Chapitre 20 : pas à l’abri d’une réussite…

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Regonflés à bloc par la visite du Général, par ses encouragements adressés à toute l’équipe et par l’arrivée de notre nouveau membre, un certain Max, grand gaillard tout chauve de près de deux mètres mais mince comme un manche à balai, toujours avec un sourire aux lèvres et une cigarette entre elles. Il avait d’ailleurs fallu lui faire passer rapidement cette habitude, surtout à proximité des stocks de carburant. C’était sans doute un chimiste à l’ancienne – sortit de la même école que moi, mais quinze ans plus tôt - de ceux qui fumaient encore dans les labos. Malgré tout, grâce à lui, nous repartîmes d’un bon pied, ayant l’impression d’abattre des montagnes. Les obstacles qui étaient apparus tombaient un à un :

  • Robert, Max ist extra ! me dit Dieter, en me faisant un geste pouce levé.
  • Il a même trouvé un truc qu’on n’avait pas détecté sur l’empennage de la fusée, me dit Gérard.
  • J’espère qu’il ne va pas voir d’autres défauts que vous n’avez pas vus…
  • Non, c’est pas ça, t’es con, Robert…En plus il s’est super vite intégré, répondit mon second.
  • J’ai vu ça, tant mieux. Et ces histoires d’injecteurs ?
  • Ça avance, il a demandé à sa boîte de lui envoyer quelques pièces, ça devrait le faire
  • Il les reçoit quand ?
  • La semaine prochaine, je crois
  • Tu penses qu’on pourra faire un test à vide quand ?
  • Juin-juillet sans doute ?
  • Ok, ça marche.


En métropole, fin mars, la signature des traités de Rome marqua un tournant majeur dans l’histoire du continent. La création, prévue au 1er janvier 1958, de la Communauté Economique Européenne se donnait pour but de garantir quatre libertés fondamentales : la libre circulation des marchandises, des personnes des services et du capital. Bon, ces traités nous sembla très axé économie… Mais en même temps, le premier E de CEE correspondait à Economie, non ? Dans ces traités, il y avait aussi le traité Euratom dont l'objet était la promotion de l’utilisation pacifique de l’énergie nucléaire. L’appel de Stockholm aurait-il fini par porter ses fruits ? Ces traités engageaient la Belgique, la République fédérale d’Allemagne, la France, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas dans une nouvelle dynamique.

Et puis, pour l’Afrique, les choses commençaient aussi à se préciser. Début avril, les principaux décrets d’application de la loi-cadre Defferre prévoyant l’autonomie des colonies de l’AOF[1] et l’AEF[2], furent publiés au journal officiel. Dès avril, le Cameroun, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale sous tutelle de l’UNO et non plus des deux colons historiques qu’étaient la France et le Royaume-Uni, obtint l’autonomie interne avec un gouvernement formé mi-mai, même chose pour le Sénégal quelques semaines plus tard, qui quitta ainsi officiellement l’AEF.

Ce fut l’essentiel de notre conversation téléphonique avec Marie. Le temps avant nos prochaines retrouvailles nous semblait si long. C’était à peine si nous avions pu nous retrouver quelques jours en Ardèche, chez mes parents autour de Noël 1956. Elle m’apprit également que les Anglais aussi avaient fait péter leur bombe atomique dans l’Océan Pacifique sur l’île Christmas…. Un sacré cadeau… D’autant plus que quelques jours avant leur essai, un appel des Soviétiques en direction des USA et du Royaume-Uni avait proposé la cessation des essais nucléaires : ils avaient demandé une conférence au sommet, la suspension de tous les essais, la renonciation à ce type d’armes, la création d’une zone dénucléarisée en Europe et la signature d’un pacte de non-agression. Rien que ça… La réponse britannique se passait de commentaire.

Plus proche de nous, la République de Tunisie fut proclamée fin juillet, après l’abolition de la monarchie. L’Assemblée constituante tunisienne confia à Habib Bourguiba la charge de premier Président de cette toute jeune république. Quelques jours plus tard, début août, le sultan Mohamed V prit le titre de roi du Maroc. Pendant ce temps-là, l’Algérie restait un département français, sous la coupe des parachutistes de Massu et Salan.



La bonne nouvelle de l’été provint de Marie : sous le sceau du secret, elle me fit part de la décision du gouvernement de faire le premier essai de bombe atomique française – dont elle serait - dans le désert algérien. Ce serait sans doute dans l’est du Sahara, donc pas juste à côté de Hammaguir, mais moins loin que Saclay. Je gardai ma joie pour moi et ne touchai mot de cette nouvelle à personne. Enfin Marie se rapprochait de moi !



Nous nous approchions de l’instant de vérité, Véronique AGI allait-elle tenir ses promesses et monter à plus de 100 km d’altitude ? Eh ben non…. Ce fut mieux que la fois précédente, elle atteignit 80 km, un peu mieux que la fois précédente mais toujours pas suffisant pour ce que nous voulions. Encore ces foutus injecteurs qui se recouvraient d’une espèce de truc visqueux indéterminé et qui finissaient par se boucher, arrêtant la combustion. Il devenait impératif de savoir ce qui se passait exactement et quelle était la nature de ce dépôt. Nous devions essayer de reproduire le phénomène au sol. En effet, il était impossible de récupérer cette espèce de sédiment une fois les morceaux de la fusée montés à plusieurs kilomètres d’altitude et retombés au sol. Déjà qu’on n’était pas certain d’arriver à tous les retrouver…

Nous, enfin, non, pas nous, Georges, Dieter et Max plus particulièrement, s’attelèrent à la tâche. Ils avaient dessiné les plans de la maquette d’une partie du moteur. Il allait falloir aussi acheminer acide nitrique, essence de térébenthine et faire brûler l’ensemble, en utilisant les injecteurs, sans mettre le feu au bâtiment ni blesser personne. Et tout cela, en espérant reproduire le phénomène qui nous causait tant de soucis.

Entretemps, la Terre toute entière avait entendu le « bip bip » de Spoutnik le 4 octobre. Les Russes avaient battu les Américains à plates coutures. Ils étaient les premiers à placer un satellite artificiel en orbite terrestre. Un pas de géant dans la conquête spatiale. Loin devant nous qui étions encore en train de nous battre avec une maquette…



Celle-ci ne fut pas simple à concevoir. L’ingéniosité de tous fut nécessaire et finalement, il fallut l’association de Josiane et Paulette, nos deux chimistes, assistées de Paulo pour son aptitude incroyable au bricolage. À eux trois et avec l’appui de Max, Dieter et Georges, ils nous avaient construit une splendide maquette en verre de l’ensemble. Les deux chimistes savaient souffler ce matériau fragile et le souder sur lui-même. Ce magnifique ensemble brillait de mille feux sous l’éclairage du hangar.

Le premier essai de combustion eut lieu mi-octobre et... fut un échec total…

À peine la combustion entamée, tout l’ensemble de verre éclata en mille morceaux. Il y avait des éclats partout. On avait même eu de la chance qu’il n’y ait pas de blessé…

  • Mince, s’écria Paulette.
  • Ah oui, mince comme tu dis, répondit Paulo goguenard et triste à la fois.
  • Quelle conne, mais quelle conne !
  • Pourquoi tu dis ça ? lui demanda sa collègue.
  • Tu sais ce qu’on a oublié ?
  • Non…
  • Le recuit…
  • Oh merde, c’est vrai… le recuit ! jura Josiane.
  • Le recuit ? demanda Paulo.
  • Ben oui, quand on fait du travail du verre, on crée des contraintes dans le matériau. Si on ne veut pas que ce qui s’est passé arrive, il faut libérer ces contraintes. Pour ça, il faut passer une flamme réductrice sur l’ensemble, expliqué Paulette.
  • Une flamme réductrice ?
  • Oui, Paulette veut dire une flamme charbonneuse, qui ne chauffe pas beaucoup. Ça libère les tensions internes au verre et ça ne se brise pas en petits morceaux.
  • Bon, y a plus qu’à tout recommencer alors ? demanda Paulo.
  • Pas le choix et cette fois-ci…
  • Avec recuit, dirent-ils tous les trois en chœur en rigolant.

Tous les autres avaient assisté, médusés, à cette discussion à trois. Gérard vint me rapporter les résultats de l’expérience, sans que je comprenne un mot de ce qu’il me racontât :

  • Alors, ça a donné quoi ?
  • Ben, tout a pété.
  • Mince !
  • C’est ce qu’a dit Paulette et Paulo aussi
  • Et alors ?
  • Ben il faut tout recommencer.
  • Ils ont compris pourquoi tout avait pété ?
  • C’était trop cuit…
  • Trop cuit ? le moteur ?
  • Non le verre.
  • Ça se cuit, le verre ?
  • Oui, avec du charbon, une flamme de charbon.

Gérard était brillant, un adjoint parfait, mais pas dans le domaine du travail du verre. Il avait écouté les discussions distraitement et n’avait rien compris. Ce n’est qu’avec les explications ultérieures des deux chimistes que j’avais enfin saisi ce principe de recuire le verre pour apaiser les tensions internes. selon le même principe qu’en métallurgie, d’ailleurs. À croire que Gérard dormait durant ces cours-là…



Puis, un mois à peine après le « bip bip » de Spoutnik, les Soviétiques envoyèrent le premier être vivant dans l’espace, la chienne Laïka. Là, ce n’était plus à plate couture qu’ils étaient battus les Ricains, ils étaient totalement défaits en ce 3 novembre 1957, les Ricains. « Fanny au bar » comme on dit dans le Sud…

Comme un ennui n’arrive jamais seul, la tentative des USA de mettre un satellite en orbite, avec le programme civil Vanguard - choisi par le président parce qu’il ne faisait pas confiance aux militaires - fut un fiasco retentissant. Le 6 décembre 1957 à 16h44, de Cap Carnaveral, devant un aéropage de journalistes du monde entier, le premier étage du lanceur s’alluma et la fusée commença à s’élever puis, au bout de 2 secondes, le moteur s’arrêta. La fusée s’était élevée d’un mètre et 20 centimètres, elle retomba en s’inclinant et heurta violemment la rampe de lancement. Les réservoirs de carburant explosèrent et détruisirent l’ensemble, heureusement sans faire le moindre blessé. Une petite boule noire de la taille d’un pamplemousse, hérissée de quelques restes d’antennes et faisant « bip-bip », jaillît en rebondissant de ce chaos. Elle roula jusqu’aux pieds de la tribune de la presse devant laquelle elle continua ses « bip bip » ridicules. Les médias américains, pourtant très chauvins, parlèrent de Flopnik ou Kaputnik… Quand ça veut pas, ça veut pas...

Pour être tout à fait honnête, il s’avéra par la suite que la chienne Laïka n’était pas redescendue sur terre vivante. La propagande soviétique avait eu beau le claironner, c’est finalement bien un cadavre de chien qui avait rejoint le sol terrestre. La mission soviétique n’avait été qu’un demi-succès ou un demi-échec selon qui en parlait, voire même un échec total, vu des Américains.



Nous n’en étions pas encore là à Hammaguir… Une fois la maquette refaite, recuite et mise en place, l’expérience fut renouvelée fin décembre, cette fois-ci avec succès. Mais…. Pas de trace de ce foutu dépôt qui bouchait les injecteurs. Pourtant, la réplique en verre était parfaite. Les côtes avaient été vérifiées plusieurs fois, les débits, températures et pressions étaient équivalents au moteur, dans les conditions réelles de la fusée. Incompréhensible… Nous étions tous secs. Pas de solution à l’horizon et nous étions déjà fin octobre. L’année 1957 était déjà quasiment terminée. Il ne nous restait pas beaucoup de temps pour nous glisser dans cette année internationale (malgré le fait qu’elle faisait 18 mois).

Et puis, Paulo eut un trait de génie :

  • Attendez… je pense à un truc…
  • Oui ?
  • Ces injecteurs, ils sont sensibles à la corrosion, non ? dit Paulo.
  • Oui, c’est pas de l’inox mais pourquoi cette question ?
  • Et donc pour les protéger de la corrosion ils sont…
  • Enduits d’une pellicule de graisse entre la fabrication et leur utilisation…. Mais oui Paulo.
  • On enlève la graisse à l’extérieur avec un chiffon mais on doit en laisser à l’intérieur, poursuivit Paulo.
  • Et c’est ça qui fait le dépôt qui bouche tout durant la combustion, conclut Max.

On avait enfin trouvé la cause profonde du problème… Une bête histoire de graisse à la con. Parfois, la solution est vraiment si simple. Le Diable se cache dans les détails comme on dit…

Nous tenions la solution, enfin… Max allait pouvoir rentrer en métropole. Son chef de service m’appelait en effet tous les jours pour savoir quand il pouvait espérer le récupérer. Ils avaient encore des soucis d’injections dans le moteur du nouveau Mirage III. Le patron, Marcel Dassault lui-même, harcelait son responsable qui me tourmentait à mon tour. Les fusées de la conquête spatiale civile ne pesaient pas lourd vis-à-vis des avions de chasse…

Enfin, nous allions pouvoir lancer Véronique AGI à l’altitude voulue pour qu’elle largue son nuage de sodium dans la haute atmosphère. Il nous restait juste un an pour mettre en œuvre cette solution (le nettoyage des injecteurs), tester une fusée en vrai à plus de 100 km, ainsi que le système de largage en l’air et montrer au monde entier la grandeur de la France… Comme on disait, on n’était pas à l’abri d’une réussite…





[1] l'AOF , Afrique Occidentale Française réunit à terme la Mauritanie, le Sénégal, le Soudan français (devenu à l'indépendance le Mali), la Guinée, la Côte d'Ivoire, le Niger, la Haute Volta (futur Burkina Faso), le Togo et le Dahomey (aujourd'hui le Bénin).

[2] L’AEF, 'Afrique Équatoriale Française comprend quatre pays : le Tchad, l'Oubangui-Chari (actuellement la République Centrafricaine), le Moyen-Congo appelé successivement Congo-Brazzaville puis la république du Congo) et le Gabon.

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