaler mes vacances. Je vais atterrir à Orly le 1er août à 13h.
  • Bon, ça ne fait que quinze jours de retard, c’est pas grand-chose finalement ! Tu me manques tellement, Robert. J’ai vraiment hâte de te revoir !
  • Moi aussi Marie, de te serrer dans mes bras, de te…

La suite ne vous regarde pas, elle ne concernait que Marie et moi.



Nous sommes allés passer une semaine en Italie, pas très loin de Gènes, au Cinque Terre, les Cinq Terres. Il s'agit d'un ensemble de petits villages, Monterosso, Vernazza, Corniglia, Manarola et Riomaggiore. Colorés, à flanc de montagne, en bord de mer, dominés par des vignobles, des forêts de pins. Ils sont reliés entre eux par un sentier côtier. On a eu l’impression d’être dans un autre monde, en dehors du temps.

Après cette escapade italienne, je suivis Marie dans son appartement à Beaugency. Après avoir effectué sous mes yeux tous les calculs concernant ce fameux coefficient de température négatif — j’avais été obligé d’admettre qu’effectivement, ces centrales n’étaient pas des bombes en puissance —, elle m’avait fait visiter son chantier. Les dimensions étaient vraiment impressionnantes. Une structure métallique de près de 40 mètres de haut enveloppant un cœur de béton avec tout intégré à l’intérieur, y compris les ventilateurs devant brasser le gaz caloporteur[1]. Ces deux gigantesques bâtiments en construction se voyaient de très loin de la plaine de la Beauce. De chez elle, depuis son transistor, j'avais suivi l'écrasement en direct de la tentative de libéralisation socialiste du " Printemps de Prague ". J’étais effondré. Je n’étais pas le seul :

  • J’y croyais, moi, Robert !
  • Je sais, Marie, je sais… Moi aussi. J’aurais tellement voulu que Budapest ne se reproduise pas…
  • Le socialisme représentait quand même une belle idée, non ? Même le communisme…

Elle n’était pas communiste, du moins pas « stalinienne ». Elle n’avait jamais suivi la ligne du parti en direct de Moscou, mais cet idéal de fraternité résonnait en elle.

  • Oui, Marie…
  • Le capitalisme ne peut pas être la seule solution, ce n’est pas possible !
  • Non, il va y avoir autre chose.
  • Mais pourquoi ça n’a pas fonctionné ?
  • Je ne sais pas, Marie et puis ça marchera peut-être un jour, ailleurs ?
  • Tu parles, ça fait deux fois qu’il y a des essais. En Hongrie aussi ça a été réprimé en 1956…

Elle en pleurait, réfugiée dans mes bras. Je n’ai pas retourné le couteau dans la plaie, cependant pour moi, ça avait commencé il y a plus longtemps encore, avec l’Espagne. La répression avait été autre et elle perdurait.

  • Et pourtant en 1956, Khrouchtchev dirigeait encore l’URSS…

Je n’avais pas pu m’en empêcher, ça m’avait échappé.

  • Oh, Robert, me dit-elle en pleurant de plus belle dans mes bras.

Elle était comme quelqu’un dont on avait détruit l’idéal, définitivement. Elle était perdue, sans repère. Tout ce en quoi elle avait cru s’était effondré. Plus d’idéal communiste…

  • Tu te rends compte, même la Roumanie a désavoué cette intervention.
  • Oui, Marie et les Partis communistes français, espagnol et italien ont publiquement réprouvé cette invasion du Pacte de Varsovie, composée en grande majorité de soldats soviétiques et polonais.
  • Ce n’était pas possible qu’ils cautionnent ça !
  • Ils l’ont pourtant fait en 56. Personne n’a rien dit à ce moment-là. Si je me souviens bien, c’est même en Roumanie que Imre Nagy, le premier ministre hongrois, et quarante-huit de ses partisans, enlevés par le KGB, ont été emmenés et là aussi que Nagy a été pendu.
  • Tu as raison, Robert et comme tu dis, c’était du temps de Khrouchtchev. Maintenant, avec Brejnev, la « re-stalinisation » est en marche.
  • Peut-être qu’un jour ça évoluera dans le bon sens…
  • J’espère, Robert, j’espère vraiment. Ce n’est pas possible de laisser définitivement ce système capitaliste dominer le monde.
  • Inch Allah, comme ils disaient à Hammaguir.
  • Ça veut dire quoi ?
  • Si Dieu veut…
  • Ce sont les hommes qui décident, Robert. Dieu n’a rien à voir là-dedans !

Elle reprenait du poil de la bête, Marie. Elle était en bonne voie de reconstruction. Il fallait plus qu’une révolution écrasée pour la mater, elle.

Avec l’immolation par le feu d’un professeur polonais, lors de la fête des moissons à Varsovie, pour protester contre l’invasion de la Tchécoslovaquie, l’horreur avait atteint son paroxysme. Comment aurait-il pu marquer plus fortement les esprits ? Pendant ce temps-là, à Prague, la normalisation soviétique était en marche, inéluctablement.



En attendant, il fallait que je gère l’absence de mon chef de chantier génie civil. Il était tellement en colère contre la France, la police, le gouvernement, même les « blancs » ou les métropolitains en général, qu’il avait abandonné son poste. En même temps, cela n’était pas étonnant : son fils, étudiant à Science Po avait été expulsé et renvoyé en Guyane, comme un vulgaire immigré. Il avait été pris dans les rafles suite aux émeutes de Belleville en juin[2]. Il avait la malchance de ne pas avoir la peau vraiment blanche. Conduit directement en prison alors qu’il manifestait pacifiquement, maltraité, tabassé, il était resté plus d’un mois à Fleury-Merogis avant d’être expulsé par un vol direct vers Cayenne. Comme un immigré illégal alors qu’il était Français et destiné, par ses études, à faire partie de l’élite de la nation. J’avais été voir son père chez lui. Il ne décolérait pas :

  • Tu te rends compte, Robert, ce que ces cons-là ont fait !
  • Oui, je sais Albert, je sais.
  • Il est gentil mon fils, il était juste assis pour protester, il ne faisait de mal à personne. Tu verrais dans quelles conditions les étudiants guyanais sont logés. Je ne savais pas. Sinon, j’aurais été, moi aussi, manifester avec lui. Il ne faisait même pas partie des espèces de « commandos Antillo-Guyanais » qui ont défilé dans Paris en scandant « trois siècles, ça suffit ». Il n’était même pas avec eux. Mais comme il était Guyanais, il a été mis dans le même sac.
  • Est-ce que je peux t’aider ?
  • Je ne sais pas si tu peux faire quelque chose, Robert, mais c’est gentil de le proposer.
  • Il faudrait que tu reviennes à Kourou, Albert. Quand tu n’es pas là, rien n’avance.
  • Je sais, sauf que j’ai plus le cœur à l’ouvrage. Ça va passer, c’est le temps que je trouve une solution pour mon fils. Je devrais peut-être le faire travailler sur le chantier, qu’en penses-tu ?
  • Non, Albert, ça serait du gâchis. Ton fils est fait pour autre chose !
  • Oui, j’avais de grands espoirs pour lui…
  • Tu me laisses tenter quelque chose ?
  • Bien sûr…

J’avais encore dans un petit carnet, plusieurs numéros de téléphones personnels de conseillers de ministres ainsi que de ministres eux-mêmes. Par chance presque miraculeuse, l’un d’eux, un conseiller dont je tairai le nom, était en poste au ministère de l’Intérieur. Je lui expliquai la situation du fils d’Albert, qu’il était étudiant à Science-Po, sérieux, promis à un brillant avenir à son retour en Guyane et que, de surcroit, j’avais un besoin impérieux de son père sur le chantier à Kourou. L’affaire fut réglée en quelques jours. L’étudiant put reprendre un vol pour Paris, faire la rentrée presque normalement. Son père reprit le chemin du chantier, après seulement une ou deux semaines d’interruption. Tout se terminait bien.



Le 26 septembre 1968, lors du premier essai de qualification d’une fusée-sonde Eridan, en prévision du remplacement des Véroniques, on avait frôlé la catastrophe. Alors que ce tir devait également servir à définir les règles en matière de sauvegarde et de sécurité, le vent s’était levé brusquement au moment de la mise à feu, entrainant une mise de travers du lanceur sans que celui-ci ne soit dégagé totalement de la rampe de lancement. À la sortie des rails de guidage, la fusée prit une direction inattendue, celle de Kourou. Conformément aux procédures de sécurité, l’ordre d’autodestruction fut envoyé. Les débris furent retrouvés proches de Kourou et la pointe elle-même a fini dans la vitrine d’un libraire. On n’était pas passé loin de l’accident grave.



En septembre toujours, la NASA avait eu chaud. Ils ont cru un instant que les Soviétiques avaient envoyé un vaisseau habité faire le tour de la lune. En fait, ce n’étaient que deux tortues russes. Le système d’écoute britannique avait induit les occidentaux en erreur. Les Soviétiques ne faisaient que tester leur système de transmission.

Cette réussite de leurs concurrents avait certainement donné un coup d’accélérateur au programme Apollo. À la fin de l’année, les USA tinrent leur revanche : pour la première fois, un équipage quitta l’orbite terrestre pour se mettre en rotation autour de la lune. Les images du premier lever de terre nous avait tous laissés bouche bée. J’en avais d’ailleurs fait faire une reproduction en grand format. Celle-ci est restée longtemps au-dessus de ma tête, dans mon bureau à Kourou. Ce fut d’ailleurs la seule chose que j’avais emmenée avec moi lors de mon départ définitif de la Guyane. Mais, c’est une autre histoire, que nous verrons plus tard.



Comme pour tenter de clôturer définitivement cette année riche en révoltes étudiantes de par le monde, en septembre, l’armée avait réinvesti l’université de Mexico occupée par les étudiants depuis l’été. Cela ne les avait toutefois pas découragés. Une manifestation monstre eut lieu le 2 octobre, manifestation durant laquelle les soldats tirèrent sur les étudiants, faisant une centaine de morts et des milliers de blessés, sans effet sur la baisse de leur mobilisation.



Un massacre silencieux avait lieu pendant ce temps. Au Biafra, le Comité international de la Croix-Rouge estimait que 5 000 à 6 000 personnes mouraient chaque jour de la famine. Malgré le forçage du blocus en place par un pont aérien permettant d’acheminer vivres et médicaments, cette estimation quotidienne est montée à 14 000 en fin d’année.



Les incidents, voire plus, se multipliaient entre Israël et ses voisins, alimentant les discussions animées avec Marie :

  • Tu as vu Robert ? Encore un raid aérien d’Israël contre l’Egypte ?
  • À force je ne sais plus qui agresse qui. Il y a des torts des deux côtés, sans doute, non ?
  • Peut-être… Tu as peut-être raison, mais tu ne crois pas que les Palestiniens ont droit à un pays eux aussi ?
  • Bien sûr, mais est-ce que le meilleur moyen pour l’obtenir, c’est de détourner des avions ?
  • Est-ce qu’ils ont d’autres façons de se faire entendre ? Est-ce que ce n’est pas le geste de gens désespérés, d’un peuple qui n’a plus rien à perdre ?
  • Probablement, mais de là à envoyer des missiles sur l’état Hébreux depuis le Liban ? Sur les populations civiles ? Du coup, ces pauvres Libanais qui n’ont rien demandé finissent par prendre des bombes israéliennes sur la tête.
  • Même quand les Etats-Unis leur demandent de se retirer du Sinaï, les Israéliens ne le font pas. Ils n’en font qu’à leur tête… Qui peut encore les raisonner ?
  • Ne penses-tu pas que Nasser utilise le conflit avec son voisin israélien pour unifier sa population derrière lui ?
  • Qui fournit des armes en aussi grand nombre à Israël ?
  • Ils se les fabriquent eux-mêmes, Marie.

Des discussions interminables, avec des arguments aussi valables d’un côté comme de l’autre et dont on n’arrivait à se sortir qu’en changeant de sujet ou en faisant un câlin… Si seulement tout était aussi simple en politique internationale…






[1] Dans les centrales nucléaires UNGG (Uranium Naturel Graphite Gaz), le fluide caloporteur (amenant les calories – la chaleur- dégagée par la réaction nucléaire, jusqu’au circuit eau-vapeur qui fait tourner la turbine et l’alternateur, c’est du gaz carbonique CO2, qui est brassé par d’énormes ventilateurs.

[2] Il y eu deux jours d’émeutes dans le quartier de Belleville, les 2 et 3 juin 1968. La police a fait porter la responsabilité de ces événements sur les étudiants antillo-guyanais qui protestaient contre leurs conditions de logement et le fait de ne pas être reconnus comme Français. Plusieurs centaines d’entre eux ont été expulsés sous le coup d’une procédure d’urgence.

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