Chapitre 24 : coûter de très nombreuses vies humaines

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Depuis quelques mois, nous étions en chantier à Hammaguir. Il avait été décidé de réaménager totalement la base en faisant des pas de tirs dédiés à chaque type de fusée. On allait passer réellement du bricolage au mode industriel. Ces travaux étaient tout particulièrement motivés par la nécessité d’améliorer la sécurité des personnes. En effet, jusqu’à récemment, il n’était pas rare de voir des intervenants en chemisette en nylon travaillant sur des engins propulsés par de la poudre, tout en fumant une cigarette. Il fallait devenir des professionnels. La France était une nation spatiale, maintenant !

Je ne sais pas qui avait eu cette idée, mais dans ce projet, tous les pas de tirs reçurent des noms commençant par « B ». Le pas de tir « Blandine », dédié aux différentes versions de la fusée Véronique, avait été le premier en « version industrielle ». Mis en service dès la fin de 1959, il était équipé d’un portique modernisé avec des ascenseurs latéraux et un blockhaus sécurisé. C’est de là qu’allait décoller le premier français partant vers l’espace. La zone « Bacchus » serait quant à elle réservée aux fusées propulsées par des carburants solides (poudres). Ce site était en cours de finalisation début 1961. Une troisième plate-forme, la plus importante prévue à Hammaguir, « Brigitte », était consacrée aux tirs de missiles balistiques et allait être utilisée par la suite pour le lancement de satellites. Là aussi, il y avait un blockhaus ainsi qu’un système permettant la destruction du lanceur à distance en cas de besoin. Le dernier emplacement, « Béatrice », était prévu pour des essais de missiles PARCA et Hawk (américains). Il servirait également, plus tard, à la mise au point d’un étage de la future fusée Europa.

Un grand Poste de Commandement des Champs de Tirs (PCCT) allait être également installé afin de coordonner les tirs civils et militaires. Il serait équipé d’un calculateur dernier cri afin d’envoyer et recevoir toutes les informations. Celui-ci ne serait opérationnel qu’en 1964. Avec ces différents pas de tirs spécifiques, Hammaguir et la France allaient entrer dans la conquête spatiale, des deux pieds, avec cet énorme bond technologique.



En décembre 1960, comme les Américains l’avaient pratiqué pour leurs singes, nos médecins présentèrent à la presse, les sept rats parmi lesquels allait être choisi notre astronaute. Il s’agissait de rats blancs de la race Wistar. Le futur « ratonaute », désigné juste au dernier moment aurait un « habit » spécial : un système anti-g[1] et un équipement de pressurisation, une véritable combinaison qui serait accrochée dans la capsule par des ressorts sustentateurs. Celle-ci devait aussi servir à tenir en place les différents câbles d’instrumentation. L’animal aurait des électrodes branchées directement dans son cerveau pour enregistrer ses réactions et deux petites caméras vidéo allaient le filmer en permanence.

Ce 22 février 1961, le premier Français dans l’espace s’appelait Hector. Il mesurait 26 centimètres (un peu plus que la taille moyenne de la race Wistar) et pesait exactement 365 grammes. Il décolla à bord d’une Véronique AGI, atteint 109 kilomètres d’altitude et retomba dans sa capsule, quelques minutes plus tard, à 45 kilomètres de notre base de lancement. Le tir fut une réussite totale : la séparation de la capsule s’était bien passée et Hector avait été récupéré vivant après son voyage spatial. Le revêtement spécial anti-échauffement de l’intérieur de la capsule avait été efficace, Hector n’avait pas cuit lors de la rentrée dans l’atmosphère. Malgré une légère défaillance cardiaque observée durant le vol, il était rentré en forme. Il avait juste été un peu perturbé par les conditions d’impesenteur[2] de son périple. Sans être particulièrement spectaculaire, cette mission avait commencé à apporter aux scientifiques français des renseignements importants sur les conditions de vie et de survie dans l’espace.



Côté politique la situation ne s’arrangeait pas vraiment autour de nous avec la création de l’OAS (Organisation Armée Secrète) en février, quelques jours avant notre succès avec Hector, qui entendait se battre jusqu’au bout pour le maintien d’une Algérie française. Ils allaient répondre à la violence du FLN par une violence équivalente. Tout cela n’allait pas vraiment dans le sens d’un apaisement…

De l’autre côté de l’Atlantique, ça ne se calmait pas vraiment non plus entre Cuba et les USA. Ceux-ci avaient organisé, via la CIA, le débarquement d’un millier d’hommes, Cubains, pour tenter de renverser le régime de Fidel Castro. Tout cela s’était terminé dans un échec lamentable. La diplomatie américaine n’était pas sortie grandie de ce fiasco.

Fin avril, quatre généraux français tentèrent un coup d’état militaire à partir d’Alger. Se sentant portés par les Pieds-noirs[3] refusant l’indépendance, ils décidèrent de faire sédition et de ne plus reconnaitre l’autorité de l’Etat français en particulier concernant la politique du Général de Gaulle en Algérie. Ils réussirent à emmener plusieurs régiments avec eux. Ce putsch ne dura finalement que quelques jours et, rapidement, trois des quatre généraux putschistes se constituèrent prisonniers. Le général Salan, resté seul, prit la tête de l’OAS. Le Général de Gaulle eut cette phrase célèbre citant ce « quarteron de généraux en retraite » pour qualifier les séditieux.

Heureusement, dans ce contexte international assez sombre, pour nous autres scientifiques engagés dans la conquête spatiale, quelques jours avant ce débarquement et ce putsch ratés, Youri Gagarine fut le premier homme dans l’espace. Il avait fait le tour de la terre sans mettre 80 jours, mais à peine quelques heures. Même si la rentrée dans l’atmosphère avait été un peu mouvementée, l’URSS remportait là un immense succès, face à ses concurrents Américains.



Les travaux d’aménagement de la base se poursuivaient. Notre pas de tir à nous, « Blandine », était déjà opérationnel et Hector avait décollé de là. En juin, nous devions faire un tir spécifique à la demande des militaires, afin d’étudier les effets d’une explosion dans l’espace. Notre Véronique AGI était chargée de 60 kilos de TNT, les réservoirs pleins, prête à décoller. Tout d’un coup, Paulo, qui faisait les dernières vérifications avant le lancement, accourut vers nous en criant :

  • Attention, ça pisse, ça pisse !

Il y avait une fuite au niveau d’un des réservoirs. De l’acide nitrique s’écoulait le long du fuselage de la fusée. Heureusement, le mélange acide nitrique/essence de térébenthine ne s’enflammait pas spontanément, il fallait un autre mélange pour déclencher la combustion. Celui-là ne fuyait pas, lui.

Aussitôt, réunion de crise dans le blockhaus :

  • On fait quoi ?
  • On devrait la laisser se vider, c’est le plus simple.
  • Non, on ne peut pas prendre ce risque, ça peut exploser à tout moment, il faut la détruire !
  • Au sol ? Mais c’est de la folie, le portique tout neuf va être foutu…
  • C’est que de la ferraille, ça se reconstruit vite.
  • Avec les ascenseurs ?
  • Bon, y aura peut-être pas d’ascenseurs au début mais on s’en est passé jusqu’à maintenant, non ?
  • Ok, on détruit alors ?
  • On active l’autodestruction !
  • Activation de l’autodestruction… Mince !
  • Quoi, mince ?
  • Ben on ne l’avait pas installé cette fois-ci…
  • Et pourquoi ça ?
  • On avait peur de faire tout péter avec le TNT.
  • C’est malin….
  • Bon, on fait comment alors ?
  • Faut appeler l’armée !
  • L’armée ?
  • Ben oui, avec un char ou un équivalent…
  • Parce que tu crois qu’il y a des chars ici, à Hammaguir ?
  • Ben oui, y a des chars en Algérie.
  • Mais ils sont tous à Alger ou dans les environs.
  • Mince !
  • Décidément, on n’a pas de bol…
  • Bon, faut se bouger le cul là, sinon, on va vraiment avoir des soucis.
  • Attendez… je crois que j’ai une solution !
  • Oui ?
  • Il me semble que la garnison qui sécurise la base a une automitrailleuse.
  • Oui, une automitrailleuse… Ça pourrait le faire.
  • Allez, je file la chercher.
  • Je vais appeler le capitaine pour que ça ne mette pas des heures.

Et je décrochai le téléphone du blockhaus pour appeler le fameux capitaine qui ne rêvait que de combats :

  • Allo, Capitaine, bonjour, c’est Robert.
  • Bonjour Robert, vous allez bien ?
  • Oui, enfin non, c’est pas pour ça que je vous appelle !
  • Oui ?
  • Vous avez bien une auto-mitrailleuse ?
  • Oui, bien sûr !
  • Elle est opérationnelle ?
  • Enfin, j’espère bien, sinon, ils vont entendre parler de moi !
  • C’est pas la question, vous pouvez lui dire de venir à Blandine ?
  • Blandine ?
  • Oui, Véronique.
  • Ça fait un peu surréaliste ce dialogue, Blandine, Véronique…
  • Bon, vous arrêtez vos conneries, Capitaine, on a vraiment besoin de votre auto-mitrailleuse, à Blandine, le pas de tir de Véronique.
  • Ok, j’ai compris, mais pour quoi faire ?
  • Pour tirer sur la fusée !
  • Pour quoi ???
  • Pour tirer sur la fusée, vous avez bien entendu. Elle fuit et on veut la faire péter nous-même pas quand elle l’aura décidé !
  • Ok, je vous l’envoie. D’ailleurs, y a votre gars qui vient d’arriver.
  • Paulo ? Oui, il vient pour la guider jusqu’à Véronique.
  • Véronique ou Blandine ?
  • C’est pareil, Véronique est sur Blandine (mais qu’est-ce que je dis, moi ?). Bon, vous accélérez le mouvement, Capitaine ? Ça devient vraiment urgent !
  • Une auto-mitrailleuse, une !

Comme si c’était le moment de plaisanter…

Quelques minutes plus tard, l’engin militaire était sur place. Enfin sur zone, à une distance prudente d’environ deux-cents mètres. Visiblement les militaires attendaient quelque chose, une consigne, un ordre… Je sortis un peu en colère.

  • Bon, les gars, vous attendez quoi ?
  • Ben un ordre…
  • Je vous le donne, moi, cet ordre : tirez-moi sur cette putain de fusée !
  • Allez, les gars, mitrailleuse en batterie, feu !

Suivit une succession de tir… Je ne sus jamais si les militaires étaient nuls ou s’il était vraiment difficile de toucher une fusée qui ne faisait que 55 centimètres de diamètre à 200 mètres avec une mitrailleuse 12,7[4]. Toujours est-il que ce fut un beau fiasco… Il fallut finalement qu’un des soldats prenne son fusil MAS 36 et tire dessus. Il réussit à la toucher et la fuite d’acide nitrique s’accéléra, vidant complètement le réservoir sur le sol. Au bout de quelques minutes, l’essence de térébenthine prit feu, la fusée tomba sur le côté et se consuma dans une belle flamme orangée. Le spectacle était saisissant. Au moins, le portique avec ses ascenseurs n’avait pas été endommagé. La fusée avait chuté à côté.



Quand je lui racontai cet épisode quelques jours plus tard, cela rendit Marie hilare au téléphone. L’entendre rire me faisait tellement de bien. Elle m’apprit que de leur côté, fin avril, ils avaient procédé au dernier essai atomique atmosphérique dans le Sahara. Toutes les futures explosions seraient désormais souterraines. Marie souligna ce point avec le regard de la radioprotection. Au moins, avec les tirs dans le sol, pas de risque de disperser de la contamination dans l’atmosphère.

En août, un mur fut érigé entre l’Est et l’Ouest, coupant Berlin en deux. La guerre froide avait vraiment commencé. En octobre, le monde avait frisé la catastrophe avec deux colonnes de char, américains et soviétiques, face à face pendant près de 16 heures, au niveau de « check-point Charlie » à Berlin. Sachant que le monde avait largement la capacité de se détruire, ça faisait rétrospectivement froid dans le dos. Si un des militaires présents, d’un côté ou de l’autre, avait juste perdu son sang-froid, qui sait ce qui aurait pu se passer ?

Courant octobre toujours, une manifestation parisienne en soutien au FLN tourna au massacre. La répression de la police et des gendarmes mobiles avait été féroce. On ne comptait plus le nombre d’arrestations et certains manifestants avaient fini dans la Seine, noyés. Le nombre de morts était très incertain, mais probablement supérieur aux quelques-uns évoqués par la préfecture de police de Paris

En cette fin 1961, pourtant le désengagement français commença à prendre forme. C’étaient même les instructions que le Général avait donné à son gouvernement. Les troupes françaises avaient commencé à quitter la terre algérienne dès l’automne. Après une victoire militaire, la France allait maintenant vers une défaite politique, comme l’avait prédit le Général quelques temps plus tôt.

Dans le même temps, le 11 décembre vit arriver au Vietnam le premier contingent d’hélicoptères de combat américains accompagné de 15000 hommes. Ce n’était que le début d’une guerre qui allait durer des années et coûter de très nombreuses vies humaines.






[1] Système anti-g : un système lui permettant de supporter les accélérations qu’il allait subit en particulier au décollage et qui peuvent engendrer un « voile » voir avec tout le sang qui descend dans le bas du corps. Pour cela, la combinaison anti-g exerce une pression sur la partie basse du corps, pour renvoyer le sang dans la partie haute de celui-ci.

[2] L’Impesanteur ou l'apesanteur n'est pas provoquée par l'éloignement de la Terre ou de tout autre corps céleste attractif : l'accélération due à la gravité à une hauteur de 100 km par exemple n'est que de 3 % moindre qu'à la surface de la Terre. L'apesanteur est ressentie lorsque l'accélération subie égale la gravité, ce qui recouvre aussi le cas où le champ de gravité est quasiment nul (loin de toute matière). Elle est ressentie, dans le cas d’Hector dans toute la phase de ralentissement de la capsule et avant sa chute, dans la partie supérieure de sa trajectoire.

[3] Les Pieds-noirs sont des Français vivant en Algérie (et considérant l'Algérie française comme leur patrie) ; puis Français originaire d'Algérie. Les Pieds noirs rapatriés sont toutes ces personnes rapatriées en France après l’indépendance de l’Algérie de juillet 1962.

[4] 12,7 : calibre des balles de la mitrailleuse, 12,7 millimètres, soit quasiment 1,3 centimètres.

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