Chapitre 29 : répondre aux demandes croissantes de l’industrie et des ménages français

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Un accident stupéfiant survenu le 17 janvier 1966 au large des côtes espagnoles éclipsa tout le reste de l’actualité : deux avions à réaction américains, un B52 Stratofortress, le plus gros des bombardiers à réaction de l’US Air Force - entra en collision avec un avion ravitailleur KC-135 Stratotanker lors d’une de ces opérations de ravitaillement en vol à près de dix kilomètres d’altitude. Le B52 transportait quatre bombes H dont deux furent détruites lors de l’impact au sol. Heureusement, elles n’explosèrent pas mais leur destruction entraîna une contamination importante autour du village de Palomares, dans la province d’Alméria. Tous les pilotes et hommes d’équipage des deux avions trouvèrent la mort dans l’explosion aérienne. Une des bombes, freinée par son parachute, fut récupérée intacte mais la quatrième demeurait au fond de la Méditerranée. Tous les moyens disponibles des marines espagnoles et américaines furent mis en œuvre. Cette dernière ne fut retrouvée que trois mois plus tard par près de 900 mètres de fond.

Naturellement, cet événement fut le centre des discussions qui suivirent avec Marie :

  • Tu as entendu ça Robert ? À Palomares ?
  • Oui, Marie, les militaires ne parlent que de ça, ici à Hammaguir. Il paraît même que la marine française a voulu aider mais les Américains leur ont opposé un véto catégorique.
  • Tu imagines, si c’est la France qui retrouve leur bombe ?
  • Oui, c’est sûr… Déjà que les Espagnols ont eu tout juste le droit de sécuriser le périmètre mais en surface. Seuls les Ricains ont eu le droit de plonger.
  • Quand Fréderic disait que ces bombes étaient une grosse connerie…
  • Frédéric ?

Mais qui c’est celui-là ? Serais-je - un peu - jaloux ?

  • Oui, Joliot-Curie, tu sais bien, avec l’appel de Stockholm…
  • Ah oui, bien sûr, oui, il avait raison !

Pas de raison d’être jaloux d’un mort…

  • Surtout qu’en plus, il semble bien qu’il y ait eu deux bombes qui ont éclaté sans exploser lors de leur « atterrissage » sans doute un peu violent…
  • Tu m’étonnes, de dix kilomètres quand même, la chute.
  • Les Espagnols ont sollicité l’aide de la France pour les mesures et j’ai appris par un ancien collègue du CEA que la zone interdite allait l’être longtemps
  • Ah bon, mais je croyais que les bombes H n’étaient composées que de deutérium[1] et de tritium[2]. De mémoire, le premier est stable, non ? Donc pas radioactif ?

Marie m’avait fait un cours là-dessus, en marge de son explication du fonctionnement d’une centrale nucléaire pour faire de l’électricité. J’avais bien retenu ses mots, j’étais content de moi !

  • Oui, mais le tritium est radioactif lui, même s’il se recombine immédiatement avec de l’oxygène pour former de l’eau tritiée qui ne contamine pas en fait…
  • Ben alors, pourquoi interdire d’accès une zone autour de ces deux bombes en morceaux ?
  • En fait, le premier « étage » d’une bombe H, c’est une bombe A classique avec du plutonium et de l’uranium 238 et eux ils contaminent très très longtemps. Outre le fait que le plutonium est radioactif, c’est également un poison chimique violent.

Ah… j’avais oublié cette partie-là… Au temps pour moi, comme on dit.

  • Mince… très longtemps tu dis ?
  • Oh oui, on considère qu’un radioélément a disparu au bout de 10 périodes, ou 10 fois sa demi-vie[3]. Celle de l’uranium 238 est de 4 milliards d’années. Donc tu vois, on ne pourra sans doute réutiliser cette zone que dans 40 milliards d’années au plus tôt.
  • On n’y est pas encore…
  • Comme tu dis, oui

Je l’entendais sourire au téléphone, malgré la gravité de ses propos. Elle avait toujours été bon public pour mes blagues pourries…

  • Dis-moi Marie, c’est toujours bon, Tahiti en juin ?
  • Oui, bien sûr et puis il faut qu’on se dépêche d’y aller, j’ai eu quelques nouvelles alarmantes…
  • Ah bon ?
  • Oui, l’aménagement du port de Papeete est quasiment terminé, les gros bateaux de la Marine vont pouvoir y accoster.
  • Et alors ? Ils ne vont pas débarquer sur les plages quand même, si ?
  • Mais non, jeune homme, ça veut dire qu’ils vont sans doute bientôt attaquer les essais atomiques dans la région…

J’aimais beaucoup quand elle m’appelait « jeune homme » alors que j’avais quand même une bonne année de plus qu’elle et bientôt cinquante ans… C’était tendre et doux.

  • Là-bas aussi ? Mais il n’y avait pas un moratoire pour la fin des essais atomiques ?
  • Si, mais la France ne l’a pas signé.
  • Forcément… notre Général…
  • Oui, lui-même. Il doit vouloir que notre dissuasion soit encore plus performante.
  • Tout en sachant que c’est pour ne pas l’utiliser.
  • Oui, c’est ça que ça veut dire, la dissuasion, non ?
  • Oh, ça va… Je disais ça comme ça, Marie
  • Je sais bien…

Elle n’en loupait pas une quand même… Dès que je disais une « connerie », paf un petit coup - gentil et amoureux mais quand même - derrière les oreilles.



Ce n’est que quelques jours plus tard que nous apprîmes le coup d’état du général Bokassa en Centrafrique qui eut lieu le 31 décembre 1965. Puis quelques semaines après, en février, en Ouganda et au Ghana. Derniers événements tragiques en Afrique après ceux du Congo Belge et du Dahomey fin 1965. Etaient-ce les derniers soubresauts de cette époque coloniale révolue ? Des dirigeants mis en place par les anciens colons et renversés par les populations locales ? Ou au contraire de petits chefs appâtés par le pouvoir et l’argent ? L’avenir nous le dirait avec une seule certitude. Malheureusement, ce ne seraient sans doute pas les derniers coups d’Etat violents sur ce continent.



Toujours en février, une belle nouvelle survint… Ça faisait du bien dans ce contexte un peu morose. Le 3 février, les Russes avaient réussi à poser en douceur la sonde Luna-9 sur la surface lunaire. Pour la première fois, l’homme envoyait un objet sur notre satellite naturel. Il fallait rapprocher ce nouvel exploit soviétique de la promesse faite par JF Kennedy le 12 septembre 1962 : « les Etats-Unis vont se rendre sur la Lune avant la fin de la décennie, non pas parce que c’est facile, mais bien parce que c’est difficile ». Mouais, en attendant, c’étaient les autres qui envoyaient des « trucs » sur la Lune et pas l’Oncle Sam.

Dans le même mois, la France confirma son rang de troisième puissance spatiale en envoyant encore une fois notre propre satellite avec notre propre lanceur, une belle fusée Diamant, au départ du site d’Hammaguir et de son majestueux pas de tir « Brigitte ». Diapason 1 était en orbite terrestre. Il allait pouvoir remplir sa mission scientifique de géodésie. Les soirées sur notre base furent donc plutôt bien arrosées durant ce mois le plus court de l’année. Nous avions de nombreux événements heureux à fêter.

Notre Général affirma à nouveau l’indépendance de la France (en particulier vis-à-vis des USA) en se retirant du commandement unifié de l’OTAN début mars. Mince, avec nos bombes et nos fusées, on était assez grands pour se défendre tous seuls, non ? Pas besoin des Ricains, la France d’abord !

Peu après, nous nous découvrîmes un nouveau héros moderne en la personne de l’astronaute Neil Armstrong. Lors de la mission Gémini 8 qui consistait à connecter la capsule Gémini à la fusée cible Agena, il semble qu’un des moteurs de la capsule soit resté allumé à pleine puissance, entraînant une rotation dangereuse de l’ensemble. Après découplage, cette rotation s’était encore accrue, risquant, d’après les médecins au sol à Cap Canaveral, d’entraîner la perte de connaissance d’Armstrong et de son coéquipier. Notre héros avait calmement utilisé une procédure d’urgence, écourté la mission et ramené la capsule avec ses deux astronautes sains et saufs sur la terre ferme. Il était surnommé depuis Mister Cool pour son sang-froid. Toujours côté USA, ils avaient enfin rejoint les Russes dans leur course sur la Lune et avaient eux aussi, réussi à poser en douceur sur le sol lunaire, leur sonde Surveyor-1 fin mai.



En juin, je retrouvai Marie à Orly et nous partîmes passer deux semaines à Tahiti. On se serait cru dans une carte postale : le ciel bleu, la mer transparente, les poissons multicolores partout. Simplement, il pleuvait tous les jours aux alentours de dix-huit heures. À part cela, ce furent parmi les plus beaux jours de notre vie. Nous étions au Paradis. Nous alternions les longues après-midi sur la plage, à bronzer et batifoler dans l’eau, les promenades en bateau, la pêche, les balades à pieds sous les cocotiers. Marie était resplendissante, les vacances lui allaient bien. Elle avait bien besoin de ça avant les essais finaux et la mise en service du troisième réacteur nucléaire à Chinon, prévu en août.

Elle me demanda où j’en étais dans la rédaction de mes « petits carnets » racontant l’histoire de Véronique. J’avançais bien. J’avais commencé par raconter l’histoire d’Annonay durant la guerre, la résistance et puis mes études et la chance incroyable qui m’avait été offerte, comme sur un plateau, pour diriger ce fantastique projet qu’était Véronique. J’en étais aux fameux trois mètres du premier essai. Toutefois, la rédaction était facile et assez rapide à mon sens. Elle me félicita, toute heureuse :

  • C’est magnifique Robert, tu verras, cette histoire enchantera le monde quand elle sera publiée !
  • Publiée ? Mais tu n’y penses pas, Marie, Qui voudrait lire une telle histoire ?
  • Toi, moi, nos amis, nos familles, tous et toutes qui ont travaillé avec toi, les soldats d’Hammaguir, ceux de la base de Suippes, tes anciens camarades de l’ICPI, de l’ENSTA, ceux de SupAéro, les habitants de Vernon, du Cardonnet, que sais-je encore Effectivement, vu comme ça… Ça commençait à faire pas mal de monde…

Nous refaisions aussi le monde les fesses dans le sable, les pieds dans l’eau et la tête au soleil. Le sujet du moment était cette curieuse « Révolution culturelle chinoise » :

  • Tu te rends compte, pour participer à cette « révolution culturelle », ils ont mis les étudiants et les élèves du secondaire en vacances ?
  • Comment est-ce possible qu’elle soit culturelle sans les universités ? Demandais-je à Marie.
  • Je ne sais pas… J’ai cru comprendre que leur dirigeant, Mao ne s’appuyait plus que sur les jeunes…
  • Oui, je crois qu’ils s’appellent les gardes rouges.
  • C’est ça, il veut redynamiser sa révolution avec les jeunes contre les vieux du parti jugés trop mous ou timorés
  • Aïe, ça sent les excès, ça… Ça ressemble un peu à ce qui se passe dans quelques dictatures, on oppose un clan contre un autre, les jeunes contre les vieux, les ouvriers contre les paysans, ou une région contre une autre et ça se finit toujours mal…
  • -Décidément, tu deviens vraiment philosophe, Robert…

Même quand elle est ironique, elle me fait craquer… J’y peux rien, c’est ça l’amour sans doute.

  • Qui sait si ce n’est pas l’âge, Marie ?
  • Arrête, tu n’as même pas cinquante ans, jeune homme.

Voilà, elle sait me faire fondre, décidemment…

  • Quarante-sept, je m’en approche doucement.
  • Tu ne les fais pas, avec ta vie au grand air dans le désert algérien, on dirait un « légionnaire qui sent bon le sable chaud ».
  • Tu vas voir si je vais te le faire sentir mon sable chaud, lui dis-je en me roulant sur elle.

Comme vous pouvez l’imaginer, nos vacances se déroulaient plus que bien. Toutefois, nous sentions bien que ce petit coin de paradis allait bien changer dans les mois prochains. Le ballet des navires militaires devenait incessant. Le nombre de militaires français présents à Papeete dépassait presque le nombre d’autochtones. Ça se saluait et ça se re-saluait en se croisant, des saluts de tous les côtés... Heureusement que j’étais devenu civil entretemps.



Peu de temps après notre départ, le 2 juillet exactement, eut lieu la première explosion nucléaire française dans le pacifique, sur l’atoll de Mururoa. Une zone réputée déserte ou quasiment avec moins de 2300 personnes vivant dans un rayon de 500 kilomètres et moins de 5000 dans un rayon de 1000 kilomètres. Par ailleurs, les vents dominants étaient censés souffler vers une zone de l’océan réputée également déserte. Cet essai du 2 juillet, appelé Aldébaran, devait servir à tester une arme nucléaire tactique aéroportée de l’armée française. Cette bombe était posée sur une barge flottante et l’explosion eut bien lieu dans l’atmosphère. Cela avait dû déboucher les oreilles des poissons et oiseaux du voisinage. Ne parlons pas de ces 2300 personnes vivant dans un rayon de 500 kilomètres...



Notre Général-Président se rendit à Moscou en juillet, inaugurant avec l’Union Soviétique une « politique de détente, d’entente et de coopération », sans doute grandement facilitée par la sortie de notre pays du commandement de l’OTAN.

Ce fut un retour aux réalités de la politique énergétique française pour Marie avec la mise en service du réacteur EDF3 à Chinon. Dans la foulée, elle partit pour s’investir dans les travaux des deux autres réacteurs suivants : SLA1 et SLA2 (pour Saint Laurent 1 et Saint Laurent 2 à côté de Blois, toujours sur les bords de la Loire), deux nouveaux réacteurs de 450 MW électriques, les plus puissants jamais construits dans notre pays. Tous les deux étaient identiques et d’un design différent d’EDF3. Les calculs physiques montraient toutefois que cette filière UNGG ne semblait pas très loin des limites physiques et technologiques, comme me l’expliqua Marie. Il allait devenir difficile de faire des centrales toujours plus puissantes de ce type-là, pour répondre aux demandes croissantes de l’industrie et des ménages français.

[1] Deutérium : isotope de l'Hydrogène. Alors que l'atome d'hydrogène est constitué d'un noyau avec un proton et un électron qui tourne autour, le Deutérium lui a toujours un électron qui tourne autour du noyau. Cependant, celui-ci est constitué d'un proton et d'un neutron.


[2] Tritium : isotope de l'Hydrogène. Toujours un seul électron qui tourne autour noyau mais celui-ci est constitué d'un proton et deux neutrons.


[3] Demi-vie ou période. Elle est aussi appelée la période radioactive. Il s'agit du temps, pour un radioélément donné, au bout duquel la moitié s'est désintégrée. Au bout de ce temps, il ne reste plus que la moitié de la quantité initiale. Un radioélément est considéré comme « disparu » quand un temps équivalent à 10 périodes ou 10 demi-vies, s'est écoulé.

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