Chapitre 16 : Dans un tel contexte ?

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L’année suivante continua sur la même lancée : avec des tensions à l’international ainsi que dans l’empire colonial français. Mi-mars, débuta la bataille de Diên Biên Phu qui se solda par une victoire sans appel du Viet Minh sur les troupes françaises, pourtant nettement mieux équipées et entraînées.

De plus, l’URSS, fin 1953, et les USA, début mars 1954, commencèrent des essais nucléaires de grande puissance. Celui des USA, Castle Bravo, correspondait à 1000 fois chacune des deux bombes lancées sur le Japon en 1945. Ce tir n’était que le début d’une série qui dura jusqu’en mai sur l’atoll de Bikini. Cette escalade dans les essais de bombes inquiétait Marie au plus haut point, alors que la guerre d’Indochine, nettement moins. Il y avait de nombreux militaires sur Hammaguir, ce qui fait que nous avions des nouvelles régulières sur ce conflit à l’autre bout du monde. Pour mon amour, ce n’étaient que les derniers soubresauts de l’ancienne bête coloniale mourante. Un jour tous les peuples du monde seront libres, me disait-elle. Ce n’était qu’une question de temps.



Les nouvelles du côté de Suippes n’étaient pas bonnes. Le veuf s’enfonçait dans la dépression. En avril, ses deux enfants remontèrent le voir et c’est Marie qui me raconta la suite :

Quand ils arrivèrent, leur père était dans le salon, prostré devant la radio allumée en sourdine qui racontait la guerre d’Indochine. La maison était d’une propreté irréprochable, comme si elle n’était pas habitée. Ils s’aperçurent rapidement tous les deux qu’il n’avait pas mangé depuis plusieurs jours. Il se laissait dépérir. Quand il les vit, un bref sourire éclaira son visage fatigué et usé.

  • Ah mes enfants, c’est bien que vous soyez venus…
  • On est là, Papa maintenant, tout ira bien.
  • Non, rien n’ira jamais bien depuis qu’elle est partie…
  • Mais…
  • Laissez-moi parler !
  • Comme je vous l’ai dit après les obsèques de votre mère, je suis fatigué, épuisé. Je n’en peux plus et je n’ai plus cette étincelle qui vous propulse dans la vie. Je n’ai qu’une envie, la retrouver. Quand en plus j’entends les nouvelles à la radio, ça ne me donne vraiment plus envie de vivre…

À ces mots, le frère et la sœur, même âgés de plus de trente ans, ne purent retenir leurs larmes.

  • Je vais partir, mes enfants, cette nuit sans doute. Mais je partirai en paix parce que je sais que vous avez une belle vie et que vous veillerez l’un sur l’autre. En plus, Marie, tu as Robert. C’est quelqu’un de solide, de bien, il saura être là pour toi. Je sais aussi que c’est ton ami, Jean-Paul.
  • Oh, Papa… dit Marie.
  • Ne pleure pas, ma fille, je serai mieux là-bas. Je ne sais pas où c’est mais j’y retrouverai ma Madeleine. Jean-Paul, mon garçon, j’ai finalement compris ce que ta mère avait senti, nettement plus tôt que moi.

Il regarda son père sans sembler comprendre. Une lueur vacilla dans le regard de celui-ci et reprit :

  • -Je sais maintenant que tu n’es pas attiré par les femmes…
  • Papa !
  • -Chut, fiston, comme je sais aussi que tu n’es pas un monstre. Moi, je le sais, mais les autres ? Fais attention à toi, ce n’est pas bien accepté dans notre société. Tu es quelqu’un de bien, tu dois en être persuadé et puis ta sœur est là. Je sais qu’elle l’avait compris, elle aussi depuis longtemps.
  • Oui, Papa, je le sais depuis qu’il a quinze ans, dit-elle avec un sourire triste mais tendre et en prenant son petit frère dans ses bras.
  • Je vous aime tous les deux, répondit Jean-Paul en pleurant.

Ils parlèrent ensuite longtemps tous les trois, faisant ressortir cet amour qui les avait unis depuis le début, une vraie famille, un bain d’amour. Certes, il manquait quelqu’un mais ils l’avaient recréée durant ces échanges. Ils étaient de nouveau tous les quatre ?

Le soir venu, ils accompagnèrent leur père dans son lit. Chacun d’un côté, ils tinrent une de ses mains dans les leurs. Il s’endormit paisiblement. Bercés par sa respiration, ils plongèrent aussi dans le sommeil. Brusquement, ils ouvrirent les yeux simultanément dans le noir et entendirent un profond soupir de leur père, puis plus rien. Il les avait quittés et avait retrouvé sa Madeleine.

Marie m’appela au petit matin et je les rejoignis le plus vite que je pus. Un trajet quasi direct cette fois-ci Hammaguir-Reims, toujours avec le Groupe de Transport et de Liaison Aériennes I/60 jusqu’à Villacoublay – j’allais devenir un habitué de ces Languedoc, finalement assez confortables -, puis avec une liaison de l’Armée de l’Air jusqu’à Reims. Elle m’attendait au pied de l’avion et cette fois-ci, elle s’effondra en pleurs.

  • Je suis orpheline, Robert…
  • Marie, tu as trente-cinq ans, tu n’as plus dix ans.
  • Oui, je sais bien mais les deux, aussi vite…
  • Je sais Marie, je suis là.
  • Heureusement….

Elle n’arrivait pas à conduire et me confia le volant pour aller jusqu’à la maison de ses parents. Durant le trajet, elle me raconta tout. Je fus estomaqué d’apprendre l’attirance de Jean-Paul pour les hommes… Il avait bien caché son jeu ! Mais en même temps, est-ce que ça devait changer l’amitié que j’avais pour lui ? Elle se mit presque en colère, oubliant un instant ses larmes, quand je lui fis part de mes interrogations.

  • Enfin, Robert, ça va pas ?
  • Mais Marie, comprends-moi…
  • Non, toi, tu vas m’écouter. Si c’est pour me dire ce genre d’imbécilités, on fait demi-tour et je te ramène à ton avion !
  • Excuse-moi, Marie, mais je suis surpris, c’est tout…
  • Et alors ? Tu crois que Jean-Paul va te sauter dessus parce qu’il est attiré par les hommes et pas par les femmes ?
  • Non mais…
  • En plus, si ça se trouve, tu n’es absolument pas son genre…

Nous nous regardâmes un instant, en silence, elle froidement et moi penaud puis nous partîmes tous les deux dans un grand éclat de rire. Quelquefois, j’étais vraiment très con… Est-ce que ça devait me regarder ce que mon ami faisait dans l’intimité ? Il était mon meilleur pote, juste après Paulo et en plus, le frère de mon amoureuse. Pourquoi me poser des questions sans intérêt ? Surtout que lui aussi allait avoir besoin de moi dans les jours à venir… Je n’étais pas certain de l’accueil que ses camarades de la Patrouille de France pourraient réserver à son deuil, surtout s’ils venaient à savoir son attirance pour les hommes…



Les obsèques de leur père remplirent une nouvelle fois l’église Saint Martin de Suippes. Le temps fut un peu plus clément mais l’eau était dans les yeux de tous. J’oubliai bien vite mes réticences initiales vis-à-vis de Jean-Paul, devant son chagrin et sa douleur. Je les accompagnai du mieux que je le pus. Puis, une nouvelle fois, je laissai le frère et la sœur régler les questions de succession et repartis en Algérie, toujours en utilisant ces fameux avions de transport de l’armée. La maison de Suippes fut mise en vente rapidement et trouva acquéreur le mois suivant. Une page se tournait définitivement pour Marie et son frère.

Peu de temps après, il n’y eut pas une mais quatre « Patrouille de France » mais plus aucune à Reims où Jean-Paul était en poste. Fort de sa première expérience avec la première « Patrouille de France » issue de son escadrille de Reims-Champagne, il en profita pour se faire muter dans l’une des nouvelles reprenant ce nom. Il intégra la 7ème Escadre de la base aérienne de Nancy-Ochey toujours en tant qu’officier mécanicien. Il ferait plusieurs déplacements internationaux pour promouvoir le prestige aérien français au travers d’une des quatre « Patrouilles de France ». Plus rien ne le retenait à Suippes dorénavant.



Une fois de retour dans le Sahara, le travail sur la préparation d’une nouvelle Véronique en prévision de l’Année Géophysique Internationale reprit de plus belle. Il nous fallait un engin capable d’aller encore plus haut, plus loin. Il fallait que la France soit à la hauteur de ce défi. Nous devions marquer les esprits. Nous savions, même si l’annonce n’avait pas encore été faite officiellement, que l’URSS et les USA voulaient placer chacun un satellite en orbite à cette occasion. Nous en étions loin et devions trouver une autre façon de montrer la grandeur de la France. L’un des nôtres, l’équipe s’étant considérablement renforcée durant ces derniers mois, eut une idée fantastique : nous allions essayer de visualiser la haute atmosphère et les courants qui s’y trouvent en lâchant des particules de sodium. Pour cela il fallait que Véronique atteigne au moins 200 km d’altitude. Ce fut notre axe de travail principal en cette fin 1954 à Hammaguir. Nous fûmes confrontés à une difficulté imprévue : Werner et son équipe du LRBA de Vernon avait été sollicitée pour mettre au point un autre type de fusée sonde : une fusée plus grosse capable de transporter une charge de 500 kilos à 400 kilomètres d’altitude, une fusée de dix mètres de hauteur et un mètre de diamètre. Une autre dimension par rapport à Véronique. Nous ne pourrions plus compter sur les Allemands pour le moteur de Véronique AGI… Quel intérêt de partir dans tous les sens ?

De son côté, Marie, stimulée par le démarrage de la première centrale nucléaire civile à Obinsk en URSS, fin juin, essayait, avec l’aide d’autres membres du CEA, de pousser aussi vers la recherche d’applications civiles du nucléaire, avec en particulier la production d’électricité. Grâce à leur insistance, certains projets allaient être remis en route, ou au moins réétudiés. C’était déjà ça…

Pas loin de l’Algérie où j’étais, ça commençait sérieusement à chauffer au Maroc. La légion avait été obligée d’intervenir en août, malgré le discours en France, du nouveau président du conseil fin juillet annonçant l’autonomie interne de ce pays et de la Tunisie. D’un tel statut, il n’en était toutefois pas question pour l’Algérie, qui restait un département français à part entière.

En métropole, sans que l’on comprenne pourquoi - est-ce qu’ils avaient été influencés par la conférence de presse du Général, l’année précédente, qui pourtant n’était plus au pouvoir depuis quelques années déjà ? - l’Assemblée nationale française refusa de ratifier le traité sur le Communauté Européenne de défense. Comme s’ils avaient eu peur que la CED ouvre la voie à l’intégration politique.

En novembre, le bruit des armes se rapprocha de moi, de Véronique, avec la Toussaint rouge et ses 70 attentats sur des cibles françaises en Algérie. On avait même entendu, jusqu’au fin fond de notre désert, l’appel du FLN à l’indépendance, relayé par la radio du Caire. Dans le même temps, le président du conseil avait affirmé à l’Assemblée nationale qu’il défendrait l’Algérie française coûte que coûte. « L’Algérie, c’est la France… » avait-il même dit à cette occasion. Quel avenir aurait notre site de lancement dans un tel contexte ?

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