Chapitre 12 : Cette idée de filoguidage…

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Peu de temps après, Gérard, qui était devenu mon adjoint, vint me trouver et me soumit une de ses interrogations :

  • Comment faire pour garantir que la fusée décolle toujours absolument verticalement ?

Effectivement, il était arrivé plus d’une fois, qu’un frottement, un arrachage de support trop tardif la fasse décoller de travers et « finir dans le décor » et pas dans le ciel…

  • Bonne question, Gérard, je te propose d’en faire le prochain thème de nos réflexions en réunion…
  • D’accord, je prépare mes différentes idées et questions sur le sujet.

J’avais bien fait de le choisir comme adjoint, il avait toujours LA question qui nous empêchait, moi en particulier, de nous endormir sur nos lauriers.

Ce fut suite à une réflexion collective qu’apparut cette idée du filoguidage. Le principe était d’avoir quatre câbles, sur un enrouleur chacun, attaché à la base de la fusée comme aux quatre points cardinaux, pour exercer un effort similaire sur 4 côtés de la fusée et garantir qu’elle décollerait verticalement. Une fois partie bien droit, des explosifs (légers et petits) devaient détacher le câble de la fusée, pour la laisser s’envoler vers les étoiles. Aussitôt dit, aussitôt fait, ce fameux principe fut défini, étudié, puis mis au point avant d’être réalisé. Je transmis les informations nécessaires à notre comptable pour la commande et tout fut finalement prêt. Pas la moindre anicroche ou le moindre grain de sable, ni dans les rouages du projet ni dans l’assemblage de cette fusée. Cette fois-ci, elle serait propulsée par six roquettes à poudre. La puissance dégagée devrait être la même qu’avec l’acide nitrique et le kérosène. Elle avait été calculée pour envoyer Véronique P (pour poudre) toujours à deux kilomètres d’altitude au moins

Avant l’essai, je prévins le ministre. Celui-ci n’étant pas disponible, je tombai sur un jeune conseiller qui venait sans doute d’arriver en poste. Je lui parlai de la nouveauté du prochain tir avec ce fameux filoguidage[1] :

  • Bon, alors c’est quoi le principe de ce filoguidage ?
  • Ben voilà : la fusée est reliée à la base de son pas de tir par ces fils. Nous on est en lien avec le pas de tir via cette boite et on lance la fusée avec ce bouton.
  • Et ces fils, c’est pour quoi faire ?
  • Pour garantir un effort similaire de tous les côtés pour qu’elle décolle absolument verticalement.
  • Donc ces fils guident la fusée au décollage ?
  • Voilà…
  • Pour qu’elle parte tout droit ?
  • Oui, c’est ça…
  • C’est pour ça qu’on appelle ça filoguidage ?
  • Voilàààà…

Eh ben, il n’a pas la lumière à tous les étages celui-là. Il avait dû sentir mon agacement ainsi que mon ironie. Il a bien vite changé de sujet, reprenant son rôle de représentant du ministère et le ton pète-sec qui allait avec :

  • Je viens de regarder l’agenda du ministre… Il pourra être avec vous le 16 janvier, ce sera possible pour vous ?
  • Bien sûr, nous ferons le nécessaire pour être fin prêts à cette date-là.


Le jour prévu, à l’heure dite, nous étions parés pour ce tir avec filoguidage. Véronique, plus belle que jamais, d’une hauteur de six mètres et pesant toujours une tonne patientait sous le soleil algérien. Elle attendait sagement sur son pas de tir que Paulo veuille bien appuyer sur le bouton « déclenchement ». Il avait finalement pris ce rôle de déclencher le compte à rebours ainsi que la mise à feu finale pour Véronique.

  • 10, 9, 8, 7…
  • Arrête Paulo, on va attendre !
  • Attendre quoi, on est prêts, là, non ?
  • Oui, oui, je sais mais on va avoir un invité supplémentaire pour le lancement.
  • Un invité ?
  • Oui, le ministre va venir, il veut voir ça !
  • Il nous fait c… ce ministre, on n’a pas que ça à f…., de l’attendre…

On n’avait pas non plus des milliers de choses à faire en urgence, on pouvait bien attendre quelques minutes quand même…

- Je sais Paulo, mais c’est une question de minutes.

- Bon, je vous préviens, si c’est plus de temps que ma clope pour se consumer, j’appuie quand même sur le bouton.

- Oui, Paulo, ça va être court, c’est promis.

Décidément, un jour il allait falloir que je m’occupe de son sale caractère. Parfois, il me devenait difficilement supportable. J’avais aussi la sensation qu’il ne me respectait pas et bafouait mon autorité. Je ne pouvais pas laisser passer cela éternellement.

Paulo alla se rouler une clope en grommelant (enc… de ministres, etc… vous ne voulez pas savoir…). Il l’alluma et la fuma tranquillement.

Je passais de longues minutes avec le ministère, l’aéroport d’Alger, pour savoir où était le ministre. Tout au plus m’apprit-on qu’il était en route et ne devrait pas tarder. Mais pas tarder de combien ? Au bout de 10 minutes environ, Paulo revint avec un sourire goguenard :

  • Alors, il est où ce ministre de mes c… ?
  • Il arrive, Paulo, encore deux petites minutes. Il est sur la route.
  • Nan !
  • Comment nan ?
  • J’ai dit nan ! Dès que j’aurai fini ma clope, on déclenchera.
  • Oui, je sais Paulo, mais attends encore quelques minutes, il ne va plus tarder…
  • J’en ai rien à f…. de ce ministre de mes deux, c’est l’heure, dit-il en écrasant son mégot au sol.
  • Paulo !
  • -Avant l’heure, c’est pas l’heure, après l’heure, c’est plus l’heure. Et là, eh ben, c’est pile l’heure. Donc, on y va, mes cocos…

D’un pas décidé et sans m’écouter, il se dirigea vers le pas de tir et le fameux bouton « déclenchement ». J’essayai de le rattraper mais peine perdue, il était grand Paulo, avec ses longues jambes, ses enjambées en valaient deux des miennes. Il arriva sur place, enclencha le compte à rebours. À « 0 », sans sourciller, il appuya (bien, il faisait ça très bien quand même, il fallait lui reconnaitre cette qualité) sur le déclenchement de la mise à feu.

La fusée s’éleva rapidement dans les airs avec le bruit sourd des propulseurs à poudre. Le fil de la bobine du filoguidage se déroula…. Se déroula… Puis ne se déroula plus, on était au bout. Trois des quatre explosifs à la base de la fusée se déclenchèrent. À environ 180 m de haut, la fusée arrêta brusquement sa course et se pencha du côté où le fil était resté accroché bien solidement à sa base. Dans un dernier sursaut d’énergie, l’engin arracha le dernier lien et commença sa chute. De plus en plus vite (la loi de la gravité… gagnant dix mètres de seconde de vitesse à chaque seconde… oui, 10 mètres par seconde à chaque seconde, heureusement, il y a une vitesse limite liée aux frottements de l’air… Elle allait quand même sacrément vite en descente, Véronique).

Elle finit sa course sur la voiture du ministre qui venait (enfin, ce n’était pas trop tôt) d’arriver à la limite de la base. Il n’avait finalement pas assisté au décollage de Véronique, mais avait vu son atterrissage (de très près) : la voiture officielle, une belle traction Citroën 15-6 toute neuve, avait un grand trou dans la cabine, juste à la place du chauffeur. Quelques secondes plus tard, le restant de la poudre de propulsion explosa, pulvérisant la voiture… Il ne restait plus rien du ministre ni de son chauffeur. Les premiers dégâts collatéraux de Véronique. Qu’ils reposent en paix… Où qu’ils soient vu ce qu’il en restait.

Pour notre plus grand soulagement, le ministre n’avait pas pu venir et avait envoyé un de ses conseilleurs, ouf… le ministre était sain et sauf à Paris avec une grippe. Il s’agissait sans doute du conseiller « limité » qui était dans la traction, enfin, ce qu’il en restait. Paulo, qui jouait habituellement les gros durs, était catastrophé. J’allais devoir m’en occuper, je me sentais responsable de lui.



Je passai là encore, quelques heures au téléphone avec l’hôtel de Brienne. Heureusement, le nouveau ministre de la défense n’était autre que celui qui était en place quand le projet avait débuté en 1949. La valse des gouvernements avait du bien finalement, au moins pour moi, dans ce cas précis. Il nous fallait comprendre pourquoi nous n’avions obtenu que trois explosions au lieu de quatre. Quelle pouvait bien être la cause de cette « grosse boulette » ? Question subsidiaire : qui pourrait en être tenu pour responsable ?

Après enquête approfondie, il s’avéra que la qualité des explosifs n’était pas suffisante et que leur explosion n’était garantie qu’à 75 pourcent. Trois sur quatre… C’était exactement ce qui s’était produit. Personne n’avait pensé à contrôler les spécifications de ces explosifs qui devaient être particulièrement stables pour ne pas faire exploser la fusée avant ces fameux 180 mètres de haut alors que le combustible brûlait juste à côté. Et en même temps garantir leur action pour éviter ce qui venait justement de se passer : qu’un des fils reste accroché « bêtement ». Bref, nous avons rapidement abandonné cette idée de filoguidage, nous concentrant sur une évolution future du moteur de Véronique avec des tuyères orientables, de façon à pouvoir rectifier la trajectoire au décollage si besoin.

Je devais aussi m’occuper de Paulo : il avait beau me connaitre depuis des années, il fallait aussi qu’il me respecte, m’obéisse et se calme un peu. Tout de même, il y avait eu deux morts. De plus, il se sentait coupable de ces décès. Je savais pertinemment qu’il n’était pour rien dans le manque de qualité des explosifs. Il n’empêche que s’il n’avait pas déclenché la mise à feu, il ne se serait rien passé. Nous eûmes une explication dans mon bureau. J’avais là une occasion unique de mettre les choses au point avec lui. Ce ne fut pas simple pour moi de m’imposer cependant je réussis finalement à le faire :

  • Paulo, il faut qu’on parle
  • Je sais Robert, j’ai merdé…

Bon, au moins, il le reconnaissait, toutefois, je ne pouvais pas me contenter de ça. Il fallait que je lui dise les choses clairement, même si je pouvais commencer en douceur.

  • Je ne t’ai pas félicité pour la naissance de votre fils, Robert. Je suis touché du prénom que vous lui avez donné.
  • On te doit bien ça, tous les deux, tu as toujours été chic avec nous. Je m’en veux tu sais… mais des fois, je ne peux pas me retenir, c’est plus fort que moi…
  • Je sais Paulo, mais…
  • Oui, je vois ce que tu vas me dire…
  • Ah bon ?
  • Oui, que c’est pas grave, tout ça…
  • Non, Paulo, pas vraiment.
  • Ah ? Mince…
  • Non, cette fois-ci il y a eu deux mort. Même si tu n’y es pour rien, c’est quand même toi qui as appuyé sur le déclenchement.
  • Je sais… me dit-il penaud.

Ça me faisait tout drôle de voir ce grand dadais baisser la tête et se sentir coupable. Depuis que je le connaissais, ce n’était jamais arrivé. Bon, là, il y avait eu un conseiller ministériel et son chauffeur décédés, quand même…

  • Non, le problème principal n’est pas là, Paulo.
  • Ah ?
  • Il est dans le fait que tu as remis en cause mon autorité. Ça, même si tu me connais depuis des années, c’est pas possible.
  • Bien Robert, je ferai attention maintenant…
  • Tu comprends, si toi tu peux remettre en cause mon autorité sans que je ne dise rien, quelle crédibilité j’ai auprès des autres ? C’est quand même moi qui suis responsable de tout ici !
  • Oui, j’ai pigé… c’est toi qui prends les engueulades diverses et variées de l’extérieur.
  • C’est ça… alors je dois pouvoir au moins décider pourquoi je les prends, non ?
  • Oui, tu as raison, désolé Robert.
  • N’en parlons plus.
  • T’es un patron super en tout cas ! Je le sentais déjà quand tu as été nommé chef de groupe dans la résistance.
  • Merci Paulo, allez file !
  • Ok, fit-il en ouvrant la porte de mon bureau.
  • Oh, au fait…
  • Oui ?
  • Tu embrasseras Josiane de ma part.
  • Bien sûr, mais tu vas bien venir le faire en vrai, non ?
  • Oui, dès que j’aurais fini ce soir.
  • Il faut que tu viennes embrasser ton filleul, Parrain, me répondit-il avec un grand sourire.

Voilà, comment je me suis retrouvé futur parrain d’un petit bout de chou de trois kilos cinq qui braillait dans les bras de sa mère.

Une fois que tout fut tiré au clair, je rappelai le ministre. En tant que responsable, je lui proposais ma démission, comme il ne pouvait pas y avoir de responsabilité personnelle d’un membre de l’équipe. Il fit comme s’il ne m’avait pas entendu et me souhaita bon courage pour la suite. Il me dit aussi que nous faisions bien d’abandonner cette idée de filoguidage…






[1] Filoguidage[1] : Effectivement le principe du filoguidage était un effet purement mécanique. Il s'agissait avec du fil enroulé sur 4 bobines à 90° l'une de l'autre de garantir un effort sur les quatre points cardinaux au sol pour que la fusée décolle absolument verticalement. Je ne connais pas la raison exacte de l'échec mais l'explication que j'en donne ici me semble la plus plausible.

Cependant, l'écrasement de la fusée sur le véhicule du conseiller ne sort que de mon imagination.

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