Chapitre 32 : ce texte avait été très mal reçu à Moscou

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Un coup de tonnerre retentit aux États-Unis en ce 4 avril 1968 : le pasteur noir Martin Luther King venait d’être assassiné. Décidément, nous avions là quand même une drôle de démocratie dans laquelle, quelques années après un président en exercice, on assassinait un pasteur pacifiste…

Ce sujet, ainsi que ce qui se passait en Tchécoslovaquie, alimenta la conversation téléphonique avec Marie, fin avril :

  • Tu vois, Robert, on peut quasiment tout faire aux États-Unis sauf rêver.
  • Je crois bien que tu as raison, c’est l’activité la plus subversive, on dirait. J’espère que ce qui semble débuter avec Alexander Dubček en Tchécoslovaquie ne se terminera pas pareil…
  • Non, les Russes ne le feront pas assassiner, Robert ! Le meurtre politique n’est pas une arme communiste.

Houlà, terrain glissant. Je savais qu’elle soutenait les communistes contre les USA, tout comme les Palestiniens contre Israël…

  • Ils ont tellement d’autres moyens, tu sais…
  • Tu cherches à ce qu’on se dispute, Robert ?
  • Pas du tout, Marie ! Tu as raison, on verra ce qui va se passer…

Bien malin à l’époque qui aurait pu prédire ce qui allait se passer. Marie et moi avions l'espoir que cela finirait différemment de Budapest en 1956.

  • Tiens pour changer de sujet, tu as vu que ça semble se calmer au Viêt-Nam ?
  • Oui, on dirait que les Américains se préparent à une probable défaite. Ils sont peut-être en train d’arrêter les frais ?
  • Et si l’importance des manifestations dans le monde entier avait fait reculer Johnson ?
  • Ou, tout simplement, il fait enfin ce qu’un démocrate devrait faire… Mais tu as raison le poids des manifestations a certainement eu un impact important.

D’autant plus que ma Marie avait été manifester quelques semaines plus tôt…

  • Normalement, il devrait y avoir une conférence internationale sur le conflit au Viêt-Nam, sans doute en France ou en Suisse.
  • Dis donc, tu es bien informée ?
  • Oui, j’ai des amis qui suivent ça de près. De ton côté, tout va bien en Guyane ?
  • Ça avance doucement, mais ça devrait accélérer dans les mois prochains. On a planifié un lancement de Diamant en 1970, dans moins de deux ans. Et demain, on lance la première fusée du CSG[1].
  • Le CSG ?
  • Oui, on va lancer une fusée Véronique pour inaugurer le Centre Spatial Guyanais de Kourou. Il y aura du beau monde. Il y aura sans doute le premier ministre, tu te rends compte ?

Véronique étant une valeur sûre, je n’étais pas aussi inquiet que s’il avait fallu inaugurer ce nouveau centre spatial avec une fusée Europa.

  • C’est prévu à quelle heure ?
  • Quinze heures ici, ça doit faire vingt heures pour toi, non ?
  • Oui, ça doit être ça. Tu n’es pas trop inquiet pour ce premier lancement ?
  • Non, ça va. Ce qui me fait bizarre, c’est de retrouver une Véronique.
  • C’étaient tes débuts, je me souviens, Electronique Vernon, c’est ça ?
  • Presque, VERnOn electroNIQUE, répondis-je avec un sourire qui devait s’entendre de l’autre côté de l’Atlantique.

Elle avait quand même une sacrée mémoire…

  • J’étais pas loin, quand même ?
  • Bien sûr !
  • Et tu te souviens comment ça marche ?
  • C’est pas moi qui m’en occupe, cette fois-ci, je reste sur les travaux préparatoires pour Diamant. C’est Werner qui est venu de Suippes avec quelques-uns de ses collaborateurs. Ça me fait vraiment plaisir de le revoir, après toutes ces années.
  • J’imagine, oui.
  • Vous avez fêté vos retrouvailles ?
  • On se réserve pour après le tir… Faut pas qu’il se déconcentre avant. Enfin, tu me connais, j’ai préparé ce qu’il faut pour qu’il se rappelle de ce jour-là. Ils font un petit rhum ici…
  • Oh je crois deviner qu’il va y avoir de la « viande saoule » le 9 au soir…
  • Sans doute, sans doute, lui répondis-je dans un éclat de rire.
  • Un jour, il faudra que tu me reparles des membres de ton équipe, si c’est toujours les mêmes, comment ils ont évolué…
  • -Avec plaisir, Marie. J’ai l’impression qu’ils sont un peu ma famille, depuis le temps…Et toi, Saint-Laurent, démarrage toujours prévu l’année prochaine ?
  • Oui, toujours, le chantier avance bien, je suis contente.
  • Finalement, à part l’assassinat de Martin Luther King et quelques tensions autour d’Israël, ça semble plutôt être calme en ce moment, tu ne trouves pas ?

On se rassure comme on peut…

  • Oui, très calme… bizarre… Tu oublies les étudiants au Japon.
  • Oui, mais le Japon, c’est loin…
  • Effectivement, les choses semblent s’arranger, avec la conférence à venir sur le Viêt-Nam, la démocratisation en marche en Tchécoslovaquie… 1968 pourrait être une belle année finalement…
  • Puisses-tu avoir raison, mon amour…


Le lancement eut bien lieu ce 9 avril 1968, inaugurant ainsi le Centre Spatial de Guyane (CSG à Kourou). Werner et son équipe avaient fait du super boulot. Tout s’était déroulé sans la moindre anicroche, un tir et un vol absolument parfaits. Tout ça sous les yeux de la presse française et européenne et de trois représentants du gouvernement : le premier ministre, entouré du ministre chargé de la recherche scientifique, des questions spatiales et atomiques – « notre » ministre à Marie et moi – et du ministre chargé des Départements et territoires d’Outre-mer.

La soirée au sein de notre petite équipe avait été à la hauteur du succès. Il y avait un nombre de « cadavres » impressionnant le lendemain matin. Ceci dit, ce qu’il y a de bien avec le rhum, c’est que personne n’a été malade. Je ne vous cache pas que je n’ai pas travaillé le 10. J’ai préféré aller montrer la future zone de l’ELD, l’Emplacement de Lancement de Diamant à Werner.

Les dimensions de ce lanceur étaient toute autres que celles des fusées-sondes. Quasiment le double en terme de hauteur et dix fois plus en terme de masse. On entrait dans un autre monde avec cette fusée Diamant B. Le moteur du premier étage avait été optimisé avec de nouveaux propergols et ce lanceur devrait pouvoir placer une bonne centaine de kilos de satellite en orbite basse.

Mon ami allemand était impressionné par l’infrastructure et par la hauteur de plus de 30 mètres de la table de lancement. Il n’en était pas revenu quand je lui ai dit que tout allait être climatisé. En même temps, vu l’état de sa chemise, il avait vite compris pourquoi. Cette transpiration n’était pas due uniquement aux effets de l’alcool consommé la veille. Sans doute un peu, mais pas que…

La taille requise nous avait imposé de ne faire qu’un seul emplacement de lancement, contrairement aux fusées sondes qui disposaient de 4 plates-formes de tir.

- Ach, c’est autre choze, Ropert !

- Oui, on entre dans le monde moderne, Werner, c’en est fini de nos petites fusées…

- Bedites, pas dant que ça et puis, on fa direr encore blein de Féronique, che penze.

Il avait gardé une petite trace d’accent, malgré toutes ces années passées en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale…

- Tu as raison, au moins pour voir l’état de l’atmosphère avant de lancer les Diamants. C’est précieux les Diamants, faut y faire attention…

- Drès trôle, Ropert !! Du me feras touchours ricoler peaucoup !!

Il avait l’humour facile, Werner. Il avait toujours été bon public. Heureusement, parce que mes blagues étaient souvent un peu pourries…

Quelques jours plus tard, il finit par repartir en métropole, construire encore plein de Véronique. Le LRBA de Suippes devait aussi créer plusieurs moteurs pour le premier étage de Diamant. Le passage à Diamant B avait entraîné une nette amélioration du premier étage qui de Emeraude était devenu Améthyste. Le moteur lui-même était passé de Vexin à Valois, gagnant près de 30 pour cent de poussée supplémentaire. On allait aussi changer de couple carburant/comburant avec l’abandon du couple acide nitrique/essence de térébenthine au bénéfice d’un nouveau couple UDMH[2]/peroxyde d’azote[3]. Ces nouveaux ergols n’étaient guère plus stables que les précédents, les risques d’explosion restaient présents sur tout le site, d’autant plus que les stocks seraient nettement plus importants avec cette nouvelle fusée. C’est pour cela que la zone avait été décrétée « non-fumeur », et ce dès l’entrée dans le périmètre du CSG. Cependant, ils permettaient de gagner en puissance au décollage, là où la moindre poussée supplémentaire obtenue est capitale.



La routine des travaux de l’ELD avait repris durant tout le mois d’avril et le début du mois de mai quand des rumeurs de grève étudiante, puis générale, voire même de quasi-insurrection, nous étaient parvenues de la métropole. Les informations ne nous arrivant que très partiellement, un soir, j’appelai Marie pour en savoir plus :

  • Que se passe-t-il à Paris et en France, Marie ? On entend des choses étranges ici…
  • Écoute, j’oscille en permanence entre la joie et l’inquiétude en ce moment…
  • Ah bon ? explique-moi.
  • Il y a un tel vent de liberté en ce moment en France. On a l’impression que tous les verrous, culturels, sociologiques, politiques sont en train de sauter.
  • Le Général aussi a sauté ?
  • Non, il est toujours là, mais étrangement silencieux. C’est son premier ministre qui gère tout.
  • Pompidou ?
  • Lui-même.
  • Alors cette oscillation, Marie ?
  • Comme je te disais, il y a cette libération de la parole. On a l’impression d’avoir enfin le droit de rêver et de le dire. Mais en même temps, on sent une certaine violence sous-jacente, aussi bien du côté des étudiants que des forces de police. Il parait qu’il y a eu des barricades dans Paris et même à Nantes. Les paysans ont déversé des bottes de paille, paralysant la ville là-bas. Il y a eu des voitures brulées à Paris. C’est la grève générale dans quasiment toutes les usines.
  • Mais toi, ça va ?
  • Oui, t’en fais pas, là où je suis, dans la campagne solognote, c’est calme. Les sangliers ne sont pas près de se révolter. Ils ont la vie belle. Il y a bien le brame des cerfs qui sont en rut. Mais c'est à peu près tout, la chasse n'est même pas encore ouverte.

Même dans les instants les plus dramatiques, elle avait de l’humour, ma Marie. Mon Dieu, ce que je l’aimais… Tellement, tellement.

  • J’espère que tu n’as pas de déplacement à Paris prévu dans les jours qui viennent, Robert ?
  • Non, pas avant l’été, mi-juillet je pense. Je passerai te voir et on partira tous les deux, si tu peux prendre quelques jours.
  • Je ne suis pas certaine, il y aura peut-être des essais. Au pire, on se verra quand même le soir. Tu iras visiter Blois ou Beaugency. Tu verras, c’est joli comme tout.
  • On verra bien et d’ici là, j’espère que le calme sera revenu dans la capitale ?
  • Je ne sais vraiment pas ce qui va en sortir. Tu sais, mon chantier est aussi à l’arrêt, tout le monde est en grève ici aussi.
  • Bah, au pire, ça décalera tes essais en septembre, comme ça on pourra profiter de nous deux en juillet ?
  • Tu ne perds pas le Nord, toi, mon Robert…
  • Non, jamais quand il s’agit de nous deux, Marie.


Mai se poursuivit avec son lot de manifestations, barricades, voitures brulées, rues dépavées, affrontements avec les forces de l’ordre, matraquages d’étudiants, et des blessés des deux côtés. Il y avait de très belles idées : « libérons l’imagination », « l’imagination au pouvoir », « sous les pavés la plage », « il est interdit d’interdire », « soyez réalistes, demandez l’impossible »…

Je comprenais ce que m’avait dit Marie avec ce souffle de liberté qui traversait le pays. Ça se généralisait dans toute l’Europe avec des manifestations en Allemagne, en Italie et même jusqu’au Japon – le pays qui avait démarré les manifestations et grèves estudiantines - et en Amérique du Nord.

Fin mai en France, des accords historiques furent signés entre les syndicats et le gouvernement, des hausses de salaires inimaginables – plus 35% sur le SMIG – et des acquis sociaux obtenus, sans précédent depuis la Libération.

Puis, quelques jours plus tard, le Général annonça la dissolution de l’Assemblée nationale. Toute la droite française se retrouva pour le soutenir en manifestant sur les Champs-Élysées. Finalement, cette fameuse libération de la pensée n’était pas si acquise que ça.

D'ailleurs, la protestation estudiantine s'était progressivement essoufflée courant juin avant de s’éteindre. Les ouvriers n’étaient plus avec eux, ayant obtenu plus que ce qu’ils n’espéraient avec les « accords » de Grenelle.



Soudain, la terre trembla à nouveau en ce 5 juin 1968 : on avait assassiné le frère de l’ancien président américain, Robert Francis Kennedy, à l’issue d’un meeting de la campagne présidentielle pour les primaires démocrates, à Los Angeles, aux États-Unis. Nous ne l’avions appris que le lendemain en Guyane et pourtant, nous étions moins loin de la Californie qu’à Paris.

Robert Kennedy après son propre frère, seulement cinq ans plus tôt et Martin Luther King quelques mois auparavant … Quelle année ! Comment, dans une démocratie peut-on tirer sur un candidat en pleine campagne. Pourtant, ce n’était pas faute de présence policière lors de ses déplacements. En même temps, un pays où on peut être armé[4], forcément, ça ouvre des possibilités. Des possibilités inimaginables chez nous.

Décidément, le sort semblait s’acharner sur cette famille Kennedy, eux qui avaient pour volonté tenace de diriger les USA. Une force quelconque les empêchait de réaliser leurs projets. Une famille maudite…



Le début de l’été vit la fin des événements de mai 68 en France avec une Assemblée nationale avec une majorité absolue gaulliste. Cependant, pour le pouvoir en place, il allait sans doute être difficile de faire taire définitivement cette contestation qui avait pu s’exprimer librement en mai.

L’URSS ne semblait pas non plus décidée à laisser la Tchécoslovaquie mettre en place son « socialisme à visage humain ». Les troupes du pacte de Varsovie, en manœuvre dans le pays mi-juin, étaient restées sur place. Dans le même temps, Alexander Dubček continuait de libéraliser aussi vite que possible. Le 26 juin, le parlement tchécoslovaque abolissait la censure. Le lendemain, le manifeste des deux mille mots, signé par 70 personnalités du pays fut publié, appelant à une accélération de la démocratisation dans le pays. Inutile de vous préciser que ce texte avait été très mal reçu à Moscou…






[1] Le Centre spatial guyanais, en abrégé CSG, est une base de lancement française située en Guyane sur les territoires des communes de Kourou et de Sinnamary. Le CSG est dorénavant la base de lancement de l'Agence spatiale européenne et de l'Agence de l'Union européenne pour le programme spatial

[2] UDMH : La 1,1-diméthylhydrazine, appelé UDMH (pour diméthylhydrazine asymétrique, en anglais : Unsymmetrical DiMethylHydrazine) est le nouveau combustible de la fusée Diamant B

[3] Peroxyde d’azote : Le peroxyde d'azote, ou tétraoxyde de diazote, est un composé chimique de formule N2O4. Il s’agit d’un oxydant très puissant, utilisé comme comburant dans le moteur de la fusée Diamant B

[4] Le deuxième amendement à la Constitution des États-Unis d’Amérique précise : « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d'un État libre, le droit du peuple de détenir et de porter des armes ne doit pas être transgressé » (traduction approximative).

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