Chapitre 5 : … communiquer sur le sujet.

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Je suis arrivé à Vernon, le 15 septembre 1948. Cette date marque, pour moi, le début de l’aventure de la conquête spatiale française. Vous n’entendez pas la Marseillaise, là, en fond ? Moi si… J’étais donc le premier arrivé. Non, en fait le second, la comptable, Maryse, était déjà là. En même temps, l’argent étant le nerf de la guerre – même en temps de paix -, ce n’était pas plus mal. Je visitais nos locaux avec elle, affectant les bureaux aux différents membres de la future équipe. Je fus attentif à choisir un bureau bien éloigné du mien pour Maurice P. Les trois Allemands qui devaient nous rejoindre dans l’après-midi furent affectés ensemble dans un grand bureau. Nos locaux étaient contigus de ceux du LRBA, constitué principalement de militaires.

Le jour même, j’appelais le colonel commandant la base de Suippes pour prendre rendez-vous. Ce fut fait le lendemain. Visiblement, il avait eu pour consigne de me « dérouler le tapis rouge ». Il s’agissait d’un ancien pilote de Spitfire durant la guerre, l’un de ceux qui étaient partis tout de suite en Angleterre en dérobant un avion, quand il avait senti que ça tournait mal, en juin 40, avant même d’avoir entendu l’appel du Général de Gaulle. On a donc bavardé un peu de nos « campagnes », la résistance, tout ça… Il était facile de nouer un contact fraternel dans ce contexte, ce qui rendait la communication entre nous immédiatement simple et fluide. Ensuite, nous sommes entrés dans le vif du sujet :

  • Vous viendrez faire vos lancements ici, Robert.

Tiens, un qui ne m’appelait pas « mon petit Robert ». Faut dire que je faisais une tête de plus que lui, en même temps…

  • Il n’y a pas de pas de tir à Vernon ?
  • Non, il n’est pas encore construit et ne sera pas opérationnel avant le printemps 1949. Si vous prévoyez un essai avant, vous le ferez donc à Suippes. L’état des pistes a rendu la base aérienne inutilisable pour l’aviation, mais il reste de la place pour faire des essais de lancement de fusées.
  • Merci, mon colonel. Au fait, le ministre vous a parlé de nos besoins complémentaires ?
  • Oui, Robert, tout à fait. Je dois me mettre à votre entière disposition. Je ferai tout ce que je peux pour vous aider dans le succès de votre mission.

Quand je vous parlais du tapis rouge…

  • Bien, je vais faire le point avec mon équipe. Je reviendrai vers vous rapidement.
  • Entendu, bonne chance !

On n’allait pas avoir besoin de chance, juste de travail, de concentration, de coordination et de réussite… Bon d’accord, sans doute aussi d’un peu de chance.

Je rentrai de Suippes en voiture, le soir-même, assez tard. Le lendemain, quand j’arrivai dans nos locaux, à Vernon, toute l’équipe était déjà là, les trois Allemands dans un coin, à part, visiblement pas intégrés au reste du groupe. De plus, ça commençait fort : Paulo et Maurice s’étaient déjà engueulés, Jean-Paul avait dû les séparer, une sombre histoire de café… Des conneries quoi. Je les réunis tous dans la grande salle et leur fis un topo rapide sur les attentes du ministre, les moyens que nous avions à notre disposition et l’aide que pouvait nous apporter la base de Suippes. Je leur demandais à chacun de réfléchir à leurs besoins de techniciens pour que j’en fasse part au général.

  • Moi, j’ai besoin de rien, me répondit Paulo, enfin de personne, en revanche je veux bien une caisse à outils complète. Surtout si tu veux que je bricole… Je suis un peu là pour ça, non ?

Sacré Paulo, toujours ses foutues remarques à la con…

- C’est noté Paulo, tu iras voir Maryse pour la liste ? Maryse vous accéderez à tout ce que demandera Paulo, dans la limite du raisonnable, bien sûr. Ce qu'il y a de mieux, hein !

  • Bien, Robert, c’est enregistré, me répondit-elle.
  • Il me faudrait du matériel de chimie, Robert. J’ai fait le tour, il n’y a rien, que dalle… Il va falloir faire transformer une partie des locaux en laboratoire. Il nous faudra aussi des lavabos avec de l’eau et une évacuation.
  • Pareil, Georges, tu fais la liste de ce dont tu as besoin et tu vas voir Maryse ?
  • Super, merci Robert. Maryse, on se voit quand vous avez fait le point avec Paulo ?
  • Je vais être obligé de caler des rendez-vous... Mais oui, Georges, juste après Paulo.
  • Paulo, tu pourras installer l’eau dans les labos ?
  • Pas de problème, si Maryse me commande ce qu’il faut.
  • Bien sûr qu’elle va le faire. Et toi Maurice, tu as besoin de quoi ?

Je ne pouvais pas décemment le faire passer en dernier. Fallait pas trop que ça se voit que je ne pouvais pas l’encadrer, le Maurice.

  • Une table à dessin et une règle à calcul. La mienne, je l’ai oubliée chez moi et puis j'aurai besoin d’un paquet de composants électroniques.
  • Parfait, tu vois ça aussi avec Maryse ?
  • Après Paulo et Georges, pas tous en même temps s’il vous plaît, demanda Maryse.
  • Pourquoi après Paulo ? sortit Maurice.

Je vis Paulo se redresser et le regarder avec un truc que je n’aimais pas dans les yeux.

  • Maurice…, fis-je pour ramener le calme.
  • Ça va, ça va, je disais ça pour plaisanter...

Ha ha très drôle… Ça allait être long et pénible cette réunion…

  • Et toi Jules, tu as besoin de quoi ?
  • Oh pas grand-chose, quelques produits chimiques dont je donnerai la liste à Maryse aussi. J’irai faire mes expériences dehors, je ne veux pas tout faire péter ici.
  • Non, ça serait mieux... Pas dès la première semaine en tout cas…

Éclats de rire général, si, si, même Maurice. Finalement, on allait peut-être arriver à travailler tous ensemble ?

  • Vous me donnerez aussi vos besoins en personnel, n’oubliez pas.
  • Personne pour moi, me dit Maurice, les calculs, ça ne se délègue pas… Quoique, pour faire les câblages, un électricien, ça serait pas mal.
  • Il me faudrait deux techniciens, Robert, pour le labo de chimie, me dit Georges.
  • Et puis un pour moi aussi, me dit Jules.
  • Tu sais, on devrait travailler ensemble, Jules. Du coup peut-être que deux techniciens, ça suffirait ?
  • Ça me va super, Georges. On mettra ça au point au labo et on ira faire les essais dehors. Bonne idée !
  • Et pour vous, Werner ? demandai-je au responsable du trio allemand.
  • Ach nein, besoin de rien, on a déjà un moteur de fusée qui fonctionne : 40 tonnen de poussée. Il est en konstruktion.
  • Ça ne fait pas un peu beaucoup pour une fusée d’à peine une tonne de poids ?
  • Nein, ce sera wunderbach, dans les étoiles cette fusée allera !

Hochement de tête de ses deux autres collègues. À voir quand même… Je n’étais pas certain d’avoir envie que la première fusée française s’envole, poussée par un moteur de V1 ou V2, des moteurs de bombes qui avaient fait tellement de morts dans les populations civiles anglaises et belges. J’avais aussi des doutes sur la satisfaction totale du ministre devant pareille situation. Je m’étais aussi aperçu qu’il était nettement plus compliqué, voire complexe de diriger une équipe de recherche plutôt qu’un groupe de combat dans le maquis ardéchois… Mais la guerre était bien finie. Place à la conquête spatiale !

Tout se mettait en place. Il me restait à trouver deux techniciens chimistes. Cela ne devrait pas poser de problème particulier. Il me semblait qu’il y avait une école de chimie à Rouen et une à Paris. Vernon se trouvait à mi-chemin entre les deux. Par ailleurs, la base de Suippes me fournit l’électricien très facilement. Par chance, celui-ci avait de la famille en Normandie. Il ne fallut qu’un mois pour trouver nos deux chimistes, l’un venait de l’école de Rouen et l’autre de celle de Paris que j’avais contactées. Ils étaient enchantés de participer à cette aventure et de venir s’installer à la campagne pas loin du LRBA. Il s’agissait en fait de deux femmes, Josiane et Paulette. On était presque à la parité, ce qui était particulièrement rare à l’époque, dans ce type de projet.

La secrétaire ne devait arriver que dans une semaine, mais pour le moment, nous n’avions rien à lui donner à faire. La vie était bien faite.

Hormis l’effet « bande à part » de nos collègues d’outre-Rhin et quelques anicroches, assez régulières quand même, entre Paulo et Maurice, tout se passait bien. On aurait dit une fourmilière. C’est moi qui devais leur rappeler le soir qu’ils devaient arrêter leur boulot pour rentrer chez eux. Je suivais l’avancement de tous les domaines en parallèle. La collaboration avec Werner n’était pas toujours simple : il était persuadé d’avoir LA solution du moteur pour notre fusée, malgré les calculs qui montraient de plus en plus que sa puissance était beaucoup trop importante, mais dans l’ensemble, cela allait. Jean-Paul supervisait les travaux du pas de tir de Vernon tout en s’appropriant celui existant de Suippes. Cerise sur le gâteau, les bâtiments n'avaient pas encore sauté...

Fin décembre, avant un arrêt d’une semaine entre Noël et le nouvel an pour que tout le monde se repose, j’organisai de nouveau une réunion plénière : il fallait trouver un nom à cette équipe. Le ministre me l’avait déjà réclamé par deux courriers. Il voulait pouvoir communiquer sur ce sujet et il lui fallait un nom. Ça devenait vraiment urgent. La communication, c’est le nerf de la guerre en politique, comme il me l’avait fait comprendre avec insistance. Cette préoccupation me passait largement au-dessus, mais comme on devait faire plaisir au ministre, il fallait bien qu’on s’y mette.

Je n’ai compris que bien plus tard dans ma carrière que la communication était LE moyen principal d’en obtenir, des moyens…

Ils étaient tous assis autour de la grande table de la salle de réunion et bavardaient gaiement quand je suis entré dans la salle, mon équipe… J’en étais très fier.

Je m’assis, me raclai la gorge, faisant cesser les bavardages. Toutes les têtes étaient tournées vers moi. J’avais encore du mal à m’habituer à mon rôle de chef, de responsable.

  • Bon, si je vous ai réunis, c’est que le ministre insiste beaucoup pour que notre groupe ait un nom, pour le rendre public dans les journaux. Je voudrais que ce nom vienne de nous et pas d’un obscur cabinet ministériel. C’est pour ça que nous sommes là aujourd’hui. Laissez-vous aller, lâchez la bride à votre imagination…
  • Vers l’infini et au-delà ? dit Jules.
  • Non, il faudrait un nom court, un prénom, ou un nom d’animal. Si on trouvait un truc rigolo, ça serait bien…. Sérieux mais sans se prendre au sérieux, vous voyez le genre ?
  • Aigle ? Vautour ?
  • Non, non, pas un charognard, dit Josiane, une des chimistes.
  • Bételgeuse ? proposa Georges.
  • C’est un animal, ça ? demanda Paulette, l’autre chimiste.
  • Non, c’est une des plus grosses étoiles connues.
  • Mouais, mais ça ne parlera à personne et on n’a pas encore pour objectif d’aller jusque là-haut, c’est à plus de 600 années lumières, dis-je. Allez, lâchez-vous. Ça peut être un acronyme, ce que vous voulez.
  • CSF ? proposa René, notre nouvel électricien.
  • Quoi ?
  • Ben oui, Conquête Spatiale Française... précisa-t-il.
  • Oui, il y a de l’idée mais ça ressemble beaucoup à TSF, non ?
  • Oui, c’est vrai, c’est nul ! dit Maurice
  • Non, c’est pas nul, personne ne dit d’une proposition qu’elle est nulle ! On se respecte s’il vous plaît !

Même dans cet exercice pourtant simple, il se débrouillait pour foutre la merde, Maurice…

Et puis un Allemand osa l’impensable :

  • V drei euh… Vé trois
  • Nein ! Peenemüne ist definitiv vorbei, lui cria dessus Werner. Entchuldigung, meine Damen und Herren… Fraiment dézolé, il ne pas sait ce qu’il dit

Je n’avais même pas eu le temps de réagir… Merci Werner

Bon, je ne vais pas vous faire la liste de toutes les propositions. Il y a vraiment eu tout et n’importe quoi. Finalement, c’est Maurice qui a eu l’idée, l’IDÉE de génie. Nous nous appellerions VERONIQUE pour VERnon électrONIQUE. Forcément, la fin déclencha l'hilarité de la gent masculine. Celle-ci qui mit quelques temps à être stoppée par la présence féminine autour de la table. Il fallut expliquer l’humour de la situation aux Allemands. Ce fut Maurice, à l’origine de l’idée, qui s’en chargea.

Ce serait donc le projet VÉRONIQUE. C’est ce que j’écrivis au ministre, qui fut enchanté de ce nom et s’empressa de communiquer sur le sujet.

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