Chapitre 23 : Radioprotectionniste en chef

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Cette année devait être celle de la concrétisation et de la consécration pour le projet de Marie, cette fameuse « gerboise bleue ». Pourtant elle démarra bien mal, avec le décès sur le bord d’une route du grand Albert Camus, prix Nobel de littérature en 1957. Cet homme libre, combattant pour la liberté des peuples et contre toutes les idéologies, était allé se fracasser, avec son éditeur et l’épouse de celui-ci, contre un platane en bord de Nationale 5, entre Sens et Paris.

Comme il l’avait écrit dans Les Justes, la fin ne justifie pas les moyens, jamais : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois condamner un terrorisme qui s’exerce aveuglément dans les rues d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille. Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice ». Cette phrase en réponse à une question, posée par un étudiant d’origine algérienne, en marge de la remise de son prix, avait été si souvent mal comprise… Alors qu’il ne s’agissait que de rejeter l’idée que « tous les moyens sont bons ». Il allait nous manquer, surtout dans ces temps troublés, en particulier en Algérie… Adieu Monsieur Camus.



Marie était donc devenue algérienne, elle aussi, depuis quelques mois. Même si plusieurs centaines de kilomètres nous séparaient, nous étions tous les deux dans le même désert. Les préparatifs de « Gerboise bleue » se déroulaient dans le plus grand secret. Personne ne devait être au courant, surtout pas les Russes et les Américains. Ces derniers étaient en train de négocier, entre eux, la fin des essais nucléaires, alors que nous allions justement procéder à un tel tir… Ce club, très fermé, des possesseurs de l’arme atomique, n’allait pas accueillir d’un bon œil un nouveau membre. En particulier un membre aussi turbulent que la France avec à sa tête un Général qui n’en faisait qu’à la sienne. Marie me soumit à un black-out total durant au moins six mois. Je me morfondais de ne pas l’entendre, mais contre la raison d’État, que pouvais-je faire ? Je savais qu’elle me raconterait tout, après… Au moins ce qui ne serait pas classifié « Secret Défense ».

D’une puissance théorique équivalente à la bombe larguée sur Hiroshima, « Gerboise bleue » fit une explosion trois ou quatre fois plus puissante qu’au Japon. La « faute » aux savoirs emmagasinés par le CEA, issus des essais américains entre autres. Accrochée en haut d’une tour métallique de 100 mètres, précédée d’une fusée rouge lancée une minute avant le déclenchement, elle explosa le 13 février à 7h04. La France était devenue la quatrième puissance nucléaire du monde, après les USA, l’URSS et le Royaume-Uni. Le Maroc, pays voisin, avait protesté vivement contre cet essai nucléaire aérien, dont personne ne savait grand-chose à l’époque, en termes de nuage et de retombées radioactives. Un certain nombre de journalistes, soigneusement sélectionnés par Paris, avait assisté à cette première, à une distance de vingt kilomètres.

Marie me raconta plus tard, bien plus tard, que les retombées avaient dû couvrir un périmètre d’au moins 100 kilomètres. Elle qui était avec la presse avait dû se trouver juste en dessous. D’ailleurs, ses instruments de mesure, en particulier son compteur Geiger[1], s’était affolé. Elle avait dû en couper le son rapidement, de peur de paniquer tout le monde autour d’elle. Le responsable du tir, alerté par elle, lui avait assuré que son compteur devait « déconner » et que tout était normal. On ne saurait que beaucoup plus tard que ce n’était pas le cas. Elle, comme de nombreux acteurs de l’époque, avait été passablement contaminée par les retombées des essais français. Mais tout ceci était couvert par le « Secret Défense » et fut donc mis sous cloche pendant plusieurs dizaines d’années.



Concernant la course internationale à la conquête spatiale, alors que l’URSS semblait tenter d’aller toujours plus loin, vers la Lune, Mars et pourquoi pas au-delà, les USA, de leur côté semblaient se focaliser sur la mise au point de vols habités. Ils furent les premiers, en janvier 1960, à embarquer un singe, dans le cadre du projet Mercury et à l’envoyer à quinze kilomètres d’altitude, pour ce premier vol habité d’un hominidé. Une « petite » fusée nommée Little Joe avait été utilisée, pour la qualification de la capsule. L’objectif, à terme, serait de réaliser des vols sub-orbitaux[2] puis des orbites complètes, en propulsant la capsule Mercury par une fusée Atlas.

En Amérique latine, il y eut une alternance de chaud et froid en ce début 1960 : chaud avec la signature du traité de libre-échange de Montevideo, instituant de fait une communauté économique entre sept pays d’Amérique du Sud avec des négociations produit par produit ; froid avec la rupture des relations diplomatiques entre les USA et Cuba et le rapprochement de ce pays avec l’URSS. Les tensions n’allaient faire que s’amplifier dans les mois suivants. Les Etats-Unis ne pouvaient tolérer la présence d’un bastion communiste à portée de leurs côtes. S’affranchissant de l’embargo sur les armes à destination de Cuba, un cargo français, le Coubre, achemina des armes venant de Belgique. Le 4 mars, ce cargo explosa dans le port de la Havane. Sans que la cause de cette explosion soit clairement identifiée — attentat de la CIA ou simple accident —, celle-ci ne détendit pas les relations américano-cubaines. Pour « améliorer encore leur entente », le président américain autorisa la création de camps d’entrainements d’exilés cubains en vue de renverser le régime de Fidel Castro. Et puis, cerise sur le gâteau, à la suite du refus des compagnies pétrolières américaines installées à Cuba de raffiner du pétrole russe - acheté moins cher par les autorités cubaines que celui venant du Venezuela -, celles-ci se virent confisquées par le pouvoir castriste. L’escalade était en marche…



En ce début mars, notre Général vint faire la « tournée des popotes » en Algérie. Il répéta à qui voulait bien l’entendre parmi les soldats français en poste, que la paix ne pourrait se conclure avec le FLN qu’après une victoire militaire de l’armée française. Forts du soutien de leur « Président-Général », les militaires se sentirent pousser des ailes. Quelques jours plus tard, notre Général reçut en France le dirigeant soviétique. Il montra ainsi à son allié d’outre-Atlantique qu’il restait foncièrement indépendant. Pour cette occasion, environ un millier de réfugiés de l’Europe de l’Est furent arrêtés et envoyés en Corse durant le séjour français de Khrouchtchev. Les plus virulents des militants anti-communistes furent également éloignés de la capitale. Hasard ou coïncidence, c’est le 1er avril 1960 que le tir de « gerboise blanche », les « restes » du plutonium non-utilisé par « gerboise bleue », fut déclenché, toujours à Reggane dans le désert algérien. D’une puissance réduite, ce nouvel essai fit toutefois l’objet d’une nouvelle protestation du Maroc voisin.



En mai eut lieu ce qui est resté en mémoire comme « l’incident de l’U2 ». Un avion Lockheed U2 de l’armée de l’air américaine fut abattu par l’aviation soviétique au-dessus de leur territoire. Les USA, tentèrent de dire qu’il s’agissait d’un avion météo qui s’était égaré. À ce moment-là, ils ne savaient pas que leur pilote avait été capturé par les Russes. Je n’ai jamais su comment ils avaient réussi à se dépêtrer de cet imbroglio, mais tout ceci n’arrangea pas les relations américano-soviétiques, déjà passablement dégradées avec Cuba. Du coup, la participation russe à la Conférence de Paris prévue en mai - avec USA, Grande Bretagne et France - fut remise en cause et se solda finalement par un échec. Marie comme moi, nous inquiétions de ces tensions entre les deux grands qui ne semblaient pas en voie d’apaisement.



De notre côté, nous préparions d’arrache-pied la suite de nos expérimentations avec Véronique AGI. Nous allions envoyer un rat, comme décidé l’année précédente. Des médecins se joignirent à nous pour déterminer quels étaient les paramètres à suivre chez l’animal durant tout le vol. Ils nous préconisèrent également les conditions de pressurisation de la capsule et nous confirmèrent qu’il n’était pas nécessaire de créer des hublots dans la capsule. Ils ne sauraient pas déterminer les réactions du rongeur devant la vision d’un ciel étoilé sans pollution lumineuse. Il nous faudrait créer, en lien avec les spécialistes médicaux, un module électronique spécifique afin de centraliser toutes les données neurologiques et physiques de notre rat durant son périple spatial. Cela nous permit de découvrir un nouveau domaine, jusqu’alors totalement étranger pour nous.



En juin, — nous ne le sûmes que bien après — notre Général tenta une négociation secrète avec un chef du FLN, celui de la wilaya IV[3]. Les multiples opérations militaires menées par l’armée française dans cette zone depuis 1958 avaient considérablement affaibli le FLN local. Ce chef local rencontra discrètement le Général de Gaulle à l’Elysée le 10 juin afin de tenter de négocier une paix séparée. Ce que j’en ai compris, bien plus tard aussi, c’est que le GPRA[4], mis au courant, avait fait capoter les discussions et que ce cessez-le feu local n’avait jamais vu le jour.

Durant l’été 1960, l’émancipation des anciennes colonies s’accéléra brusquement. En août, neuf nouveaux pays accédèrent à l’indépendance : le Dahomey, le Niger, la Haute-Volta, la Côte d’Ivoire, le Tchad, la République Centrafricaine - l’ancien Oubangui Chari -, le Congo - le Congo-Brazzaville -, le Gabon ainsi que le Sénégal qui se déclara indépendant de la fédération du Mali. Quasiment toutes les colonies françaises d’Afrique étaient devenues des pays à part entière. Seule l’Algérie faisait comme une tâche dans ce paysage. Mais elle demeurait un département français et surtout pas une colonie.

Durant le mois d’août, le lancement de Spoutnik 5 permit aux Soviétiques de répondre au vol du singe Sam en janvier. En effet, ce furent deux chiennes, un lapin, quarante souris et deux rats russes qui partirent pour l’espace le 19 août et en revinrent en vie le lendemain après un vol orbital. Toute cette ménagerie avait donc été envoyée beaucoup plus haut que le singe américain et avait réellement fait le tour de la terre. Le singe lui n’était allé qu’à 15 kilomètres, une misère…

La crise de Cuba monta d’un cran avec la nationalisation par Castro de l’ensemble des entreprises et banques américaines présentes sur le sol cubain en août. En représailles, l’embargo américain fut total, jetant encore plus - s’il était nécessaire - le régime castriste dans les bras du « grand frère » russe. La session plénière des Nations-Unies qui s’ouvrit en septembre, pour accueillir tous les nouveaux pays indépendants, pâtit de ces relations tendues entre Américains et Soviétiques. La détente était loin…

En novembre, la nouvelle de l’explosion d’une fusée au centre spatial de Baïkonour, avec plus d’une centaine de morts, nous rappela que nous faisions un métier dangereux. Nos procédures de contrôle et de vérifications furent renforcées, en particulier sur la gestion des combustibles et des comburants. Lors de ces tests, il apparut que nous avions eu beaucoup de chance fin 1959. Un accident similaire à celui des soviétiques aurait pu tout aussi bien nous arriver.

Lorsque je racontai cela à Marie, lors de l’un de nos rares échanges téléphoniques de cette année, elle craignit rétrospectivement pour moi. Je la rassurai du mieux que je pus, tout en m’inquiétant moi aussi des dangers inhérents à ces foutus essais de bombe atomique. Mais elle était la responsable de la radioprotection de ceux-ci et donc la mieux placée pour prendre toutes les précautions nécessaires. Comme un pied de nez à toutes ces craintes, le tir de « gerboise rouge », de la même puissance que sa « sœur blanche » en avril, eut lieu fin décembre, toujours à Reggane et sous la supervision de Marie comme radioprotectioniste en chef.






[1] Le compteur Geiger, ou compteur Geiger-Müller (ou compteur G-M), sert à mesurer un grand nombre de rayonnement ionisant (particules alpha, bêta ou gamma et rayons X, mais pas les neutrons.

[2] Vol suborbital : Il s’agit de la trajectoire d'un engin spatial se déplaçant à une vitesse suborbitale, c’est-à-dire inférieure à la vitesse requise pour qu'il se maintienne en orbite. En résumé très simplifié, il décolle, atteint une apogée (sommet du vol) puis retombe sous les effets de la gravité terrestre.

[3] Les wilayas sont les régions « administratives » du FLN. Elles sont au nombre de 6. La wilaya IV est une zone comprenant la vallée du Chelif d’une part et d’autre part la vallée de la Mitidja, les collines du sahel algérois, ainsi que l’agglomération algéroise, avec entre les deux, des alignements montagneux. À dominante arabophone, cette région, en particulier dans les zones montagneuses abrite une forte population berbérophone.

[4] GPRA : Gouvernement Provisoire de la République algérienne. C’était le bras politique du FLN et du gouvernement de l’Algérie en exil. Cette organisation qui négociera, plus tard, les accords d’Evian avec la France.

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