Chapitre 21 : Cette année Géophysique internationale durait 18 mois

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Ce fut donc ce fameux premier janvier 1958 qu’entrèrent en vigueur les traités de Rome instaurant la Communauté Européenne ainsi que la Communauté européenne de l’énergie atomique. Ce dernier allait aussi permettre le développement de l’atome civil, du moins était-ce le vœu le plus cher de Marie.

En janvier, pour la première fois, le pétrole du Sahara arriva sur la côte algérienne, à Philippeville. L’arrivée de cette manne devait permettre à la France d’avoir une certaine autonomie, face aux autres pays producteurs de pétrole.

Ça commençait à chauffer de tous les côtés au Maghreb : en plus de la guerre - oui, on pouvait bien parler de guerre entre le FLN et l’armée française en Algérie - ça s’étendait au niveau de la frontière avec la Tunisie et, comme si cela ne suffisait pas, le Sahara occidental, occupé par l’armée espagnole fut le théâtre de combats violents entre celle-ci et l’armée de libération marocaine. Ces derniers combats firent plusieurs dizaines de morts de chaque côté.

Par miracle, cela restait toujours aussi calme autour d’Hammaguir, comme si un consensus secret liait les combattants tant Français qu’Algériens. Les choses commençaient aussi à se préciser pour le site de test de la bombe atomique. Ce ne serait pas à côté du site de lancement de Véronique. Ce n’était finalement pas plus mal pour nous, on ne voulait pas être contaminés par les retombées même si à l’époque, on n’en mesurait pas encore bien le niveau ni l’impact sur la santé humaine. Ce serait dans le Sahara, ce si vaste désert, vers Reggane, à quelques centaines de kilomètres au sud-est de notre position. Marie me raconta que tout le monde était sur les nerfs au CEA, mais qu’une mission de partage serait organisée aux USA fin 1958. En effet, personne ne publiait rien sur le sujet, tout était considéré comme Top Secret et seul un déplacement sur place permettrait d’échanger des informations.

En février, l’info tomba, confirmant que les Américains avaient eux aussi envoyé un satellite dans l’espace, Explorer 1, mais un satellite inhabité. Les Russes étaient encore devant, même si Laïka n’était plus vivante à l’atterrissage. Cependant cette fois-ci, l'honneur de l'Oncle Sam était sauf, après l'échec retentissant du programme Vanguard et de son "pamplemousse", comme avait dit le premier secrétaire du PC soviétique en riant.



Notre « bête » problème de graisse réglé, nous effectuâmes un lancement en mars. Celui-ci fut couronné de succès : l’altitude de 140 kilomètres fut atteinte. Nous avions dépassé la ligne de Karman[1], nous étions vraiment dans l’espace ! J’appelais aussitôt le ministre pour l’informer de cette excellente nouvelle, l’Année Géophysique Internationale allait être un succès pour la France.

  • Bonjour Monsieur le Ministre, c’est Robert, de Véronique
  • Ah, Robert, alors comment va, Véronique ?

Bon, ma blague « pourrie » ne marchait pas à tous les coups. Lui semblait avoir quelques idées du projet en question.

  • Bien, Monsieur le Ministre, ça y est, nous avons réussi ! Nous sommes vraiment dans l’espace !
  • Bravo Robert ! Vous savez que personne ne doutait de vous ?

Tu parles… C’est toujours ce qu’on dit quand on réussit. Quand les essais ratent, ce n’est pas le même discours. Mais savourons cet instant quand même.

  • Merci Monsieur le Ministre. Véronique a atteint 140 kilomètres lors du dernier tir. Nous allons pouvoir réaliser ce que nous avions prévu pour cette Année Géophysique Internationale. Nous allons faire rayonner la France !

Quel lyrisme, on aurait dit un certain Général…

  • Et qu’avez-vous prévu, Robert ?
  • Nous allons étudier la haute atmosphère en y larguant du sodium. En plus, s’il fait beau et que le ciel est dégagé, cela devrait être joli à observer pour le commun des mortels.
  • Bien, j’ai hâte de voir cela, Robert
  • Si tout marche comme prévu, ça ne devrait être visible que de l’Algérie, voire du Sud de la France, mais pas de Paris…
  • Ce sera déjà un magnifique rayonnement pour la France !
  • On fait notre maximum, Monsieur le Ministre.
  • Tout le monde compte sur vous, Robert.
  • Merci Monsieur le Ministre.

Pas de pression, tout va bien…

Voilà, on n’avait pas droit à l’échec.



Mais dans ces cas-là, c’est toujours comme ça. Quand on n’a pas droit à l’échec, c’est là où on a les pires embêtements possibles. Tout a commencé, juste après le lancement réussi de mars. On a subit une invasion de petits mulots du désert qui n’ont rien trouvé de mieux que de s’attaquer à l’isolant de notre stock de câbles électriques. Ils se sont aussi fait les dents sur les deux exemplaires en cours de montage de Véronique AGI. Il a fallu tout démonter, recommander des câbles en provenance de métropole et tout recâbler.



Dans le même temps, la pression commençait à monter sur la France, concernant cette guerre d’Algérie : en avril, lors de la Conférence des Etats indépendants à Accra, ils demandèrent unanimement le retrait des forces françaises de la terre algérienne.

Fin avril, les Européens présents en Algérie défilèrent en appelant l’armée à prendre le pouvoir. La réponse du gouvernement français en mai fut de condamner la torture, alors pratique courante dans l’armée française et d’envisager de négocier avec le FLN. Ces gestes provoquèrent des émeutes dans la capitale algérienne : les manifestants européens envahirent l’immeuble du gouvernement général et les généraux Salan et Massu fondèrent un comité de salut public pour le maintien de l’Algérie française. Une vraie insurrection !

Et là, tout s’accéléra. Malgré l’appel du président Coty, pour que l’armée reste sous l’autorité de l’état, les généraux firent appel au général de Gaulle. Celui-ci se déclara prêt à assumer la charge du gouvernement de la République.

Le premier juin, il fut nommé président du Conseil et obtint les pleins pouvoirs de la part de l’Assemblée nationale le lendemain, et ce pour six mois. Il pouvait désormais légiférer par ordonnance. Le surlendemain, la loi constitutionnelle le chargea d’élaborer la constitution d’une nouvelle République, la cinquième.

Il était revenu aux affaires, le Général. Il allait tout reprendre en main et faire cesser cette chienlit. Il vint d’ailleurs en Algérie début juin et prononça ses fameuses phrases passées à la postérité : « Je vous ai compris » devant la foule française à Alger et à la fin d’un discours quelques jours plus tard : « Vive l’Algérie… française ». Les Français en Algérie n’attendaient pas autre chose.

Il revint le mois suivant avec dans la poche une loi électorale octroyant le droit de vote aux femmes musulmanes. Certains, dont moi, se demandaient bien où était la cohérence avec ses mots précédents. Pour d’autres, il semblait aussi prendre en compte les aspirations des Algériens « de souche ». Dans le même temps, au grand désarroi des plus extrémistes partisans de l’Algérie française, il refusa de rencontrer les membres du Comité de salut public algérois[2]. Le moins qu’on puisse dire, c’est que son message n’était pas d’une clarté limpide…



Une fois tous les câbles remplacés et quelques chats ramenés de France (il n’y a pas mieux que les chats pour lutter contre les mulots, fussent-ils du désert), nous pensions être sortis de nos soucis quand lors des analyses régulières de la qualité des produits servant à propulser nos fusées, une pollution de l’acide nitrique fut détectée. Décidemment, nous étions maudits en cette année 1958. Je commençais vraiment à croire que nous n’allions jamais y arriver. Au téléphone Marie, comme à son habitude prit le contrepied de ce que je lui racontai :

  • Robert…
  • Oui, Marie ?

Quand elle me parlait doucement, à l’identique de quand elle devenait vulgaire, elle avait des choses à me dire…

  • Est-ce que tous tes soucis viennent de toi ?
  • … Euh non, je ne crois pas.
  • Alors pourquoi tu es en colère ?
  • Parce que ça ne marche pas comme je veux.
  • Tu crois vraiment que cette colère va t’aider à faire avancer les choses ?
  • Je ne sais pas…. Non, sans doute pas.
  • Tu vas juste finir par avoir un ulcère à l’estomac, mais ça n’avancera pas plus vite. Tu es en colère contre qui ?
  • Contre ces éléments qui m’empêchent de faire mon boulot correctement.
  • Tu en es certain ?

Et puis après quelques instants de réflexion, je fus obligé d’en convenir :

  • Non, tu as raison, c’est après moi que je suis en colère.
  • Et pourquoi ça ?
  • Parce que je pense que je devrais tout maîtriser, ce qui n’est pas le cas pour le moment !
  • Et tu penses que tu vas y arriver ?
  • À tout maîtriser ? Ben oui, je pense !
  • Vraiment ?
  • Oui, vraiment, je suis payé pour ça, c’est mon rôle...
  • Bien, tu as peut-être raison. On en reparlera…

Or, elle avait raison, elle a toujours raison…



Après la pollution de l’acide nitrique, c’est un épisode de vent de sable en septembre qui nous obligea à fermer complètement la base durant près d’un mois. On ne pouvait même plus circuler d’un bâtiment à l’autre. Cela devenait très compliqué pour les enfants présents parmi nous, en particulier ceux de Paulo et Josette, Robert six ans et Alain deux ans, de rester enfermés aussi longtemps. Tout le monde, les parents de jeunes enfants les premiers, furent soulagés quand cette tempête de sable s’éloigna.

L’année 1958 avançait, toujours sans lancement de Véronique AGI, sans notre nuage de sodium dans la haute atmosphère. Finalement, heureusement que le gouvernement avait d’autres soucis avec l’Algérie. Ils nous avaient tous un peu oubliés, ce qui tombait plutôt bien.

En octobre, le Général revint et fit un discours promettant l’industrialisation de l’Algérie en s’appuyant sur le pétrole du Sahara. On parla du « plan de Constantine ». Dans le même temps, le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPA), proclamé en septembre sous la présidence de Ferhat Abbas, annonça qu’il était prêt à négocier les conditions d’un cessez-le-feu avec l’armée française.



Pour Véronique, on aurait dit les sept plaies d’Egypte. Ce ne fut pas les grenouilles ou la grêle (on était quand même dans le désert) mais une épidémie de grippe qui coucha une bonne partie de l’équipe durant tout le mois de novembre. J’étais désespéré.

  • Je ne sais plus quoi faire, Marie…
  • Que peux-tu y faire ?
  • Je ne sais pas, je ne sais plus…
  • Tu as la main dans cette histoire de grippe ?
  • J’ai fait venir ce que je pouvais comme aspirine et vitamine C.
  • Bien, et que peux-tu faire d’autre ?
  • Rien, je crois…
  • Alors pourquoi es-tu toujours en colère ?
  • Parce que ça n’avance pas, pas comme je voudrais.
  • Et tu peux y faire quelque chose ?

Elle insistait…. Mais je ne comprenais toujours pas…

  • Non, je ne crois pas.
  • Est-ce que ta colère sert à quelque chose du coup ?
  • Euh… non, mais tout ça me fatigue.
  • Qu’est-ce qui te fatigue ?
  • De lutter contre tout ça.

La vache… c’est vrai que j’étais bien bouché quand même…

  • Et pourquoi tu luttes ?
  • Parce que c’est mon job.
  • De lutter ?
  • Non, que ça marche.
  • Dis-moi, mon chéri, quand tu luttes, ça marche mieux ?

Et la lumière fut…

  • … Euh non… Tu as raison, ça ne sert sans doute à rien que je me mette la rate au court-bouillon…
  • Sans doute pas…
  • C’est déjà ça que tu essayais de me dire lors du coup de fil de juillet ?
  • Oui, mais il fallait que tu fasses ton chemin.
  • Merde, qu’est-ce que j’ai perdu comme temps et comme énergie !
  • Non, on ne perd jamais son temps, c’était juste le chemin que tu avais à faire, par toi-même.
  • Merci Marie, je ne sais pas ce que je ferai sans toi
  • Ton chemin serait peut-être plus long ou plus tortueux, mais tu y arriverais quand même, Robert. Il faut que tu aies confiance en toi
  • Merci Marie

Le reste fut plus doux et tendre.

Nous n’avions toujours pas lancé Véronique AGI au 31 décembre 1958, mais je me sentais moins en colère et plus serein. Cela finirait bien par fonctionner. Ce n’était qu’une question de temps. En attendant, j’allais me charger de maintenir le moral de l’équipe. Il n’y avait plus que ça à faire. Comme l’avait fait remarquer Paulo quelques temps auparavant, le fait que cette Année Géophysique Internationale dure 18 mois était vraiment notre planche de salut…






[1] Ligne de Karman : c’est une ligne imaginaire, située à environ 100 km d’altitude au-dessus du niveau de la mer est l’attitude pivot au-delà de laquelle la portance des engins volant n’est conservée que s’ils volent à plus de 28500 km/h, soit la vitesse orbitale. S’ils n’atteignent pas cette vitesse, ils tombent. Cette limite, adoptée par la Fédération Aéronautique Internationale, n’est pas reconnue par les USA qui ont fixé leur propre limite à 50 miles, soit 80,4 km. Ce qui fait que quelques « astronautes » américains (pilotes de X-15 ou équipages de l’avion fusée Virgin Galactic, ayant volé entre 80,4 km et 100 km d’altitude) ne sont pas reconnus comme tels internationalement parce qu’ils n’ont pas volé au-dessus de cette fameuse ligne de Karman.

[2] On dit « algérien » pour l’Algérie en général et « algérois » pour Alger, la capitale, spécifiquement.

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