Chapitre 11 : Faire tout exploser…

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Après cet incident, l’ambiance avait changé, comme si tous se sentaient plus soudés, comme si j’étais plus reconnu par l’équipe dans mon rôle de responsable, de chef. Le premier échec de Véronique, les deux succès derrière, la gestion de l’agression de Josiane, tout s’était mis en place. La sensation d’être – enfin - à la bonne place, pas désagréable du tout...

Notre projet suivait son petit bonhomme de chemin, avec Dieter, le second de Werner, qui nous avait rejoints en remplacement de Jules. Véronique atteignait régulièrement les deux kilomètres d’altitude, malgré une combustion limitée à six secondes et quelques. Nous commencions à devenir des pros. Je n’avais qu’une crainte, c’est que la routine s’installe et que nous nous endormions sur nos lauriers. Nous recevions régulièrement des pistes d’optimisation de la combustion de la part de Werner et de son équipe, restés à Vernon.

Ce que nous avions du mal à maîtriser, c’étaient les suites du tir. L’atterrissage en fait, ou plutôt le retour violent contre le sol. Imaginez une fusée d’une tonne (moins le carburant tout de même, puisque la combustion avait été totale) qui s’écrase au sol d’une altitude de deux mille mètres. Un voire deux camions de pompiers de Gignac, la ville de quelques milliers d’habitants la plus proche, étaient en alerte lors de nos essais. Plus d’une fois, ils avaient évité un incendie de la garrigue alentour. Certes, la zone autour du Cardonnet n’était pas très dense en termes de population mais elle l’était pour ce qui concernait la présence de végétation inflammable.

De loin, nous provenaient les échos des batailles qui se déroulaient de l’autre côté de la planète, en Indochine. Les informations militaires que nous avions des soldats en garnison sur la base n’étaient pas rassurantes. Le général Viêt-Minh Giap avait lancé une offensive massive mi-septembre, peu de temps après notre premier tir réussi et pour la première fois dans ce conflit, l’armée française avait dû reculer. Elle avait évacué le Haut Tonkin. Cet événement n’annonçait-il pas le commencement de la fin pour l’empire colonial français ? Qu’allait-il en être des projets Véronique et Gerboise dans un tel contexte ?



Après des fêtes de Noël passées dans la famille de Marie, à Suippes, auprès de sa mère toujours souffrante, nous nous rendîmes, elle et moi, sur la côte Normande pour quelques jours à Deauville malgré une situation internationale et nationale tourmentée. Les nouvelles du monde n’étaient pas bonnes : du fait des tensions internationales (guerre de Corée, Indochine, montée de la Guerre froide avec l’URSS), notre pays avait décidé de se réarmer. Les dépenses militaires montaient en flèche et les autres firent l’objet de coupes sombres. Marie était une passionnée de géopolitique internationale, tout l’intéressait. Au vu de ce contexte, elle comme moi craignions pour nos projets respectifs. Finalement, il n’en fut rien. Nous avions la chance que nos projets soient rattachés au ministère de la Défense, seul domaine qui avait un budget en augmentation.

Et puis début 1951, le vent sembla tourner : les troupes emmenées par de Lattre de Tassigny remportèrent une bataille à Vinh Yên. Cette offensive française victorieuse regonfla le moral des troupes en Indochine et ailleurs. L’empire français résistait donc ! Et pourtant, dans le même temps, début février, des accords franco-tunisiens amorcèrent la fin de l’administration française de ce pays. Ces temps incertains servirent de terreau aux partis de la haine et des extrêmes avec la naissance d’un torchon, qui s’appelait « Rivarol ».

Dans le même temps, la menace de guerre en Europe s’éloignait avec la signature (enfin !) du traité de Paris en avril, créant la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier entre la RFA, la France, la Belgique, l’Italie, les Pays-Bas et le Luxembourg. Cette année était définitivement contrastée, le meilleur côtoyait le pire en termes de nouvelles.



Avril fut l’occasion de réunir une bonne partie de l’équipe pour un évènement festif particulier : le mariage de Paulo et Josiane. Nous n’étions qu’une petite trentaine, dont l’équipe de Véronique au complet, bien sûr, ainsi que Marie. Elle avait, en quittant la vallée du Rhône à Peyraud, pris l’un des derniers tronçons ferroviaire avec service voyageurs d’Ardèche. Sa venue avait beaucoup touché le futur marié qui était tombé dans ses bras à son arrivée.

La cérémonie religieuse eut lieu dans l’église Saint François d’Annonay, avec ses belles arches blanches de style néo-gothique. La nef était un peu grande, vu le nombre des participants à la noce.

Josiane étant une enfant de l’Assistance publique, je l’avais donc accompagnée moi-même à l’autel. Paulo l’avait rejoint, au bras de sa mère étant extrêmement fier de son fils qui envoyait des fusées dans l’espace. Elle jubilait véritablement. La cérémonie fut sobre et les échanges de vœux entre les mariés plein de pudeur et de tendresse.

En marge de la messe, je demandai à Marie :

- Alors Marie, ça ne te fait pas envie un tel tralala ?

- Oh non, mon amour. Ce que nous avons tous les deux est tellement plus précieux. Pas besoin de prendre les autres à témoins.

- Tu as raison. Nous, c’est juste une envie renouvelée chaque jour, ça vaut tous les mariages officiels.

- Exactement… me dit-elle en posant ses lèvres délicatement sur ma joue.

Aucun regret, donc… Mais une jolie fête tout de même, qui me permit de revoir quelques anciens amis d’Annonay, de la résistance, comme Max, notre ancien chef du temps des FTP. Celui-ci fit un très beau discours lors du repas. Paulo en a même été gêné. Je n’ai pas pu m’empêcher d’apporter ma pierre à l’embarras de mon ami en racontant quelques anecdotes du maquis et notamment l’histoire de la patte de lapin géante. Cela a bien fait rire l’assemblée. Voir ce grand escogriffe, tout empoté, déclarer son amour à la femme de sa vie, devenue son épouse, nous avait tous émus aux larmes.

Quelques jours après cette fête mémorable et, après avoir récupéré un état de conscience digne de ce nom, j’ai raccompagné Marie à Peyraud, d’où elle a repris un train vers Lyon, puis vers Paris. Pour nous, il a fallu reprendre la route du Cardonnet. Ce trajet, en convoi de trois voitures, a été particulièrement joyeux. Notre petit train-train a repris entre réussites et échecs avec Véronique, mais avec une chimiste dont le ventre commençait à s’arrondir. Je crois même que cela avait commencé à se voir quelques semaines avant le mariage, mais personne n’en avait rien dit.



C’est en mai 1951 que nous fûmes obligés de solliciter plusieurs casernes de pompier de Montpellier pour parvenir à circonscrire un incendie majeur de broussailles, à la suite d’un tir de Véronique. Une fumée épaisse recouvrit la garrigue durant plusieurs jours. Les élus locaux commencèrent à protester auprès du préfet de l’Hérault, qui lui-même se retourna vers l’hôtel de Brienne. Il semblait bien que nous allions être forcés de déménager à nouveau… Où allait-on atterrir ? Il fallait vraiment nous trouver un lieu avec personne autour et pas de végétation non plus.

Un des conseillers du ministre trouva finalement la solution : on allait partir en Algérie. Non seulement en Algérie, mais dans le Sahara, en plein désert, à Hammaguir. Double avantage, triple même : il y avait une base militaire, peu utilisée depuis la création du CIESS[1] à Colomb-Béchar à 100 km de là, le sable de brûle pas et puis, la population locale était très limitée. Au pire, on dirait aux nomades, d’aller « nomadiser » ailleurs. Donc on pourrait continuer à ne pas maîtriser le retour au sol, sans impact sur quoi ou qui que ce soit.

Lorsque j’annonçai la nouvelle à mon équipe, l’accueil fut mitigé. Tous n’étaient pas tentés par l’Algérie. Ce désert du Sahara ressemblait à l’aventure extrême. Cependant, à part Jean-Paul qui trouvait qu’Hammaguir était décidément trop loin de Suippes et de sa famille, tous les autres furent partants. L’esprit d’équipe était vraiment là.

Avec Marie, nous parlions de ce futur déménagement, qui m’éloignerait d’elle un peu plus, dans un contexte qui ne s’apaisait pas vraiment pour notre pays. Le conflit indochinois semblait s’enliser, les tensions montaient entre les communistes et l’extrême-droite. Cependant la menace de guerre intra européenne semblait écartée. Côté CEA, une nouvelle pile Zoé était en construction dans le tout nouveau centre de Saclay, au sud de Paris. Enfin, ils allaient pouvoir travailler dans les installations dernier cri. Heureusement que mon statut de chef de projet, me permettrait à l’occasion d’utiliser les liaisons aériennes de l’armée. Je pourrais ainsi rejoindre la métropole et retrouver ma Marie de temps en temps…



Donc, fin 1951, l’équipe de Véronique déménagea, encore une fois, vers l’infinité sableuse du Sahara. Presque toute l’équipe. Il me fallait dorénavant dénicher un remplaçant à Jean-Paul rapidement, au moins avant le premier tir « du désert ». Côté Allemands, Dieter nous suivit aussi. Comme au moment de notre déménagement au Cardonnet, Werner resta à Vernon au LRBA. Lors de la descente du DC4 [2]qui nous avait emmené sur la piste recouverte de sable, nous avons ressenti une chape de plomb se poser sur nos épaules : choc thermique sur le tarmac…

Rien n’aurait pu nous préparer à cette chaleur sèche. Il devait faire plus entre 20 et 27°C à l’ombre dans la journée. La nuit, la température pouvait baisser en dessous de zéro avec le rayonnement nocturne : aucun nuage ne retenait la chaleur durant la nuit saharienne. Les premières semaines furent consacrées à l’adaptation humaine à cet environnement hostile. Par chance, les militaires présents nous initièrent rapidement sur la façon de se prémunir de la chaleur le moins mal possible. Nous avions eu de la chance d’arriver durant l’hiver pour pouvoir nous habituer progressivement à ces conditions extrêmes. En plein été les températures pouvaient monter à 60 °C.

Ce site était à une centaine de kilomètres de l’autre site militaire de Colomb-Béchar, le Centre Interarmées d’Essais d’Engins Spéciaux (CIEES) où l’armée testait ses missiles. En cas de besoin, nous pourrions avoir l’aide de l’armée dans nos essais. Comme notre projet était rattaché au ministère de la défense, cela simplifiait les relations. Le général Leclerc avait d’ailleurs trouvé la mort dans le crash de son avion, à la suite d'une tempête de sable, dans les environs de Béchar. L’histoire de la région avait été aussi marquée par la présence d’un camp de concentration vichyste dans lequel avaient été soumis au travail forcé, des républicains espagnols, des communistes et des juifs.

Les relations avec la population locale, celle de la commune de Béchar, étaient plutôt bonnes. Les soldats français, présents depuis la création du CIEES en 1947, avaient réussi à tisser une relation de confiance avec les responsables algériens de la commune. Par ailleurs, celle-ci avait été relativement florissante avec une mine de charbon à proximité. Cette mine avait pris son essor durant la seconde guerre mondiale, avec l’isolement de ce département vis-à-vis de la métropole.

Il nous fallut apprendre à protéger notre fusée du sable, si fin qu’il se glissait dans les moindres interstices de sa carapace, venant faire des courts circuits, ou pire, des fuites au niveau des montages hydrauliques. Nous eûmes ainsi quelques incidents avant d’arriver à disposer enfin d’un modèle prêt pour un tir. Fort heureusement, ces aléas ne générèrent aucun blessé. Nous décidâmes aussi, pour nous affranchir des risques de fuites, de passer avec des carburants solides, moins sujets aux risques induits par cette fine poussière qui se faufilait partout. Un simple grain de sable, mal placé aurait pu faire tout exploser…





[1] Le Centre d'essais d'engins spéciaux (CEES) fut créé pour l'Armée de terre française par décret ministériel1 du 24 avril 1947 à Colomb-Béchar pendant la période coloniale française en Algérie. En 1948, il devient le Centre interarmées d'essais d'engins spéciaux (CIEES) en accueillant désormais l'Armée de l'air. Le rôle premier de ce centre fut le développement des missiles balistiques pour la force de dissuasion nucléaire française. Deux sites d'expérimentation furent gréés : B0 le premier bloc pour l'essai des missiles, B1 (Hammaguir) pour les plus grandes fusées comme Véronique, disponible à partir de décembre 1949.

[2] Le Douglas DC-4 est un avion de transport quadrimoteur construit par Douglas Aircraft Company entre 1942 et 1947. Il fut très utilisé comme avion de ligne par les compagnies civiles et comme avion de transport militaire avec son « petit frère » le DC-3, du même constructeur.

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