Chapitre 4 : … un « fouteur de merde » comme Maurice

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L’année scolaire se poursuivit début 1948 avec, aussi souvent que possible, des escapades à deux avec Marie-Madeleine. Jean-Paul était un peu déçu de la fin de nos virées à Versailles de l’hiver précédent et de nos fous-rires quand il m’avait mis sur des patins pour la première fois. Néanmoins, il avait rapidement compris que, malgré mon amitié sincère pour lui, je préférais toutefois passer mon temps libre avec sa sœur. Cependant, le sien était parfois limité quand régulièrement des essais, dont elle ne me disait rien, se poursuivaient sur le week-end, nous empêchant de nous retrouver.

Pour les permissions d’hiver, nous avions prévu d’aller en Alsace, mais nous avons changé d’avis au vu des inondations dues à la fonte des neiges tombées en abondance début décembre. Nous nous sommes rabattus sur l’Ardèche, chez mes parents. Le trajet en train fut long, très long avec des arbres tombés sur la voie en plusieurs endroits. Dès notre arrivée à Annonay, mon amoureuse fut adoptée quasi-immédiatement, aussi bien par mon père et ma mère que par mon frère, Marc. Elle était férue de théâtre et j’aurais presque pu ressentir une pointe de jalousie quand ils discutaient ensemble de tel ou tel auteur.

Nous avons réitéré ces vacances durant les quelques jours de permission que j’avais pu obtenir à Pâques. En effet, du fait de mes bons résultats, je n’avais pas eu besoin de rester à l’école pour réviser. Les retrouvailles avec mes parents furent merveilleuses. Je savais aussi que j’approchais du moment où je pourrais enfin leur dévoiler le projet qu’on allait me confier. Mais il était encore un peu trop tôt pour cela.

Lors de ce séjour, nous décidâmes ensemble qu’elle ne s’appellerait plus que Marie, Madeleine étant également le prénom de sa mère. Ces secondes vacances ardéchoises ensemble passèrent à une vitesse folle. J’eus toutefois l’occasion de la présenter à mes amis les plus chers, en particulier à Paulo. Il l’avait tout de suite adoptée. Celui-ci n’avait pas réussi à se trouver un travail fixe, son sale caractère n’y était pas sans doute pas étranger. Lors de son dernier boulot, il avait accroché son patron à l’un des porte-manteaux du vestiaire. Ils avaient dû faire venir les pompiers pour le décrocher. La fois précédente, son chef lui avait dit : « prenez la porte » et il l’avait littéralement embarquée. Elle trônait dans le salon de sa mère depuis. Sacré Paulo, quelle rigolade

De retour à Paris, je commençais sérieusement à penser à la constitution de mon équipe de recherche. Paulo en ferait partie, saoul ou pas, je lui avais promis. Jean-Paul aussi, même si je savais que lui n’avait qu’une idée : retourner dans sa Champagne natale. Tout dépendrait du lieu de travail de cette future équipe. Je devrais me caler rapidement avec le ministre sur ce sujet. Celui-ci, avec la valse des gouvernements de la quatrième république avait, à nouveau, changé deux fois depuis mon entrevue de septembre 1947. J’espérais vivement que la continuité serait assurée, au moins dans ce domaine de la future conquête spatiale française.

Je pris donc ma plume et lui écrivis, en particulier pour lui demander s’il pouvait d’ores et déjà me donner le lieu de travail de mon équipe de recherche. J’en profitais pour le rassurer également sur mes résultats scolaires et le fait que je n’avais aucun doute sur ma sortie de l’école à l’un des premiers rangs. La réponse de son directeur de cabinet ne tarda pas et fit la joie de mon ami : le projet était bien maintenu, nous irions à Vernon, dans l’Eure, le temps de mettre la première fusée au point puis nous déménagerions à Suippes, la base militaire juste à côté du domicile de ses parents. C’était donc dans la poche concernant Jean-Paul ! Côté ministère, j’eus la confirmation de la présence de quelques ingénieurs allemands dans l’équipe, mais aussi l’assurance qu’aucun n’avait de passé réellement nazi. Cela compliquerait sans doute un peu moins ma tâche pour leur intégration…

Il ne restait plus qu’à convaincre Paulo de venir « dans le Nord » - au-dessus de Lyon, cela représentait le Nord pour lui. Mais cela, j’en fis mon affaire, lors d’un week-end annonéen, un peu arrosé. Il me suivrait partout s’il le fallait. Je tâtais le terrain également avec quelques camarades avec qui je m’entendais bien. Évidemment je n’allais pas choisir ceux qui m’insupportaient. On ne va pas se mentir, il y en avait quand même quelques-uns. En particulier un certain Maurice P, fils de je ne sais quel député ou ministre, qui racontait à tous qu’il allait avoir un poste dans un ministère dès sa sortie parce qu’il connaissait untel ou untel. Personne ne l’aimait en fait. Dans toutes les grandes écoles, chaque promotion n'avait-elle pas un Maurice P. dans ses rangs ?

L’année se termina en apothéose pour nous tous avec une pièce de théâtre, écrite collectivement par tous les élèves de dernière année, qui fut jouée dans l’amphithéâtre de l’école devant parents et amis. J’avais obtenu l’autorisation de l’Ingénieur Général pour réaliser quelques effets spéciaux de mon cru comprenant des explosions, des flammes (inoffensives pour les acteurs bien sûr) et des fumées colorées. Nous avions tous bien ri et le public aussi. Que demander de plus ? La pièce s’était terminée par le refrain que tous les élèves connaissaient par cœur : « La Chouette[1] guide toujours plus haut, les trois promos de SupAéro », repris par toute la salle à la fin. Sans vouloir rivaliser avec la qualité d’écriture de mon frère, Marc, cette comédie obtint un certain succès et eut même quelques articles pas trop mauvais dans quelques journaux parisiens. Un des critiques avait toutefois trouvé mes effets spéciaux « superflus, incroyablement déplacés et troublants pour la compréhension de la qualité intrinsèque des dialogues », excusez du peu…

Quelques copains, qui avaient monté un groupe de jazz style New Orléans, nous firent danser jusqu’au bout de la nuit. Nos études se terminèrent ainsi de façon très joyeuse.

Les vacances furent les bienvenues avec la possibilité de se voir enfin plus qu’une semaine d’affilée avec Marie. Nous avions décidé de partir de Paris et de descendre en Solex à Annonay, en traversant toute la France et en dormant sous tente. Nous étions chargés comme des baudets mais nous nous sommes bien amusés durant tout le trajet, malgré le temps maussade et frais de ce mois de juillet 1948. Nous étions même arrivés passablement enrhumés en Ardèche. Jean-Paul et Marc, nos deux frères, nous avaient fait une petite surprise lors la fin de notre périple estival : ils avaient invité les parents de Marie, ses amies d’enfance ainsi que certains de ses collègues et une bonne partie de mes potes de la résistance. Marc avait même retrouvé des anciens copains de l’ENSTA et de l’ICPI.

Tout cela pour organiser une fête lors de laquelle, nous avions expliqué à l’assistance, Marie et moi, que nous ne nous marierions pas. Nous nous aimions certes, mais nos futures activités professionnelles ne nous permettraient pas une vie de famille rangée, au moins dans les dix années à venir. Nous ne profiterions ensemble que des bons moments sans aucune routine. Tels étaient notre choix et notre décision. Nos parents respectifs, un peu surpris au début, montrèrent leur esprit ouvert et leur amour pour nous en nous félicitant pour ce « non-mariage ». Ils étaient vraiment très chouettes !

Inexorablement, la fin du mois d’août arriva avec l’approche du rendez-vous au ministère. D’après ce que j’avais lu dans les journaux, le ministre avait changé encore une fois, comme son titre. Il s’agissait maintenant du ministre de la Défense Nationale. Je me rendis à Paris avec une liste de cinq noms à proposer. Tout d’abord, Jean-Paul, mon ami, formé comme moi à SupAéro, plutôt généraliste mais excellent en électronique, que je voyais comme mon adjoint. Ensuite venait Paulo, mon pote de la résistance, un as de la bricole qui me suivrait au bout du monde. Puis suivaient Gérard, un brillant élève de SupAéro, le major de la promo, un vrai crack en aéraulique ainsi qu’en calculs de structures, Jules, un camarade de l’ENSTA, magistral dans la maîtrise des carburants et explosifs et enfin Georges, un chimiste exceptionnel avec qui j’avais passé trois années à l’ICPI avant la guerre.

Fort de cette liste, je me présentais donc, le premier septembre 1948, à l’hôtel de Brienne.

  • Ah, mon petit Robert, me dit le ministre en m’accueillant.

Décidément, encore « mon petit Robert »... Ils devaient se passer le mot lors des passations de pouvoir…

  • Bonjour Monsieur le Ministre.
  • Vous avez été résistant, FTP, m’a-t-on dit ?
  • Oui, Monsieur le Ministre

Avec lui, moins d’inquiétude, il était à la SFIO avant, pendant et après la guerre. Il devait être un peu moins « allergique » aux communistes que les ministres MRP. Il était un de ceux, malheureusement peu nombreux, qui avaient refusé les pleins pouvoirs à Pétain en 1940. Nous nous sommes rapidement très bien entendus, parlant de la résistance, de la ville d’Annonay dont il connaissait la libération anticipée. Son directeur de cabinet, sans doute là pour assurer le suivi du projet, ne disait rien, assis dans un coin du bureau. Au moment où nous devions parler de la composition de l’équipe, le ministre me laissa lui proposer des noms :

  • C’est une équipe pluridisciplinaire que je vous propose Monsieur le Ministre. Elle comprend deux anciens élèves de SupAéro, donc des militaires, comme moi, un ancien élève de l’ENSTA, militaire également, un chimiste de l’ICPI et un génie du bricolage, que je connais depuis la résistance, un homme extrêmement fiable.
  • Bien, bien…. Et qui sont les deux anciens de SupAéro auxquels vous pensez ?
  • Jean-Paul M, un généraliste brillant, spécialiste en électronique embarquée, un peu touche à tout que je vois très bien pour me seconder…
  • Bien, et le second ?
  • Gérard T, le major de ma promo de SupAéro, un crack en aéraulique, en électronique aussi et le meilleur pour les calculs de structures. Il est également pilote.

Son directeur de cabinet vint lui murmurer un mot à l’oreille.

  • Intéressant mais dites-moi, cette fusée, aura-t-elle un pilote à bord ?
  • Pas dans un premier temps, Monsieur le Ministre, non.
  • Pourquoi donc un pilote, alors ?
  • Pour ses compétences en aéraulique. C’est le meilleur et de loin. Y compris en calcul des structures d’engins…
  • Certes, je comprends. Et que diriez-vous de Maurice P ?

Oh putain, nooon, pas lui ! Tout se passait tellement bien jusqu’à maintenant. Mais il avait fallu que Maurice pointe le bout de son nez… Cet empafé avait fait jouer son piston…

  • Disons que nous n’avons pas été les meilleurs amis du monde à SupAéro…
  • Je comprends, je comprends… Toutefois, à votre avis, est-il bon dans son domaine ?

Il fallait bien que je sois honnête, tous les deux avaient été en concurrence durant toute l’année. Ils se tiraient la bourre avec Gérard sur les calculs, donc oui, il était bon. I avait fini juste derrière lui en classement de sortie de SupAéro et je n’étais que le troisième. Maurice P était sans doute même meilleur que Gérard dans certains domaines, malheureusement…

  • Oui, Monsieur le Ministre, il l’est…
  • Donc, vous m’obligeriez beaucoup à le prendre avec vous.
  • Bien, si je n’ai pas le choix.
  • Non... En effet, vous ne l’avez pas, mon petit Robert. Pour autant, je valide la composition du reste de votre équipe.

Bon, c’était déjà ça, tout le reste avait été validé, y compris Paulo. Je crois que ça aurait été compliqué pour moi de ne pas savoir qu’il serait à mes côté, ma « patte de lapin » géante.

  • Merci, Monsieur le Ministre.
  • Vous vous rendrez à Vernon, dès la semaine prochaine, prendre possession de vos locaux. Vous y accueillerez vos collègues. Je vous adjoindrai une secrétaire ainsi qu’un comptable. Vous trouverez dans le dossier ci-joint, élaboré par un de mes conseillers, le budget qui vous est alloué pour la première année. Nous ferons le point régulièrement sur vos dépenses et vos besoins. Pour l’année prochaine, c’est vous qui élaborerez le budget provisionnel que vous nous présenterez, à moi et mon directeur de cabinet. Il n’est pas question de laisser les dépenses filer de façon inconsidérée, vous comprenez, n’est-ce pas ? (hochement de la tête du directeur de cabinet) Nous avons tout de même un pays à reconstruire.

Les finances, ce n’était absolument pas mon domaine de prédilection, mais j’allais devoir m’y mettre. J’avais bien compris le message du ministre, appuyé par des hochements de tête insistants de son directeur de cabinet.

  • Certainement, Monsieur le Ministre.
  • Et puis vous ferez aussi connaissance avec les Allemands. Comme vous le savez sans doute, ils viennent de Peenemünde, où ils ont mis au point les V1[1] et V2[2]. Ceux que nous avons « récupérés » ne sont pas de vrais nazis. Ce sont des scientifiques, des spécialistes des moteurs de fusées, qui n’ont pas eu d’autre choix que de travailler pour le Reich. Je crois qu’il y en a même un qui est d’origine juive parmi les trois. Ils sont installés à Vernon avec leur famille. Ils devraient vous faire gagner du temps pour la mise au point. Ils ont intégré une partie des locaux du LRBA de Vernon, le Laboratoire de Recherche Balistique et Aérodynamiques qui avait été créé bien avant la guerre.

Des Allemands ? Comment allais-je pouvoir expliquer ça à Paulo, moi ? Encore un beau challenge à relever… Mais je n’avais pas le choix, visiblement.

  • Bien, Monsieur le Ministre.
  • Et n’oubliez pas, Robert, c’est vous le chef, ils sont sous vos ordres.
  • Merci, Monsieur le Ministre.
  • Pour ce qui est du personnel technique à Vernon, vous verrez avec la base de Suippes ceux dont vous aurez besoin. Prenez rendez-vous avec le commandant de cette base dès votre arrivée. Il a reçu des consignes pour vous appuyer autant que possible.

La base de Suippes entièrement à mon service ? J’avoue que cela aurait pu démarrer dans de nettement moins bonnes conditions, ce projet…

  • Merci, Monsieur le Ministre.
  • Et n’oubliez pas, je veux des résultats rapides.
  • Oui, Monsieur le Ministre, merci encore.

J’allais donc devoir me coltiner, dans cette composition qui m’avait été en partie imposée, ce fameux Maurice ainsi que trois Allemands… Il faudrait gérer Paulo. Heureusement qu’il y aurait les autres. J’allais devoir me débrouiller pour que la mayonnaise prenne. Sacré défi avec en plus un « fouteur de merde » comme Maurice.

[1] La Chouette est l’emblème de l’Ecole Supérieure d’Aéronautique (dite SupAéro) depuis sa fondation, par le Colonel Jean-Baptiste Roche. C’est lui qui en a choisi l’emblème. Il s’agissait dans son esprit de la chouette chevêche, symbole de la connaissance, oiseau sage et savant de petite taille à l’aspect rond et trapu. Cette chouette figure d’ailleurs sur la plaque commémorative du Colonel Roche en salle d’honneur de la mairie d’Eyguières, sa ville de naissance. (source Hisis).

[2] V1 : de l'allemand Vergeltungswaffe : « arme de représailles », est une bombe volante allemande et le premier missile de croisière de l'histoire de l'aéronautique. Le V1 est utilisé durant la Seconde Guerre mondiale, du 13 juin 1944 au 29 mars 1945 par l'Allemagne nazie contre le Royaume-Uni, puis également contre la Belgique.

[3] V2 : Aggregat 4 ou A4, est un missile balistique développé par l'Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale et lancé à plusieurs milliers d'exemplaires en 1944 et 1945 contre les populations civiles, principalement du Royaume-Uni et de Belgique.

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