Chapitre 22 : parfois de grands enfants.

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Cette année commença par un coup de fil furibard de J C-D, l’âme damnée du Général : « nous étions des incapables, l’Année Géophysique Internationale était terminée et nous n’avions rien fait ». Si quand même, on avait dépassé la ligne de Karman, mais visiblement, autant parler chinois pour lui. Il rappela ensuite toutes les semaines, mais comme il le faisait toujours le vendredi vers 17h, je savais qui était au bout du fil et préférais aller fumer une cigarette - même si pour ma part, je ne fumais toujours pas - dehors avec Paulo plutôt que de me faire incendier.



Tout début janvier 1959, les Soviétiques accrurent encore leur avance en termes d’exploration spatiale en envoyant une sonde qui s’approcha de la Lune et la survola. Un exploit que nous saluâmes tous à Hammaguir. Même si cela n’était pas une de nos réalisations, nous avons débouché le champagne quand même ! Les « NazdarOvié » avinés et joyeux ont resonné une partie de la nuit de ce 4 janvier. On fêtait aussi la défaite des Américains. De Gaulle avait déteint sur nous avec son anti-américanisme…

Janvier fut aussi le mois où Cuba bascula : exit Batista à la botte des USA et « welcome Castro », plutôt « coco » malgré ses dénégations. Un changement majeur pour cette île qui avait longtemps été un paradis fiscal pour hommes d’affaires de l’Oncle Sam.

Le 3 février 1959, jour de deuil international. Ce jour fut appelé : « The day the music died » avec la mort dans un crash d’avion aux USA de Buddy Holly, Ritchie Valens, J. P. "The Big Bopper" Richardson ainsi que leur pilote. Tout le monde porta le deuil une journée sur la base, même certains soldats. Toujours en février, les compagnies pétrolières Shell et BP décidèrent de jouer au poker menteur avec les pays producteurs de pétrole : ils baissèrent, de leur propre chef, le prix de l’or noir de près de 10%. Cela n’allait pas durer et au contraire entrainer la création de ce qui allait devenir l’OPEP (l’Organisation des Pays Producteurs de Pétrole), instrument permettant aux producteurs eux-mêmes de fixer le prix du baril en s’affranchissant des compagnies pétrolières, une vraie révolution !



Début mars, on y était, notre Véronique AGI était sur son pas de tir, le ciel était dégagé, les conditions étaient parfaites. Le sodium était chargé et prêt à être éjecté dans la haute atmosphère. On allait avoir un spectacle fabuleux et puis, la cata…. Après un décollage parfait le 7 mars à 19h34, à une altitude de 35 kilomètres, panne de moteur. Cette altitude était largement insuffisante pour notre participation à l’AGI. Le sort s’acharnait contre nous. On était un samedi mais encore une fois, j’évitai de décrocher le téléphone, jusqu’à ce qu’on ait réussi notre tir.

Tout le monde se remit au boulot, les stocks de carburant étaient au maximum, nous avions plusieurs Véronique AGI disponibles et des stocks de sodium pour trois tirs. Durant les 48 heures qui ont suivi le lancement raté, personne ne ferma l’œil. La base d’Hammaguir était une vraie fourmilière, une ruche avec une activité constante. Lundi 9, alors que tout était de nouveau prêt, un vent de sable abominable se leva, nous obligeant à tout replier, y compris notre fusée et à la mettre à l’abri dans un hangar. Le Général, quand il avait une minute au milieu de la gestion de l’Algérie, devait se demander si ce projet de fusée n’était pas maudit.



Le lendemain, le vent de sable s’était calmé, le temps était beau et chaud, pas un nuage. À 19h38, le 10 mars, Véronique s‘élança vers le ciel. Tout se passa sans encombre et à 100 km elle largua sa charge de sodium, illuminant le ciel du Sahara. Un vrai nuage de paillettes d’or dans le ciel. Ce fut visible jusque dans le sud de la France. Le nuage doré avait quasiment la forme d’une clé de sol. Nous étions tous sortis et sommes tombés dans les bras les uns des autres devant le spectacle offert à nos yeux. Même Paulo versa sa petite larme. Mes yeux s’emplirent aussi d’humidité, j’avais finalement réussi. L’émotion m’avait envahi devant ce ciel doré. Certes, ce n’étaient pas encore les étoiles, mais, on en prenait le chemin. Véronique avait vraiment été dans l’espace. En plus, ce que j’avais fait - oui, mon équipe, ou moi, il n’y avait pas de différence, on pouvait le dire - était beau. Tous ceux qui avaient assisté au phénomène en parlent encore maintenant avec une grande émotion. Je passai ensuite de l’un à l’autre pour les remercier de leur travail, de leur investissement, de leur patience et de leur acharnement à réussir. Ils étaient tous beaux, forts, les meilleurs. Je n’aurais pas pu rêver meilleure équipe que celle-ci.

Outre la beauté du phénomène, ce nuage allait permettre de faire de grandes avancées scientifiques sur la connaissance de la limite entre haute et basse atmosphère. Ce fut d’ailleurs confirmé par un autre tir de Véronique AGI le lendemain, à 5h44. Moins spectaculaire, car pas au début de la nuit, ce second nuage et les photos qui en furent prise confirmèrent ce qui avait été observé la veille : en dessous de 100 km d’altitude l’atmosphère est brassée en permanence mais au-dessus cette altitude, celle-ci ne l’est plus, c’est ce qu’on appelle la turbopause. À la suite de leurs propres expériences, les Américains disposaient de photos similaires, mais leur interprétation n’avait pas été jusqu’à ce point. L’entrée de la France dans l’espace ne passerait pas inaperçue. Finalement, à défaut de comprendre ce phénomène que j’avais observé – j’en étais absolument certain – dans ce fameux Triangle d’été, j’avais créé moi-même un phénomène dans l’espace. J’étais vraiment heureux et fier de moi, de nous tous.

Cette fois-ci, quand le téléphone sonna, je décrochai. Bien m’en prit qu’il y avait Général lui-même au bout du fil. Il me félicita chaleureusement, me renouvelant sa confiance et me disant qu’il n’avait jamais douté de moi, ni de mon équipe.

Le 11 mars, après le second tir réussi, la fête commença tôt et dura toute la nuit à Hammaguir. Heureusement qu’il n’y avait plus de Véronique prête à être lancée, il aurait pu arriver n’importe quoi. Toute la tension accumulée durant ces mois et en particulier durant les derniers jours avait besoin d’être relâchée. Ce fut bien le cas durant les 24 heures qui suivirent cette nouvelle réussite… On a chanté, on a bu, on a rigolé, on a dansé. Ce fut la grosse java ! La garnison présente s’occupa plus de garantir la sécurité et le retour de chacun dans son lit que d’assurer notre défense contre d’éventuels assaillants. Heureusement, les soldats n’avaient pas le droit de boire en service. Le retour dans nos bureaux et ateliers le lendemain fut laborieux et certains (et certaines) restèrent au lit toute la journée. Étant le chef, je devais montrer l’exemple mais ne fit qu’une brève apparition, à peine une heure en fin de matinée et une en fin d’après-midi, histoire de dire que j’étais présent à mon poste. Le reste de la journée, je dormis comme une souche.



Petit à petit, nous reprîmes une vie normale. Ce projet terminé, un peu en retard certes, d’à peine plus de deux mois, mais avec quel brio, il nous en fallait un autre. Les semaines suivantes furent l’occasion d’un énorme brainstorming. Oui, ce fut une belle « tempête de cerveaux ». Et celle-ci accoucha, devinez quoi ? D’un rat. Oui, nous allions envoyer un rat dans l’espace. Pourquoi un rat ? Parce que ce n’est pas très gros - il fallait commencer modeste et il n’y avait pas tant de place disponible que cela dans Véronique - et que les rats étaient choses courantes, les laboratoires en regorgeaient. En plus, comme il y en avait beaucoup, si ça ratait, ce n’était pas trop grave…

Nous conçûmes donc une sorte de nacelle pour ce rat, dans la tête de Véronique afin qu’il profite du voyage et nous apprenne des choses sur la vie dans l’espace, lors de son retour sur Terre. Cela allait être le premier français dans l’espace… Il fallut reprendre la conception de toute la tête de la fusée. En effet, entre stocker 50 kilos de sodium et un être vivant, il y a tout un monde. Il fallait assurer à notre passager un certain confort et de l’air respirable durant tout son vol. En effet, le sodium ne « respire » pas, au contraire, il brûle dans l’air. Surtout, nous voulions le récupérer vivant pour faire des expériences comparatives avant et après un séjour - fut-il bref - dans l’espace.



Ce qui monopolisa notre attention, à Marie et moi durant cette fin de printemps, fut ce qui se passait au Tibet. Ce pays autrefois centre du bouddhisme, de la paix et de la sérénité s’était soulevé contre l’occupant chinois. Même les moines participaient à l’insurrection. Peu de temps après, une répression sanglante s’abattit dans cette région et ses habitants. Ironie, la Chine instaura une journée commémorative, pour le 28 mars 2009, la « journée de la libération des serf ». Il s’agissait de la date de l’invasion du Tibet par l’armée chinoise… Toujours en Asie, 1958 fut l’année du premier mort américain au Viet Nam… Une guerre qui allait ensanglanter toute la décennie 1960 et même plus.



À l’automne, l’URSS accrut encore son avance sur l’Oncle Sam dans la conquête de l’espace : en septembre, Luna 2 se posa sur la Lune et en octobre, Luna 3 montra au monde entier la face cachée de la Lune. Ils étaient verts, les Ricains…

Cette année fut aussi celle du déplacement de Marie aux USA pour du partage d’expérience avec des scientifiques au sujet de la bombe atomique. Ils avaient bien fait d’y aller : ils apprirent que la quantité de plutonium initialement prévue par le CEA était beaucoup trop importante. Du coup, ils allaient pouvoir en faire deux – « Gerboise bleue » et une autre « Gerboise » d’une autre couleur - et aller deux fois au spectacle ! Les scientifiques sont parfois de grands enfants.

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