Chapitre 28 : en orbite au-dessus de nos têtes

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Cette année 1965 commença sous les mêmes auspices que l’année précédente en Extrême-Orient : bombardements américains sur le sol nord-vietnamien, sur le Laos et le Cambodge. Les noms de code de leurs opérations étaient-ils censés impressionner l’ennemi ? Pas certain que Flaming Dart (flèche enflammée) ou Rolling Thunder (Tonnerre roulant) ne soient pour eux autre chose qu’une continuité de chute de bombes sur leurs têtes. Je n’osais même pas imaginer le nombre de tonnes d’explosifs qui avaient pu être déversées sur cette région. Comment pouvaient-ils être encore en état de résister ? Leur opiniâtreté finissait par forcer mon admiration.



En revanche à Hammaguir, pour « Émeraude », l’année débuta enfin correctement. Autant le troisième tir de fin 1964 avait été un nouvel échec, l’explosion avait eu lieu plus haut, donc visible de plus loin dans le désert, autant cette fois-ci, tout se déroula parfaitement.

La fusée, équipée de ses « faux » étages supplémentaires, atteignit 150 km, ce qui était un très beau résultat. Nous semblions enfin tenir un premier étage de lanceur pour nos futurs satellites. Restait encore à qualifier formellement « Émeraude » puis le second étage et enfin le troisième.

Peu de temps après, j’échangeais avec Marie sur les dernières nouvelles :

  • Alors Robert, ta fusée, ça a marché ?
  • Oui, enfin, on est en bonne voie pour qualifier ce premier étage, prochain tir en mai.
  • -uper !! je suis heureuse pour toi.
  • Moi aussi, tu sais, j’ai eu l’impression l’année dernière qu’on était vraiment maudits.
  • Pourquoi dis-tu ça ?
  • Tu ne te souviens plus ? Trois tirs ratés sur trois. De beaux feux d’artifices, mais des spectacles un peu hors de prix…

J’avais vraiment eu le moral dans les chaussettes à ce moment-là… trois sur trois, carton plein…

  • Oui, tu me l’avais dit…
  • Mais là, je sens que c’est reparti de plus belle !
  • Tant mieux !
  • Et toi, comment ça va à Chinon ?
  • Normalement, on met en service le réacteur EDF2 cette année…
  • On aura donc deux centrales nucléaires en fonctionnement en France ?
  • Oui, deux en 1965 et puis encore une de plus à Chinon l’année prochaine et deux encore à Saint-Laurent, à côté de Blois, dans quelques années.
  • Mais on ne va plus s’arrêter ? La France aura des centrales nucléaires partout alors ?
  • C’est de l’électricité pas chère et surtout, on ne dépend pas de fournisseurs étrangers pour le combustible…
  • Il y en a chez nous de l’Uranium ?
  • Non, mais dans nos anciennes colonies… et puis on a des stocks. On se pose aussi la question de réutiliser les déchets du combustible pour faire encore de l’électricité.
  • Une énergie sans fin alors ?
  • Presque oui…
  • On est quand même dans un beau pays, Marie, tu ne trouves pas ? Des centrales nucléaires, des fusées qui vont dans l’espace…

On vivait quand même dans un monde merveilleux, non ?

  • Si… mais n’oublie pas que ce beau pays fait aussi des bombes atomiques.
  • Tu as raison, mais c’est surtout pour ne pas les utiliser. Ce n’est pas ça, le principe de la dissuasion ?
  • Si, c’est bien ça, jusqu’à ce qu’il y en ait un qui les utilise et du coup, tout le monde le fera. On mourra tous...
  • On n’aura pas le temps de s’en rendre compte, non ?
  • Non sans doute…
  • La mort n’existe pas pour nous…
  • Comment peux-tu dire ça, Robert ?
  • Ce n’est pas moi qui le dis, mais Epicure, il y a très longtemps : « quand nous existons, la mort n’est pas là et lorsque la mort est là, nous n’existons pas ».
  • C’est bien joli, tout ça, mais la mort de nos proches ? De mes parents ?
  • Ils vivent encore en toi, non ?
  • Ils ne mourront jamais en toi, Marie, pas vrai ?
  • Si, tu as raison… Tu deviens philosophe, toi ?
  • Bah, tu sais, avec les fusées, il vaut mieux. Ça permet d’éviter les ulcères à l’estomac.
  • Tu devrais en parler à ton médecin.
  • Mais je l’ai fait.
  • Et ?
  • Il m’a dit que je lui faisais de la concurrence déloyale. Parce qu’en plus, un livre est moins cher qu’une consultation chez lui.
  • Oui, mais les livres ne sont pas remboursés par la Sécurité Sociale, me répondit-elle dans un éclat de rire.
  • Non, c’est vrai. Pourtant, certains le mériteraient…


Quelques semaines plus tard, les Russes avaient encore accompli un pas de géant dans la conquête de l’espace : le cosmonaute Alexei Leonov était sorti dans l’espace, en dehors de sa capsule Voskhod-2. Il était le premier à mettre le pied dehors, à être vraiment dans les étoiles en tant qu’homme… Quel exploit extraordinaire ! Quelle chance il avait eu ! Inutile de vous dire que nous avions passé une bonne soirée le 18 mars à fêter dignement l’événement. Ils nous offraient régulièrement l’occasion de boire, nos camarades soviétiques.

En mai, le Cambodge rompit ses relations diplomatiques avec les USA pour protester contre les bombardements sur son territoire. La France, elle, rappela ses représentants à l’Etat-major de l’OTASE (Organisation du traité de l’Asie du Sud-Est). Il s’agissait d’un « machin » américain, créé en 1955, avec pour but la lutte contre le communisme en Asie du Sud-Est. Certains pays occidentaux - dont la France -, ayant des « intérêts » dans la région, en faisaient partie. Visiblement, ces deux défections – la France et le Royaume-Uni - n’avaient pas eu un effet fou sur la politique américaine dans la zone. En effet, des unités de combat américaines avaient débarqué au Vietnam. Effet collatéral de l’engagement accru côté US, ceci avait encore rapproché Hanoï (capitale du Vietnam mais située dans la partie nord donc communiste) des Chinois et des Soviétiques. Pas certain que ce fut l’effet escompté par les Etats-Unis…



Le 13 mai, l’essai de qualification du premier étage « Émeraude » de notre futur lanceur de satellite fut un réel succès. Les 180 kilomètres d’altitude furent atteints sans encombre. En parallèle, le deuxième étage « Topaze » avait également été qualifié, de même que le troisième « Rubis ». Ce qui était compliqué, en termes de « nomenclature », c’est que premier et second étage assemblés devenaient « Saphir » et que les trois étages ensemble s’appelaient « Diamant ». Celui ou celle qui avait eu ces idées de noms devaient avoir des ascendants dans la joaillerie sans doute. Je ne me souviens plus d’où viennent ces noms… Toujours est-il qu’avec « Diamant », la France allait enfin avoir la capacité de mettre en orbite un satellite. Nous allions être autonomes dans ce domaine, comme seuls les Américains et les Soviétiques l’étaient. Les autres « nations spatiales » avaient utilisé des lanceurs US pour leur satellite.



En juin, le tonnerre résonna dans notre ciel : un coup d’état venait de se produire en Algérie. Le colonel Houari Boumédienne, ministre de la Défense venait de déposer le président Ahmed Ben Bella, chef historique du FLN. La guerre fratricide entre ALN et FLN reprenait… Cette fois, l’armée avait gagné, sans doute pour de nombreuses années. Le nouvel homme fort du pays engagea rapidement une politique de nationalisation et se rapprocha de l’Egypte et de Nasser. Les engagements pris lors de la signature des accords d’Evian continuèrent à rester en place et, après une légère période de flottement à Hammaguir, les essais de « Saphir » reprirent à un rythme très soutenu.



En juillet, les USA reconnurent officiellement leur engagement au Vietnam - il était temps - et confirmèrent la présence de 75000 soldats américains engagés dans ce conflit. Leur nombre serait plus que doublé en fin d’année. Heureusement, les Etats-Unis ne faisaient pas que guerroyer à travers le monde. Le 14 juillet 1965, ils envoyèrent pour la première fois, une sonde, Mariner-4 survoler la planète Mars. Les premières images de la planète rouge - même relativement monochrome - étaient magnifiques. Les reliefs n’avaient rien à voir avec les dimensions des montagnes terrestres. Nous venions encore de faire un bond de géant dans la conquête spatiale.

Cette fois-ci, le 14 juillet, outre la fête nationale, nous fêtâmes cette belle performance américaine. Le whisky et le bourbon coulèrent à flot toute la soirée et une bonne partie de la nuit. De mon côté, de façon sans doute un peu plus confidentielle, j’arrosai avec les femmes de l’équipe - et par la pensée avec Marie - la loi du 13 juillet 1965 qui accordait enfin aux femmes le droit d’avoir un compte bancaire et de travailler, sans l’accord préalable de leur mari. Ma Marie à moi avait toujours été en avance sur son temps. Maintenant, en plus elle était en règle avec la loi.



En poursuivant sur notre belle lancée des « Pierres Précieuses », nous réalisâmes deux tirs de qualification, avec succès, de la fusée Vesta, une sorte de Véronique XXL, capable d’envoyer 500 kilos à 400 kilomètres d’altitude. Ce lanceur utilisait des combustibles et comburants désormais courants pour nous, l’essence de térébenthine et l’acide nitrique.

Et enfin, pour terminer l’année en beauté, juste avant les élections présidentielles de 1965, notre fusée « Diamant » était fin prête. Elle portait dans sa coiffe le satellite Astérix (forcément, le premier satellite français…). Le 26 novembre 1965, elle s’élança majestueusement dans les airs, au départ de « Brigitte ». Aucun souci pour le premier étage, ni pour le second. Le troisième et en particulier le largage de la coiffe après retournement de la capsule n’avait encore jamais été testé. Ce fut pourtant un succès total là aussi. Astérix 1 avait été équipé d’un répondeur qui devait émettre des « bip-bip » pour qu’il soit détecté lors de ses orbites terrestres par une vedette de la Marine Nationale, spécialement équipée. Silence radio, pas de bip-bip. Tout était raté…

Quelques jours plus tard, les Américains, avec leur Early Warning System équipé de radar et destiné à détecter les éventuels missiles balistiques russes, avait bien détecté notre petit Astérix. Ils nous félicitèrent chaleureusement. La France était devenue la troisième nation spatiale, sans guillemets cette fois-ci, nous l‘avions lancé tout seul, notre satellite, nous. Lors de l’ouverture de la coiffe, une des parties avait arraché les antennes d’Astérix - et pas ses moustaches - le rendant silencieux mais pas indétectable, heureusement.

Dès la bonne nouvelle connue, j’appelais Marie, il fallait que je partage ce moment avec elle :

  • Ça y est Marie, nous avons réussi !
  • Bravo Robert, je savais que ça marcherait !
  • Mouais, tu sais, heureusement qu’il y a eu les Ricains, on pensait vraiment qu’on avait tout foiré…
  • Ah bon ?
  • Oui, notre satellite devait faire des « bip-bip » permanents qu’on aurait dû détecter.
  • Et alors ?
  • Alors, rien du tout, on était effondrés à Hammaguir.
  • Et puis, tu m’as dit, les Américains ?
  • Oui, ils ont bien vu notre Astérix en orbite, avec leurs radars pour détecter les missiles russes. Tu vois finalement, la dissuasion a été utile.
  • Mouais... Tant que c’est pour voir des satellites, ça va, mais le jour où ils verront autre chose, ce sera la fin…
  • Eh Marie, haut les cœurs, on a réussi !
  • Tu as raison, Bravo Robert !

La France – prudente - n’ayant pas mis tous ses œufs dans le même panier, un autre satellite, FR1, fut lancé en décembre à l’aide d’une fusée Scout américaine et il fonctionna correctement dès sa mise en orbite. Nous avions désormais deux satellites français en orbite au-dessus de nos têtes.

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