Chapitre 27 : La guerre devenait totale

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Avec Marie, nous réussîmes à passer les fêtes de fin d’année 1963 ensemble. Nous nous rendîmes en Alsace, pour profiter des illuminations de Colmar, la Venise alsacienne. Chaque village était décoré et paré de ses plus beaux atours. Cela faisait finalement beaucoup de bien de retrouver un véritable hiver, avec de la neige, du froid, après tous ces mois passés dans le désert algérien. Notre chambre d’hôtel donnait sur le cours de la Lauch et ses balades en barques. C’est là que Marie m’apprit une grande nouvelle, alors que nous étions allongés, dans les bras l’un de l’autre :

  • Robert, je vais quitter le CEA militaire
  • Ah bon, mais pourquoi et que vas-tu faire ?
  • Tu sais ? Non, tu ne sais pas…. Fin octobre, il y a eu un nouvel essai souterrain qui s’appelait « Rubis » et cette fois-ci encore, le confinement n’a pas été parfait…
  • Il y a eu des contaminés, encore une fois ?
  • Oui, mais nettement moins, j’ai été obligée de gueuler vraiment pour qu’ils attendent avant d’y envoyer des militaires. Je n’en peux plus, Robert… Ils jouent avec la santé humaine. Ils ne connaissent pas les effets à long terme de ces contaminations.
  • Ce sont des militaires, non ?
  • Oui, mais ce sont des hommes aussi. Ils ont ou vont avoir femme et enfants.
  • Et il y a des risques ?
  • Je n’en sais rien, mais avec certains niveaux de contamination interne, oui, je pense. Tu sais, il y a un truc qui s’appelle « le principe de précaution » : quand on ne sait pas les effets, on évite de s’exposer…
  • Je vois ce que tu veux dire. Du coup, tu leur as dit que tu partais ?
  • J’ai dit au responsable des essais que je voulais le voir d’urgence. J’ai rendez-vous avec lui début janvier, à mon retour de congés.
  • Tu vas faire quoi après ?
  • Je pense que je vais essayer d’intégrer les équipes du CEA qui construisent les centrales nucléaires en France…
  • Des centrales nucléaires en France ?
  • Oui, Robert, il y en a déjà une, expérimentale, en fonctionnement et quatre autres en construction. La centrale expérimentale a divergé, il y a à peine six mois, à Chinon, à côté de Tours.
  • Ah bon ???
  • Eh oui, la France est entrée dans le monde de demain, Robert !
  • Ah mais ça m’intéresse, Marie, faudra que tu me racontes… On ne fait pas que des bombes avec cet uranium alors ? On fait aussi de l’électricité maintenant ? La vache…
  • J’aime quand tu t’enthousiasmes pour tout, Robert, me dit-elle en commençant à m’embrasser.

La suite fut tendre et douce… C’était fou comme avec elle, le moindre sujet de conversation pouvait nous amener à de tendres galipettes.

Du coup, j’avais complètement oublié de lui parler de notre réussite de fin octobre 63 avec l’envoi de la chatte Félicette dans l’espace. Nous avions mieux à faire lors de nos retrouvailles que de parler fusées et autres… L’année commença donc avec quelques incertitudes pour Marie, mais une évidence dans le fait qu’elle ne voulait plus continuer comme cela.



Dans plusieurs parties du monde, les choses bougeaient. Des gens se levaient pour dire « Non ! ». Que ce soit aux USA avec les marches pour les droits civiques, la création de l’OLP[1] au Moyen -Orient ou les campagnes contre les discriminations des catholiques en Irlande du Nord. Ces différences basées sur autre chose que les compétences ou les qualifications semblaient ne plus être tolérables, enfin… Un espoir pour une société nouvelle ? Marie et moi l’espérions de tout cœur. Quelques jours plus tard, elle me confirma sa mutation à Chinon, sur le chantier des réacteurs EDF2 et EDF3 à compter du 1er avril 1964.

  • C’est un nouveau défi pour moi, Robert
  • Je sais, Marie, mais tu vas y arriver.
  • Tu es sûr ?
  • Fais-toi confiance Marie, tu es excellente dans ton domaine.
  • C’est vrai, Robert ?
  • Mais oui, Marie, pourquoi crois-tu que tu as été prise aussi vite ?
  • Je ne sais pas…
  • Parce que ton expérience, tes compétences vont leur être utiles.
  • Tu crois vraiment ?
  • Ben Marie, c’est quoi ce coup de mou ?
  • Je voudrais que tu sois là et que tu viennes me serrer dans tes bras.
  • Je sais Marie, mais je suis là. Tu veux que je vienne pour ton installation à Tours ? Pour t’aider à emménager ?
  • Non, Robert, tu es un amour, tu as certainement mieux à faire. Jean-Paul viendra m’aider. Tu sais, il est devenu le chef des mécaniciens de la Patrouille de France.
  • Celle de Nancy ?
  • Non, il semble qu’il y ait eu une réduction budgétaire et il n’y en a plus qu’une seule de Patrouille de France. Elle est maintenant à Salon de Provence. Il va enfin avoir bonne mine, mon petit frère.
  • C’est pas le nez dans ses moteurs qu’il va bronzer, tu sais… Qui plus est, son boulot est tout le temps dans les hangars.
  • Je sais, mais maintenant, vu qu’il est dans le sud, il pourra prendre le soleil une fois son boulot terminé, à Salon. Et puis du coup, il est moins loin de Tours que toi à Hammaguir, non ? Je le verrai plus souvent…
  • C’est vrai, fis-je.

Si son frère était là… Je savais qu’il ferait ce qu’il faudrait pour elle.



En avril, l’Algérie et la France signèrent un protocole fixant un contingent de travailleurs immigrés destinés à venir renforcer les capacités de production des usines françaises. Les choses semblaient se tasser plus d’un an après la fin des hostilités. Les réalités économiques reprenaient le dessus et un peu d’argent frais, fut-il français, ferait du bien à cette Algérie naissante.

À la fin du mois, je fis la surprise à Marie de venir la retrouver à Tours. Son frère m’avait donné son adresse et vers 19h, je la surpris en bas de chez elle, avec des fleurs, des marguerites, ses préférées, ainsi qu’une table réservée dans un petit restau tourangeau dont un militaire d’Hammaguir m’avait parlé.

  • Toi Robert ? Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
  • Je suis venu te voir, Marie.
  • Rien ne pouvait me faire plus plaisir ! Oh mon chéri, me dit-elle en se jetant dans mes bras.

Nous nous embrassâmes tendrement avant d’aller dîner.

La nuit fut courte dans son petit lit et, au petit matin, j’étais triste de la quitter, mais heureux de l’avoir retrouvée. Je savais que je la laissais, apaisée et joyeuse. Le chantier des réacteurs EDF allait swinguer en mai…



Tout guilleret, je repartis pour l’Algérie. Même les nouvelles alarmantes provenant du Laos — coup d’Etat, combats entre neutralistes et communistes, bombardements américains sur la frontière au prétexte de la proximité avec le Nord Vietnam — ne pouvaient entamer mon optimisme. Celui-ci s’avèrerait indispensable, avec les deux essais prévus en juin sur le premier étage de notre futur gros lanceur ainsi que le lancement d’une nouvelle version de Véronique, la version 61.

Nous avions reçu deux modules du premier étage « Émeraude » par avion, en provenance de la métropole. Chacun de ces étages était équipé d’un « faux deuxième étage » ainsi que d’une capsule également vide. Ces vols devaient servir à qualifier la base de notre lanceur. L’ensemble mesurait près de 18 mètres de haut pour un diamètre à la base d’un mètre quarante. On était passé à un autre stade par rapport à Véronique, dans une autre dimension. La masse totale aussi était devenue conséquente, douze tonnes et demie, à comparer avec la « simple » tonne de Véronique.

Premier essai le 15 juin au départ de « Brigitte », notre pas de tir le plus important, premier échec : explosion en vol. Joli mais pas l’effet attendu, pas du tout ! Heureusement, nous avions un second module déjà prêt. L’inauguration de « Brigitte » avait été « fêtée » par beau feu d’artifice.

Second essai le 17 juin et… nouvel échec. Encore une très belle explosion en vol. Comme si tout l‘étage se disloquait et que l’ensemble combustible et comburant se mélangeait d’un coup et s’enflammait. Vraiment magnifique, mais ce n’était pas en procédant comme cela que nous arriverions à lancer un satellite… Nouvelle inauguration de « Brigitte » ratée.

Nos petits camarades du LRBA de Vernon allaient devoir nous reconstruire un nouvel étage Emeraude, voire plusieurs. Il fallait quand même qu’on teste aussi les étages supérieurs. Pour cela, nous devions impérativement comprendre ce qui avait provoqué cette dislocation du premier étage en plein vol. Tous les calculs de mécanique des fluides furent repris, avec l’aide de Werner, resté à Vernon, ainsi que son équipe. Le seul phénomène qui pouvait expliquer cette explosion était ce qu’on appelle un effet pogo[2] : et du coup, tout pète.

Heureusement, quelques jours plus tard, le lancement de Véronique 61 fut un joli succès. L’expérience dans la haute atmosphère apporta les réponses attendues et le mois de juin se termina donc nettement mieux qu’il avait commencé à Hammaguir.

Nous nous préparions également à accueillir une petite nouvelle dans notre gamme de fusées qui commençait à devenir assez complète. Vesta serait la petite dernière. Enfin, petite, son objectif était d’arriver à envoyer une charge de 500 kilos à 400 kilomètres d’altitude. Pour cela la poussée était équivalente à quatre fois celle de Véronique AGI.



En juillet, était-ce à la suite des différentes marches pour les droits civiques, le Congrès des Etats-Unis adopta le Civil Right Acts, supprimant les différences entre les Américains selon leur couleur de peau. Il allait falloir sans doute quelques années pour passer du texte de loi à son application dans les faits, jusque dans le moindre petit coin reculé des USA. Ce genre « d’habitude » est long à faire évoluer…

En août, survint une nouvelle escalade de la violence en Extrême-Orient. Des accrochages maritimes se produisirent entre deux destroyers américains et des vedettes lance-torpilles nord-vietnamiennes. Le président des USA fit adopter par le Congrès la résolution dite « du golfe du Tonkin », en référence à ces incidents. Celle-ci l’autorisait à utiliser tous les moyens nécessaires pour riposter aux actions du Nord-Vietnam. Ainsi, il pourrait justifier tous les bombardements lancés en représailles. Tous ces événements alimentèrent les conversations téléphoniques que je pus avoir avec Marie, en attendant de la retrouver plus tard dans l’été.



Elle avait en effet plus de temps libre sur son chantier que dans le cadre de ses essais atomiques et nous passâmes ensemble une bonne partie du mois d’août. Passer des tirs pilotés par des militaires, environné de « Secret Défense » en permanence, autant que de radioactivité à un gigantesque chantier, comprenant du coulage de béton, des soudures de tuyauteries, du tirage de câble et surtout une fourmilière d’intervenants, n’était pas simple. Mais comme elle me le disait, elle trouvait cela curieusement reposant. Pourtant, en comparaison avec le silence du désert, ce s’avérait un vacarme permanent de coups, de jets d’étincelles, de cris, d’invectives, mais elle tendait vers une certaine paix intérieure dans ce capharnaüm.

  • Je ne sais pas comment expliquer ça, Robert…
  • Mais c’est très clair, Marie, lui répondis-je avec un sourire.
  • Tu vois, il y a moins d’enjeu. Bon, mais en même temps, construire un réacteur nucléaire, ce n’est pas non plus un pont, une route ou une maison.
  • Je vois.
  • Ni même une bicyclette ou une voiture.
  • Je vois très bien.
  • Il faut faire attention, surveiller les entreprises, vérifier la correspondance par rapport au cahier des charges, garantir la traçabilité de tout ce qui a été réalisé, …
  • Je vois tout à fait Marie.

Ce qu’elle m’émeut quand elle est passionnée comme ça, ce que je l’aime…

  • Mais en même temps, l'objectif est civil et non pas militaire. Tout ça, c’est juste pour faire de l’électricité, pour que les gens puissent s’éclairer, pour que les entreprises fonctionnent, que le pays soit en marche.
  • J’ai compris, Marie, fis-je, toujours souriant.
  • Tiens, tu vas rire, mais j’ai trouvé pas mal d’anciens collègues du temps de Zoé et de Joliot-Curie. Tous ceux qui étaient avec lui sur l’appel de Stockholm[3], tous ceux qui étaient ou qui avaient des sympathies communistes. La direction du CEA les avaient tous dégagés du volet militaire et mis sur le nucléaire civil.
  • C’est super, alors tu as retrouvé des amis ?
  • Oui quelques-uns. C’est bien, je me sens moins seule.
  • C’est pas trop dur le chantier en tant que femme ?
  • Au début si, et puis ils ont vite vu à qui ils avaient à faire et maintenant ils filent droit.
  • Ça ne m’étonne pas…

Nous partîmes tous les deux dans un grand éclat de rire.

L’année se termina avec la propagation de la guerre du Vietnam au Laos et au Cambodge. Les armées Viêt-Cong se dissipaient dans ces deux pays et les bombardiers américains les poursuivaient également. Ils entamèrent d’ailleurs mi-décembre, l’opération Barrel Roll (rouleau compresseur) avec des bombardements massifs de toutes les routes de circulation des Nord-Vietnamiens au travers du Laos. La guerre devenait totale.






[1] OLP : l’Organisation de Libération de la Palestine (PLO en anglais) est une organisation palestinienne politique et paramilitaire, créée le 28 mai 1964 à Jérusalem1. L'OLP est composée de plusieurs organisations palestiniennes, dont le Fatah, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) et le Front démocratique pour la libération de la Palestine (FDLP). Depuis sa création, cette organisation se présente un mouvement de résistance armé représentant les Palestiniens. L’OLP a le statut d’observateur à l’Assemblée générale des Nations unies depuis novembre 1974.

[2] Effet pogo : Cet effet est provoqué par des fluctuations de poussée du moteur, qui engendrent des vibrations de structure et des colonnes du carburant liquide, qui à leur tour se répercutent sur l'alimentation du moteur. Lorsque ce cycle de perturbations entre en résonance, les oscillations augmentent et peuvent détruire les structures. Le nom provient du jeu appelé pogo stick (bâton sauteur).

[3] Appel de Stockholm : pétition lancée contre l'usage militaire de l'atome le 19 mars 1950 à Stockholm en Suède. Cet appel a été initié par le Mouvement mondial des partisans de la paix et soutenu par tous les partis communistes. Il a été signé en France (entre autres) par Frédéric Joliot-Curie, Yves Montand, Louis Aragon mais aussi par Pablo Picasso, Thomas Mann...

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