Chapitre 6 : Aucun mort lors de cet essai

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Notre réflexe, influencé fortement par le ministère qui voulait des essais rapidement, fut de « recycler » le moteur des V2 apporté par Werner et son équipe dans leurs bagages. Mais malheureusement pour lui – et notre projet - des calculs précis nous confirmèrent notre première impression : une poussée de 40 tonnes était tout à fait incompatible avec le faible poids de notre fusée. Celle-ci ferait des pirouettes, des culbutes, mais en aucun cas ne décollerait verticalement et ne partirait surtout jamais vers les étoiles. L’option allemande fut donc abandonnée, au moins pour les premiers essais. Nos camarades germaniques furent toutefois sollicités, vu leur grande expérience dans le domaine, pour la mise au point de notre moteur de « seulement » 4t de poussée. Ce fut en particulier Werner qui proposa le mélange acide nitrique/kérosène pour propulser notre Véronique.

En février 1950, la fusée fut enfin prête. Elle était posée devant nos bureaux, sous une bâche kaki. Dessous, elle se dressait, fière, d’une belle couleur orange, effilée, arrogante, prête à défier les étoiles. Elle pèserait quasiment une tonne, les pleins faits, constituée majoritairement de son mélange combustible/comburant, de kérosène et d’acide nitrique. Il y avait bien quelques kilos d’électronique sans oublier la carcasse qui devait peser un peu moins de 100 kilos.

Nous avons fêté sa mise au point au champagne tous ensemble. J’avais appelé le ministre auparavant et, lors de cet entretien, j’avais bataillé ferme, pour que la presse ne soit pas présente lors du premier lancement. Un échec éventuel devant tous ces journalistes, cela en aurait été fini de notre projet tout en ridiculisant le ministre. Cet argument l’avait emporté. Il m’avait cependant précisé que le prochain essai – qui se devait d’être un plein succès - serait réalisé devant toute la presse, y compris internationale. Je n’avais pas eu d’autre choix que d’accepter.

Les militaires de la base de Suippes vinrent avec un énorme camion plate-forme pour charger la fusée et la convoyer jusqu’au pas de tir. Elle fut soulevée avec moult précautions puis posée très délicatement sur la remorque plateau. Il fallut ensuite l’arrimer solidement, mais avec prudence. Les réservoirs vides n’étaient pas très résistants. Nous avions fait le choix, plus sage, de la déplacer sans combustible : d’abord pour ne pas risquer une mise à feu intempestive sur la route, ensuite pour éviter de transporter le combustible et le comburant dans des contenants pas vraiment dédiés au transport routier. Les deux produits nous suivirent dans des camions citernes spécifiques. Les motards de la gendarmerie encadraient ce convoi de trois camions dont nous faisions également partie.

L’instant de vérité approchait. Nous étions tous, moi en particulier, un peu nerveux.



Le trajet, avec la vitesse lente du convoi dura une bonne journée. Une fois à destination, l’installation de notre fusée Véronique flambant neuve sur le pas de tir prit une journée supplémentaire. Le soir arrivant, nous décidâmes de repousser le tir au lendemain. Naturellement, du bureau du commandant de la base, j’en informais le ministre. Il m’avait demandé de lui relater absolument tout, conséquence de notre entretien précédent, quand nous avions convenu de procéder cette première fois, sans journalistes.

Inutile de vous dire que pour nous tous, la nuit fut un peu agitée. Cette nervosité n’était pas uniquement liée au fait de loger dans les dortoirs de la base. Au petit matin, je les retrouvais tous au mess, pour le petit déjeuner. Un étrange silence régnait, comme pour marquer la solennité du jour.

  • Ne faites pas cette tête d’enterrement mes amis, ça va être un grand moment, leur ai-je dit pour essayer de détendre l’atmosphère.

Peine perdue. En même temps, j’avais du mal, moi aussi, à camoufler l’angoisse liée à l’importance de l’instant. Chacun semblait plongé dans ses pensées, sans doute en train de vérifier une dernière fois ses résultats. Georges, Werner et Jules refaisaient les calculs côté combustible. Maurice relisait ses schémas électroniques. Je n’ai pas pu m’empêcher de faire de même avec les calculs d’aéraulique effectués par Jean-Paul. Celui-ci était le seul absent, au chevet de sa mère malade. Au bout d’une demi-heure de vérification, je n’avais détecté aucune erreur. Si quelque chose se passait mal, ce ne serait pas lié à la forme de la fusée. Celle-ci était faite pour aller taquiner les étoiles.

Personne ne semblait décidé à se lever de la table, aussi, c’est moi qui donnai le signal de départ :

  • Bon, on y va ?

Tout le monde se leva en silence, conscient de la solennité du moment. Nous étions tous impatients de la voir s’élever dans les airs, couronnement de ces longs mois de travaux acharnés.

Maurice relia la fusée sur le pas de tir et fit les dernières vérifications des réglages électroniques. Cela dura pratiquement une heure : C’était le premier lancement et les automatismes n’étaient pas encore bien acquis.

Dans le même temps, Georges, Werner et Jules, aidés de leurs techniciens, effectuaient le plein des réservoirs. Ils manipulaient de telles quantités d’acide et de kérosène pour la première fois de leur vie. Ils prenaient autant de précautions que si ça avait été de la nitroglycérine[1].



Les pleins étant faits, les vérifications électroniques réalisées, on allait pouvoir procéder au lancement. Une foule de quelques dizaines de militaires commençait à arriver, attirés par l’événement, nouveau pour eux. Nous les fîmes reculer, aidés en cela par l’ensemble des autres membres de l’équipe Véronique. Finalement, il ne restait plus que Maurice, Paulo et moi dans le périmètre de sécurité autour du pas de tir. Soudain, un soldat vint me chercher :

  • Monsieur, monsieur, venez vite dans le bureau du colon, on vous demande au téléphone !
  • J’arrive ! Vous autres, vous ne touchez à rien, compris ? Vous m’attendez pour tout déclencher !
  • Oui, oui, t’en fais pas, me répondit Maurice.

J’aurais dû me méfier… Si j’avais su…

Tous, à l’exception de Maurice et Paulo, partirent boire un café au mess des officiers de la base. De mon côté, je me rendis dans le bureau du colonel et pris la communication avec le ministre :

  • Oui, Monsieur le Ministre, nous sommes quasiment prêts.
  • N’oubliez pas mon petit Robert, toute la France vous regarde.
  • Toute la France , monsieur le Ministre ?
  • Si, si Robert, le monde entier même, nous devons être une puissance spatiale nous aussi. Il en va de la grandeur de la France ! Pensez au Général…
  • Ce n’est que notre premier essai, monsieur le Ministre.

Au cas où, j’étais prudent et pensais à couvrir mes arrières.

  • Ta ta ta premier essai ou pas, pensez à la France, haut les cœurs, mon petit Robert !
  • Oui, monsieur le Ministre.

Était-ce mon sixième sens, une prémonition, ou juste l’angoisse naturelle devant l’enjeu de l’événement, je ne sais pas… Toujours est-il qu’au moment où je raccrochais, je vis un peu d’agitation autour du pas de tir, entre Maurice et Paulo. Je bousculai le colonel resté dans le bureau et me précipitai à la fenêtre pour essayer de voir ce qu’il se passait. Mais que faisaient-ils tous les deux ?

Les échanges suivants ne me furent rapportés que plus tard, bien trop tard :

Visiblement Maurice avait décidé de procéder seul au lancement, profitant de mon absence, pour s’attribuer tout le mérite de la réussite de ce tir. Paulo se serait interposé, rappelant que j’avais demandé expressément qu’on attende mon retour et que d’ailleurs tous les autres étaient partis au mess. Maurice n’avait rien voulu entendre et aurait même eu quelques propos désagréables concernant notre relation à Paulo et moi. Bref, il avait pris la décision, seul, de lancer la première Véronique. Tout ceci me fut raconté par Paulo, seul témoin de ce qui s’était passé. Tous les autres étaient tranquillement en train de boire un café. Pas un seul d’entre eux ne s’était douté de la situation.

De la fenêtre du bureau du colonel je vis en direct notre échec. Après un vacarme épouvantable à l’allumage, un nuage de fumée envahit le pas de tir et on ne vit plus rien, à part la lumière aveuglante de la combustion dans un brouillard blanc très épais. Puis au bout de quelques secondes, la combustion s’arrêta. La fusée n’avait même pas décollé…. Si, trois mètres diraient les instruments de mesures embarqués, analysés plus tard.

Je passai les heures suivantes à m’expliquer avec le ministre. Lui qui rêvait de convoquer tous les journalistes, de se faire mousser…. Premier essai, premier échec. En même temps, ce n’était que le tout premier. Qui réussit tout dès le premier coup ?

J'avoue que, auprès du ministre, je chargeais un peu Maurice. En même temps, il avait quand même agi de sa propre initiative, sans m'attendre, profitant de ce que j'étais occupé dans le bureau du colonel, au téléphone avec l’hôtel de Brienne. Je réussis, non sans mal et en ayant beaucoup insisté, à faire débarquer du projet cet ancien collègue de Supaéro.

Tout le monde était catastrophé, nous avions le moral dans les chaussettes. Notre échec fut également sur toutes les lèvres à Suippes, et quand le responsable de la base nous proposa de faire plutôt notre prochain tir à Vernon, j’acceptai avec enthousiasme. Ce n’était pas la peine de risquer de faire le spectacle à chaque fois. La relative confidentialité de Vernon serait plus adaptée à ces essais.

De mon côté, quel coup dur ! Malgré le fait que je faisais bonne figure auprès du reste de l’équipe et que j’avais envisagé le loupé, je l’avais encaissé comme un fiasco personnel, mon premier échec… À l’époque je m’en souviens encore, malgré les propos prudents que j’avais eu auprès du ministre, je ne doutais pas de moi, de nous, de notre réussite, de MA réussite, fruit du travail de toutes ces années. Eh bien non, la vie n’était pas comme ça visiblement.

  • Ben alors Robert, ça n’a pas l’air d’aller, me demanda Paulo, me recroisant le lendemain, après notre retour peu glorieux à Vernon.
  • Non, pas vraiment Paulo, j’essaye de donner le change auprès de l’équipe, mais ça ne va pas fort… Tu te rends compte ? On me faisait confiance, le Ministre, peut-être même le Général de Gaulle et j’ai tout raté. Je pense que je vais donner ma démission...

Là, il s’était arrêté et s’était tourné vers moi en me regardant dans les yeux, l’air extrêmement sérieux :

  • Robert, ça ne m’est pas arrivé souvent, mais là, je n’ai pas le choix. Tu vas arrêter de t’apitoyer sur ton sort et tu vas bien vite te remettre au boulot. Je sais que tout t’a incroyablement réussi depuis quelques années mais un échec, ce n’est pas grave. Tu connais cette phrase : tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. Tu n’es pas mort, donc tu es encore plus fort, Robert !

Mince, il ne me ménageait pas, Paulo… À ce moment-là, encore aveuglé par mon orgueil, je ne pouvais pas l’entendre, mon ami.

  • De la chance ?… Tu exagères, j’ai quand même beaucoup transpiré pour en arriver là.
  • C’est pas de la chance que tu as eu ? Vraiment ? Réfléchis un peu ! Qui aurait pu penser qu’un petit ingénieur, même brillant, de moins de trente ans aurait la charge de démarrer la conquête spatiale française ?
  • Quand même, j’ai été résistant, officier même ?
  • Tu veux que je te rappelle combien de fois j’ai sauvé les fesses de l’officier, dans le maquis ?

Effectivement sans compter que ma seule « blessure de guerre », se voyait sur ma main, que j’avais posée malencontreusement sur une culasse de fusil-mitrailleur trop chaud…

  • …. Enfin, j’ai été brillant dans les écoles.
  • Sans doute, je ne suis pas qualifié pour juger, je me suis arrêté au certificat d’étude, mais reconnais-le, bon Dieu ! Tu as un bol monstre d’être là où tu es. On n’est pas en train de te permettre de réaliser ton rêve de gosse ?

Il avait percé une brèche dans mes défenses, l’animal…

  • Oui, sans doute…
  • Alors, tu vas arrêter de jouer les pleureuses et te remettre à galvaniser cette équipe. Il faut que le prochain essai soit le bon, d’accord ?
  • Oui, tu as sans doute raison Paulo.
  • J’ai raison ! Allez, fonce Robert, on a besoin de toi à cent pour cent de tes ressources !

Il avait réussi à me remettre sur les rails… Quand je vous le disais, une patte de lapin géante avec un caractère de cochon, mais un cœur gros comme ça. Vraiment, j’avais bien fait de le prendre avec moi. Il n’avait sans doute pas fait de brillantes études, mais il était un atout inestimable dans ce projet.

J’attendis quelques jours puis sollicitais à nouveau le ministre pour obtenir la mise à disposition de Gérard T. Celui-ci était actuellement en mission dans le Pacifique. Dès son retour en mars, il rejoindrait l’équipe. Comme Paulo me l’avait dit : ce qui ne nous tue pas, nous rend plus fort et fort heureusement, il n’y avait pas eu de mort lors de cet essai raté.

[1] Nitroglycérine : composé chimique extrêmement instable qui peut exploser après un choc, même léger.

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