Chapitre 31 : une belle fin pour un cosmonaute

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Après une fin d’année chaotique au Vietnam avec le massacre de civils par des bataillons viet-congs, cette nouvelle année 1968 débuta, au Japon par des manifestations anti-guerre du Vietnam et surtout anti-américaines massives. L’escale du porte-avions nucléaire Enterprise, à Sasebo, près de Nagasaki le 18 janvier, mit le feu aux poudres. Les étudiants du mouvement d’extrême-gauche Zengakuren, à l’initiative de la protestation dans leur pays, affrontèrent les forces de l’ordre durant plusieurs jours. En représailles, la police nippone procéda à de nombreuses arrestations. Quelques jours après, fin janvier, une contestation étudiante massive débuta au Pays du Soleil Levant, inaugurant ainsi une année 1968 assez particulière. Cette organisation étudiante avait « pour ambition de rendre possibles les revendications de tous les étudiants dans une voie démocratique, ainsi que de contribuer à la construction d’un Japon démocratisé par des moyens comme la réhabilitation de l’éducation ». En même temps, étant le pays le plus à l’Est du globe terrestre, il n’était pas étonnant que ce vaste mouvement étudiant mondial débute au Japon, au pays du soleil levant

Alors que la guerre en Asie du Sud-Est devenait de plus en plus contestée, l’armée américaine, malgré ses moyens matériels et humains énormes, ne semblait plus avoir la maîtrise du terrain. Le 31 janvier débuta l’offensive du Têt, sur les grandes villes du Sud, menée par l’armée viêt-cong. Ils prirent la ville de Hué et le fracas des combats retentit jusque dans Saïgon. Le gouvernement sud-vietnamien ne pouvait plus compter sur un soutien populaire, assurer la sécurité sur son propre territoire, ni escompter battre militairement le Nord. Malgré un sursaut américain avec le bombardement massif des périphéries urbaines, le 7 février, l’armée populaire vietnamienne, appuyée par des blindés, prit le contrôle de la base américaine de Lang Vei. Une défaite cuisante pour l’Oncle Sam…



Marie me surprit à nouveau. Même après toutes ces années, elle était très souvent là où je ne l’attendais pas :

  • Tu sais d’où je reviens, Robert ? me demanda-t-elle au téléphone ?
  • Non….
  • Tu ne devineras jamais…
  • Je ne sais pas…
  • Je reviens juste d’une manifestation.
  • Tu as été manifester, toi ?
  • Ben oui, pourquoi ? Tu trouves que je suis trop vieille pour ça ?
  • Non, pas du tout, mais…
  • Mais quoi ? Quand on n’est pas d’accord, il faut le faire savoir, non ?
  • Oui, tu as raison.

Elle avait effectivement raison…. Comme souvent (toujours ?)

  • Et tu es allée protester contre quoi ?
  • Pas contre Robert, pour… Pour la paix, pour la fin de la guerre au Vietnam, pour l’arrêt des massacres de civils, pour que les USA restent chez eux au lieu de jouer les gendarmes du monde !

J’aime quand elle s’enflamme comme ça, « ma » Marie… Quand elle s'insurge contre l'injustice, elle est belle, elle est forte, ce que je l’aime…

  • Et toi, Robert, comment ça va ? Tu ne m’avais pas parlé d’une fusée, Europe ou Europa ?
  • Moyen, oui, disons moyen, ce projet Europa, c’est un vrai bazar… Je ne pense pas qu’on va s’en sortir...
  • Toi défaitiste ? je ne te reconnais plus… Pourtant tu en as vécu des difficultés et même des échecs.
  • Oui, mais là, ça dépasse largement mes moyens... Je pense que ça dépasse même les moyens de la France.
  • Explique-moi.
  • En fait, c’est un projet de lanceur de satellite européen.
  • En soi, c’est une bonne idée, non ?

Forcément, en soi, unir les efforts des pays européens pour construire plus vite un lanceur commun, en soi, était une bonne idée, mais…

  • Si, bien sûr. Attends un peu, tu vas comprendre…
  • Je te laisse continuer.
  • Donc un projet européen dans lequel chaque pays construit un morceau de la fusée : les Anglais font le premier étage, nous le second, le troisième est conçu par les Allemands et la coiffe par les Italiens. La Belgique doit se charger du système de radio-guidage et les Pays-Bas de la télémesure. Et on doit lancer le tout depuis l’Australie, la base anglaise de Woomera.
  • C’est quoi la coiffe ?
  • C’est l’extrémité supérieure de la fusée, la partie qui s’ouvre et qui contient la charge à lancer, le satellite.
  • D’accord… mais pourquoi ça ne fonctionne pas ?
  • Déjà parce qu’on fait un bond technologique, il s’agit maintenant de pouvoir lancer des satellites jusqu’à 2000 kilomètres d’altitude, chose qu’on n’a encore jamais réalisée !
  • Bah, vous avez déjà fait des bonds technologiques plus importants, non ? Par exemple atteindre la stratosphère, envoyer un animal dans l’espace ou le joli truc avec du sodium au-dessus de Sahara ?

Sacrée mémoire, ma Marie. Elle se rappelait de tout, absolument de tout…

  • Oui, mais là, il y a quelques vices initiaux qui vont empêcher cette réussite… je le sais, je le sens…
  • Des vices initiaux ?
  • Oui, déjà le premier étage anglais…
  • Tu ne les aimes pas beaucoup, ces Anglais on dirait…
  • Ce n’est pas la question, Marie. Dès le début, ils sont partis du principe que l’Europe n’a pas besoin d’un lanceur. Pour les Britanniques, les USA ont des lanceurs, il n’y a qu’à leur demander de lancer nos satellites…
  • C’est plus simple en effet, non ?
  • Oui, mais tu connais notre Général Président, il ne veut pas qu’on soit dépendant des Américains. Et puis, ils les font payer très cher, les utilisations de leurs fusées, les Ricains.
  • Quel rapport avec le premier étage anglais ?
  • C’est MacMillan, le premier ministre anglais qui est venu voir De Gaulle et qui lui a « vendu » ce premier étage « Blue Streak ».
  • Et alors ?
  • C’est un « vieux » missile qu’ils recyclent. Il a beau avoir des moteurs Rolls Royce, c’est pas adapté pour une fusée qui doit lancer des satellites.
  • Alors pourquoi il a dit oui ?
  • Je pense que la volonté de s’affranchir de la dépendance aux USA a été plus forte que les avis des différents conseillers français. Ils lui ont tous dit que c’était une connerie…
  • Il ne les a pas écoutés ?
  • Tu sais, bien… tout le monde parle et à la fin, c’est lui qui décide, tout seul…
  • Alors juste parce que c’est basé sur un missile anglais recyclé, ça ne marche pas ?
  • Non, il n’y a pas que ça… En fait, chacun bosse dans son coin. Il manque un maître d’œuvre global, personne n’a de vision d’ensemble. Et tu le sais bien, dans un projet complexe, les difficultés sont toujours aux interfaces.
  • Oui, je sais... C’est exactement le cas sur ces réacteurs de Saint-Laurent… Les interfaces entre les parties secondaire et primaire ne sont pas simples. Heureusement qu’il y a deux-trois ingénieurs qui arrivent à avoir une vision d’ensemble. Ils ne sont spécialistes de rien mais en connaissent suffisamment sur tous les domaines pour détecter les incohérences et les incompatibilités entre les différents systèmes.
  • Voilà, c’est exactement ce qui manque sur Europa. En fait, personne ne se sent concerné par la vision d’ensemble. C’est pour ça que je te dis que ça va merder… c’est sûr…
  • Si ça merde, ce ne sera pas de ta faute, non ?
  • Oui, je sais, si je n’y peux rien, pas de raison de m’en faire, c’est ça ?
  • Tu vois, je n’ai même plus besoin de te le dire…

Je pouvais l’entendre sourire au téléphone. Mon Dieu ce que j’aime quand elle me sourit, même quand elle est loin. Elle ne l’est jamais vraiment en fait… Elle est toujours juste à côté de moi, en moi, même…



Depuis l’automne précédent, j’étais parti en Guyane française, à Kourou, pour superviser la fin de la création des bases de lancement des fusées Véronique et Diamant. La France anticipait un peu les termes des accords d’Evian prévoyant la rétrocession de la base d’Hammaguir aux Algériens. Marie avait lu quelques reportages, un peu angoissants pour elle qui était loin, sur les bêtes et les insectes de la jungle guyanaise ainsi que sur la chaleur et l’humidité permanentes…

  • Et la Guyane, c’est comment, mon Robert ?
  • Ah, ce n’est pas comme le Sahara, Marie, il fait aussi chaud mais on doit être à au moins 80 pourcent d’humidité. C’est bien simple, il faut s’habituer à suer en permanence
  • Eh ben, ça fait rêver… Mais pourquoi aller là-bas alors ?
  • Parce qu’on est sur l’équateur ou presque.
  • Et alors ?
  • Alors on bénéficie d’une poussée augmentée par la rotation de la Terre.
  • Et ?
  • Eh bien, soit on dépense moins d’énergie pour faire décoller une fusée, soit on l’envoie plus haut ou encore avec une charge plus importante.
  • Ah, je comprends… Du coup, tant pis pour la sueur ?
  • Je vais bien finir par m’y faire, t’en fais pas.
  • Et ces travaux d’aménagement, ça avance ?
  • Côté plate-forme de lancement des fusées-sondes, comme Véronique, oui, ça avance bien. Tu sais, les travaux ont commencé dès 1965, ça fait quelque temps déjà
  • Oh, vous allez lancer Véronique depuis Kourou ?
  • Ben oui, faut bien rendre Hammaguir aux Algériens…
  • Et toi, tu continues avec Véronique ?
  • Non, j’ai eu une promotion, même si je supervise la construction des deux plateformes, je suis passé sur Diamant maintenant. Tu sais, la synthèse des « Pierres précieuses » dont je t’ai parlé.
  • - Topaze et compagnie ?
  • Oui, c’est ça.
  • Je me souviens. Ce n’est pas trop dur à supporter cette humidité, là où tu es ?
  • Tu sais, c’est la jungle ici. Et il fait tellement chaud et humide que tu mets une branche de n’importe quoi en terre, ça pousse…
  • Vraiment ?
  • Oui, j’ai vu des piquets de clôture qui n’étaient pas tout à fait secs et qui se sont transformés en arbustes…
  • Eh ben…. Il y a aussi l’armée avec vous ?
  • Non, pas ici, tout au plus quelques gendarmes qui viennent dans le coin. Mais ça devrait bientôt changer.
  • Ah bon, il y a des problèmes de sécurité ?
  • Il y a beaucoup d’orpailleurs dans la jungle et sur les différents bras du Maroni et il parait qu’ils ne sont pas très malins, des fois…
  • Oh… Mais tu ne vas pas dans la jungle toi ?
  • Non, je reste sur la zone de chantier, je n’ai pas le temps d’aller faire du tourisme. En plus, on m’a dit que tout ce qui était toxique, venimeux et qui piquait vivait en Guyane, donc j’ai pas très envie de servir de repas à ces bêtes-là.
  • -C’est ce que j’ai lu aussi, en métropole… Tant mieux si tu ne vas pas dans la forêt, je suis plus tranquille comme ça.
  • Et toi, Saint Laurent, ça avance bien ?
  • Oui, on doit démarrer le réacteur l’année prochaine. Pour le moment tout va bien. Le chantier du second réacteur est lancé aussi donc on peut foisonner quand on a un coup de bourre, c’est pratique.
  • Ils sont identiques tous les deux ?
  • Absolument jumeaux oui.
  • Donc, s’il y a besoin, le second peut servir de pièces de rechange pour le premier ?
  • Oui, tant que le second n’a pas démarré…
  • C’est prévu pour quand ?
  • Dans trois ans, je pense…

La suite de notre conversation a été beaucoup plus douce et tendre. Nous ne nous étions pas vus depuis de trop nombreuses semaines et nos retrouvailles n’auraient pas lieu avant l’été.



En mars, la contestation estudiantine se répandit en Pologne : deux étudiants avaient été exclus de l’université au prétexte qu’ils avaient été les meneurs d’une manifestation et juifs de surcroît. L’objectif de cette manifestation était en réalité la protestation contre la censure d’un spectacle jugé subversif par les autorités. Les média polonais entamèrent une campagne antisémite, accusant les « sionistes » d’être à l’origine de ces troubles. Le premier ministre polonais, dans un discours le 19 mars, distingua les « bons « et les « mauvais » juifs, comme dans les heures les plus sombres de la guerre. Au sein même du parti communiste local (le Parti Ouvrier Unifié Polonais), une purge « anti-juifs » fut organisée. Avec ce climat rappelant les années de plomb en Allemagne, plusieurs milliers de polonais d’origine juive quittèrent le pays.

Toujours en mars, l’horreur changea de camp au Vietnam : l’armée américaine avait massacré plusieurs centaines de civils dans le hameau de My Lai. Sans être certain qu’il y ait eu un lien direct, le président Johnson annonça son intention de ne pas se représenter ainsi que la fin des bombardements au nord du 20ème parallèle. Cette décision permit l’ouverture de négociations entre Hanoï et les américains à Paris.

Le 27 mars fut une journée particulièrement triste dans le monde de la conquête spatiale : Youri Gagarine, le premier homme dans l’espace avait quitté cette terre pour partir définitivement dans les étoiles. Suite à un accident d’avion : son Mig-15 s’était écrasé lors d’un vol d’entraînement. Au moins, il n’était pas mort dans un bête accident de voiture. À seulement 34 ans, il ne s’était pas donné le temps de vieillir. Il s’était vraiment « envoyé en l’air », somme toute une belle fin pour un cosmonaute.

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