Chapitre 17 : L’Année Géophysique Internationale qui se profilait

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Cette année 1955 fut un tournant, au moins du point de vue géopolitique en Afrique du Nord. En effet, la France, dès janvier 1955, s’engagea encore plus dans la répression des velléités indépendantistes algériennes. Entre le 18 et le 21 janvier, près de cinq mille soldats français furent envoyés dans le cadre d’une opération appelée Véronique, franchement, pour une opération militaire... dans les Aurès. Jacques Soustelle, nommé gouverneur général d’Algérie, avait pour objectif de faire une analyse exhaustive de la situation et de proposer des solutions au gouvernement parisien. Devant la poursuite des troubles et après vote de la loi par l’Assemblée nationale, le 3 avril, le président du conseil déclara l’Etat d’urgence pour 6 mois sur une partie de l’Algérie.

En avril, se tint la conférence de Bandung, regroupant des représentants de 29 pays, à l’initiative du « groupe de Colombo » (Inde, Ceylan, Birmanie, Indonésie et Pakistan) avec pour but de créer un troisième axe face à l’Occident et à l’URSS et ses alliés. Ainsi naquit le groupe des pays dits « non-alignés » avec l’Inde comme leader. Une délégation du FLN était présente à cette conférence et celle-ci condamna le colonialisme sous toutes ses formes. Un début de reconnaissance pour les indépendantistes algériens.

Peu après eut lieu la signature du Pacte de Varsovie. Ce traité portait sur l’amitié, la coopération et l’assistance mutuelle avec la formation d’un commandement militaire unifié, pour une durée initiale de 20 ans entre l’URSS et tous les pays du « bloc de l’Est » : La République de Tchécoslovaquie, les Républiques populaire de Pologne, de Bulgarie, de Hongrie, de Roumanie, d’Albanie ainsi que la République Démocratique Allemande. Sous l’égide de l’URSS, ce traité avait été conclu en réplique au traité de Paris - en 1954 - permettant le réarmement de la République fédérale d’Allemagne par son intégration à l’OTAN. Il s’agissait là, sans doute, des prémices de ce qu’on allait appeler la « Guerre froide ». Malgré la déstalinisation entamée par le nouveau maître du Kremlin, la stratégie des deux blocs rivaux ne pouvait pas être un bon présage pour la paix dans le monde. D’autant que les leaders de ces deux blocs détenaient tous les deux l’arme atomique… Rapidement, le monde aurait la capacité de se détruire plusieurs fois, perspective vraiment peu réjouissante…



Le 29 mai, les conventions franco-tunisiennes accordant l’autonomie interne à la Tunisie furent signées. Habib Bourguiba, après trois ans d’exil revint dans son pays, en opposition avec Salah Ben Youssef, partisan de l’indépendance totale.

Début juin, le gouverneur général en Algérie, Soustelle, présenta son rapport au gouvernement français (qui avait changé depuis sa nomination en janvier). Il préconisait des changements axés sur le développement économique de l’Algérie et une plus grande intégration des « indigènes » dans les bénéfices de celui-ci. Il était temps de passer à autre chose que du tout répressif. Seule l’association plus étroite des Algériens aux bénéfices que la France tirait de leurs terres pourrait (au moins temporairement) espérer calmer les ardeurs indépendantistes.

Peu après, en août, plusieurs caïds berbères écrivirent un télégramme au Résident-général (représentant de la France au Maroc) en affirmant leur loyauté au sultan déposé par la France, Sidi Mohammed. Ils furent rapidement rejoints par la grande majorité des caïds berbères. Le jour de l’anniversaire de la dépose du sultan par les soldats français, des émeutes éclatèrent et un nombre important de Français furent massacrés. Ces émeutes entrainèrent la démission du Résident général dont le plan de réforme n’avait pas été jugé adapté.

Dans le même temps, en Algérie, il y eut une vague d’attentats dans le Constantinois. Je ne sais pas si cela était dû au fait d’être dans une base militaire, ou de nous situer en plein désert mais ces informations nous semblaient lointaines, comme nous concernant indirectement. Cependant, en réponse à ces événements, l’effectif des forces de sécurité (armée, police, gendarmerie) fut doublé entre novembre 1954 (60000 hommes) et septembre 1955 (120000 hommes) avec le rappel de réservistes.

Le 6 novembre, les accords de la Celle-Saint-Cloud mirent fin au protectorat français au Maroc et entérinèrent le principe de « l’indépendance dans l’interdépendance » pour ce pays avec Sidi Mohammed ben Youssef comme sultan. Celui-ci fit un retour triomphal à Rabat le 10 novembre en se faisant désormais appeler Mohammed V du Maroc.

Donc, en résumé, en quelques mois de cette année 1955, les deux voisins de l’Algérie se dirigeaient vers l’indépendance - même dans le cadre de l’interdépendance pour le Maroc - ou l’autonomie, pour la Tunisie. En Algérie au contraire, la France renforçait sa présence répressive, augmentant nettement sa présence militaire. Le plan de développement économique du Gouverneur-général serait-il suffisant pour apaiser les tensions et redonner un nouvel élan à ce département ? La volonté d’indépendance, qui commençait à recueillir un certain soutien international, serait-elle étouffée par ces mesures ?



Cette année 1955 fut également cruciale pour le projet Gerboise bleue (toujours appelé de façon secrète « M1 »). En France, Marie me fit part des jeux d’acteurs entre le CEA et l’armée qui connurent leur paroxysme durant cette année :

  • Tu te rends compte, Robert, sous prétexte que c’est la bombe atomique, l’armée ne veut pas entendre parler de civils pour sa mise au point.
  • Ben, ça me semble normal, non ?
  • Mais non, ils n’y connaissent rien ! Déjà que c’est extrêmement compliqué de parler de radioprotection au CEA, alors imagine avec des militaires ? Et puis l’atome, c’est trop sérieux et dangereux pour n’être confié qu’à l’armée.
  • Sans doute….
  • En plus, c’est dans les statuts du CEA, depuis l’ordonnance de 1945 signée par le Général de Gaulle. Écoute ça, Robert : « le CEA est maître d’œuvre en matière d’armement atomique ». C’est écrit comme ça, texto !
  • Et alors, comment ça s’est terminé cette guéguerre entre le CEA et l’armée ?
  • Tu en as de bonnes, toi, une guéguerre…
  • Disons une lutte de pouvoir et d’influence si tu préfères.
  • Une tentative de mainmise par l’armée, oui !
  • Oui, si tu veux, mon amour…

Elle était chatouilleuse sur le maintien de ses prérogatives et détestait la sensation qu’on décidait pour elle de ce qu’elle devait étudier.

  • Et bien les ministères de tutelle ont créé un nouveau département au sein du CEA, le Département des Techniques Nouvelles. Mais on sent bien que ça va devenir un « truc » uniquement dédié aux applications militaires. D’ailleurs, il y a plein de militaires, des soi-disant scientifiques qui sont arrivés…
  • Vous arrivez à travailler ensemble ?
  • Il faut bien… Bon, j’avoue que dans le lot, il y en a quelques-uns qui sont bons.
  • Ah, tu vois, tous les militaires ne sont pas des abrutis…
  • Non, en effet…
  • Je te rappelle que j’en suis un, en plus d’être chef du projet Véronique et que ton frère l’est aussi...
  • Oui, c’est vrai
  • J’aime quand tu me dis que j’ai raison, Marie…
  • Je ne l’ai pas exactement dit.
  • Marie !
  • Oui, tu as raison Robert…

Je pouvais l’entendre sourire au téléphone.

Marie me raconta également que l’arrivée de ces militaires et le sujet sensible du domaine nucléaire avaient entrainé une véritable obsession du secret au sein de cette partie du CEA. Ils mangeaient à part, évitant les contacts avec les personnels de Saclay ou Fontenay aux Roses. Le centre du CEA de Bruyères le Châtel, là où serait mis au point « Gerboise bleue » n’était évoqué qu’en parlant de « B3 ». Les recrutements au sein de cette équipe étaient laborieux et extrêmement longs, du fait des enquêtes poussées qui étaient réalisées préalablement aux embauches. La moindre sympathie avec un parti, ou un syndicat de gauche, était considérée comme rédhibitoire. Il ne faut pas oublier le contexte avec la signature de l’appel de Stockholm pour un usage uniquement civil de l’atome, signé par le premier directeur du CEA, Frédéric Joliot-Curie ainsi que la forte implantation du parti communiste dans le personnel de cet organisme. Il n’était pas question que les communistes s’infiltrent dans ce projet ! À titre anecdotique, l’entretien des imprimantes et photocopieuses Rank Xerox fut un temps interrompu, à la suite d’une confusion avec Rand Corporation, officine américaine soupçonnée de travailler pour le Pentagone. La paranoïa n’était pas loin… Il fallut par exemple six mois à Marie pour recruter un technicien en radioprotection… incompréhensible. Ce culte du secret devenait une entrave à l’efficacité de son travail.

La mise au point de cette bombe, en l’absence de toute publication ou communication de la part des pays la possédant déjà (USA, IRSS et Royaume Uni) ne facilitait pas la tâche des scientifiques français, fussent-ils militaires. En effet, il fallait créer un ensemble, stable - qui ne risquait pas d’exploser durant son transport - de matériaux nucléaires qui, une fois concentrés sur eux-mêmes, atteindraient une masse critique suffisante pour exploser. Il s’agissait donc de concevoir une sorte de boule creuse, dont les parois étaient constituées de plutonium qui seraient projetées vers le centre de la sphère par des explosifs situés en surface. C’est ce qui était appelé Générateur d’Onde à Détonation Sphérique Centripète (GODSC). En l’absence de toute information extérieure, la résolution de ce problème fut la première percée conceptuelle importante de ce projet. Il fallait vraiment que la France avance sur ce sujet-là, d’autant plus que l’information de l’explosion de la première bombe H soviétique fin novembre parvint en Europe.

Pour Véronique - en dehors de l’action de l’armée française dans les Aurès en début d’année, qui avait « usurpé » notre nom -, 1955 fut assez calme en termes de lancements. De nombreuses tempêtes de sable nous firent annuler la totalité des tirs programmés.



Que font des hommes quand ils sont confinés à l’intérieur, loin de tout ? Eh bien, ils boivent, se racontent leurs vies et refont le monde. Lors d’une de ces soirées bien arrosées, Paulo me parla un peu plus de la relation si particulière qui le liait à sa mère. Quel que soit l’endroit où il était, il l’appelait systématiquement tous les dimanches soirs, une sorte de rituel entre eux deux. Leur lien était particulier : même s’il était dû à un événement très ancien, il lui rappelait en permanence ce viol qui l’avait traumatisée à vie. Et pourtant, elle l’aimait de tout son cœur.

À cette occasion, sans doute un peu – très ? – bourré je lui parlais de l’homosexualité du frère de Marie. Je pensais pourtant, surtout après la discussion avec elle, l’avoir admise depuis longtemps. Il faut croire que non, pas complètement…

  • J’vais t’faire une confidence Paulo, mais tu le répètes à personne…
  • Juré Robert, tu me connais, chuis une tombe !
  • Je sais Paulo, t’es mon pote en plus !
  • Oui, on est potes tous les deux !
  • J’ai un truc à t’dire, tu vas pas en revenir…
  • Dis toujours.
  • Tu vois Jean-Paul, celui qui était là avant ?
  • Le frère de Marie ?
  • Oui, c’est ça !
  • Eh ben ?
  • Ben…. Mais tu me jures, tu le répète pas, hein ? Sinon, Marie, elle me tuerait…
  • Tu veux que je crache par terre ?
  • Non, pas la peine, j’te crois, t’es mon pote.
  • Oui, je l’suis !
  • Eh ben, Jean-Paul, il aime les hommes….
  • Et ?
  • Eh ben, il est pas comme nous, non ?
  • Il n’est pas le frère de ton amoureuse ?
  • Ben si.
  • Il n’était pas bon quand il bossait avec nous ?
  • Si.
  • Est-ce que ça a posé une seule fois un problème avec nous qu’il aime les hommes ?
  • Non, jamais

C’est pas possible, il avait parlé avec Marie ?

- Il n’a pas été toujours super, avec toi en particulier ?

- Si….

- Alors, il est où le problème ?

Le bon sens personnifié, Paulo...

  • Tu étais au courant ?
  • Je m’en doutais un peu.
  • Et tu t’en foutais ?
  • Totalement et tu devrais faire pareil !
  • Tu dois avoir raison…
  • Un peu que j’ai raison, Robert, allez, viens boire un autre coup !
  • Quand même ça doit pas être facile pour lui tous les jours…

Il était temps que je m’en aperçoive…. Si Paulo trouvait ça normal et naturel, pourquoi je m’en ferais ?

  • Non, raison de plus pour ne pas s’occuper de sa vie privée tout en restant son ami.
  • Des fois, chuis un peu con…
  • Oui, des fois, convint-il avec un grand éclat de rire en me servant un autre verre. Mais t’es un bon chef ! Et puis, t’es mon pote à la vie à la mort !
  • À la vie à la mort, ouais, Paulo !

Je ne me rappelle absolument pas du reste de la soirée, juste que j’ai eu très mal aux cheveux toute la journée suivante…



Dieter, lui, évitait ces soirées ou les limitait à une fois par mois. Il était celui sur qui reposait la responsabilité de la mise au point d’un nouveau carburant. Ce nouveau couple essence de térébenthine/acide nitrique devait nous permettre de gagner en poussée au décollage et donc d’atteindre des altitudes plus élevées qu’auparavant. Il y travaillait d’arrache-pied avec sa petite équipe de chimistes. Notre objectif était dorénavant de ne plus envoyer aucune fusée à moins de cent kilomètres d’altitude, en particulier dans le cadre de l’Année Géophysique Internationale qui se profilait.

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