Prologue

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  • Eh Michel, tu sais pourquoi Adam et Eve ont fait LE mariage idéal ?
  • Non, Jacob, dis-moi.
  • Lui n'avait pas à entendre les plaintes d'Eve sur tous les autres hommes plus merveilleux qu'elle aurait pu épouser. Elle n'avait pas à entendre combien la mère d'Adam cuisinait mieux!
  • Chuuuut ! leur fit Paulo.
  • Et toi Jacob, tu la connais celle de Jésus et Saint Thomas au bord du Jourdain ?
  • Non.
  • Jésus marche sur l’eau et Saint Thomas nage à côté de lui et lui dit : t’as tort, elle est bonne.
  • Vos gueules maintenant ! leur intima Paulo. On n’est pas en vacances, on a une guerre à gagner.

Puis s’adressant à moi :

  • Dis-donc Robert, tu devrais te faire plus respecter, c’est toi le chef de groupe. J’ai fait ton boulot, tu sais. Faut que tu sois concentré, tu auras le temps de rêvasser quand on aura libéré Annonay.
  • Oui, je sais Paulo, désolé et merci.

Il venait de me tirer de mes pensées. Je n’étais vraiment pas fait pour les combats. Mon monde à moi, c’étaient le ciel, les étoiles et aussi la chimie, dont j’avais dû interrompre l’étude à l’ICPI[1] à cause de cette foutue guerre. Ma présence dans ce maquis depuis 1941 faisait de moi une sorte de « vétéran ». J’avais été amené, petit à petit, à former les nouveaux arrivants, en particulier avec ma formation initiale de chimiste, au maniement des explosifs. De plus, depuis mars 1944, j’avais été nommé lieutenant dans les FTP[2] et chef de groupe. Pourtant, je savais que ce n’était pas ma place, définitivement pas.

C’était d’ailleurs mon groupe qui avait été chargé d’entrer dans notre ville en éclaireur, pour vérifier le départ effectif de tous les Allemands. Un groupe de reconnaissance, ça ne raconte pas de blagues comme l’avait fort justement fait remarquer Paulo.

Ah Paulo ! À la fois garde du corps, ami et « patte de lapin » géante. Un grand escogriffe, râleur qui avait toujours tendance à contester mes décisions. Tout était prétexte à des commentaires acerbes. Ce n’était pas un mauvais gars, il finissait toujours par faire ce qu’on lui demandait - et plutôt bien, généralement - mais systématiquement en grognant. Il était grand, costaud et personne ne venait lui chercher des ennuis, même – surtout pas - quand il ronchonnait. Il avait été affecté dans mon groupe. Au début, j’avais du mal : je subissais quotidiennement ses remarques et renâclements. Au bout de quelques mois, je m’y étais habitué. Le fait, parfois, qu'il ne dise rien, me manquait voire m'inquiétait. Dans ces moments-là, je me demandais si je n’avais pas oublié quelque chose, ou s’il était malade. Plusieurs fois, ses critiques ou bougonnements m’avaient fait prendre conscience d’oublis ou de manquements dans mes plans. Il nous avait sans doute sauvés la vie à tous et pas qu’une fois.

Au combat, il n’y avait pas plus fiable que lui. Discret, efficace, il se montrait toujours attentif à la sécurité de chacun. Une chose que j’avais apprise à son contact, c’est qu’il ne fallait pas le déranger ni le solliciter quand il avait décidé de fumer une cigarette. D’ailleurs, j’avais aussi découvert qu’il n’y avait jamais aucune urgence qui ne pouvait attendre dix minutes. Presque une vision de l’Existence… Comme quoi, tout le monde peut vous apporter une toute nouvelle approche de la vie, y compris un râleur invétéré.

Paulo, donc, m’avait tiré de mes pensées alors que j’étais en train de me remémorer la précédente « libération » de notre ville, au matin du 6 juin 44. Annonay avait été la première ville libérée du territoire français. Dès le lendemain, nous nous étions empressés de proclamer la « République d'Annonay » et d'envoyer un court télégramme au Maréchal Pétain. Je me rappellerai toute ma vie vite de ces mots:

« Nous ne reconnaissons plus le gouvernement de Vichy. Annonay est libérée ».

La fête avait toutefois été de courte durée. Après deux tentatives infructueuses, probablement liées à un manque de préparation, l’armée allemande, la Gestapo[3], accompagnées des Groupes Mobiles de Réserve[4] français venus de Lyon, avait réinvesti la ville le 19 juin. Une fois la Milice[5] de nouveau installée, ils étaient repartis en laissant un détachement des GMR sur place, menaçant de raser la ville s’ils devaient revenir. Ce n’était pas une parole en l’air. Dans la Drôme toute proche, le terrain d’aviation « La Trésorerie », avec ses quatre-vingt-cinq avions allemands stationnés, leur permettait de mettre cette menace à exécution quand ils le voulaient. Finalement, ils avaient tous déguerpi le 16 juillet, préférant concentrer la totalité de leurs forces encore présentes dans la région sur la sécurisation de l’axe Nord-Sud via la vallée du Rhône.

Je repris mes esprits et, me retournant, je parlais à mes hommes :

  • Bon les gars, on y va et on se tait. Je vous rappelle qu’on est le groupe de reconnaissance. On ne devrait pas rencontrer de résistance, normalement, tous les Allemands sont partis, mais on ne sait jamais. On a une ville à libérer, pour de bon, cette fois-ci. La fin de la guerre est si proche que ce serait con de se prendre une balle parce qu’on n’a pas été discrets. Alors maintenant silence et on se concentre !

Paulo me fit un clin d’œil, j’avais dit ce qu’il fallait.

Après la libération de Privas le 12 août, et suite à la reconnaissance de mon groupe au petit matin, nous reprîmes effectivement Annonay le 17, sans combat. Pour nous, la guerre était finie, il ne restait plus que l’épuration à solder afin de clôturer définitivement ces quatre années de malheur. Celle-ci fut un exutoire qui permit de réparer les injustices subies durant l’occupation. Ça ne fut pas simple, dans une ville qui était dominée et dirigée depuis des générations par quelques grandes familles. Celles-ci s’étant largement compromises durant le régime de Vichy, elles durent faire le dos rond, attendant que l’orage passe. En effet, l’épuration elle-même eut lieu très majoritairement avant la libération. À cette occasion, seule une cinquantaine de personnes, jugées a priori comme collabos, furent internées dans un camp proche de Privas. On n’avait pas de réels griefs contre eux, mais il s’agissait plutôt de les protéger de la vindicte populaire. Ils furent d’ailleurs libérés dès que la tension redescendit. Des commissions d’épuration se mirent en place. De son côté, le commandement FFI[6] décida d’exécuter tout résistant ou civil pris en flagrant délit de vol. Ainsi, vingt-cinq voleurs – dont une vingtaine de FFI, des anciens camarades - furent fusillés pour l’exemple. Cela contribua grandement à un prompt retour au calme en ville et dans ses environs. Je dois reconnaître que ce fut sans doute une de mes expériences les plus traumatisantes de cette guerre. Tout le monde devant faire sa part du sale boulot, j’ai été chargé de commander le peloton d’exécution pour six d’entre eux. C’est moi qui ai dit « feu », entrainant la mort de six Français, des petits profiteurs, mais des Français quand même … Si durant la guerre, j’avais moi-même tiré sur des soldats allemands ou des miliciens, là il s’agissait de compatriotes, juste des voleurs. J’avoue que lors de la soirée suivante, j’ai beaucoup bu pour oublier ce goût de sang qui ne voulait pas quitter ma bouche… Encore une fois, Paulo vint à mon secours, même s’il avait lui aussi été désigné pour faire partie d’un autre peloton. Il était sans doute plus fort que moi, ou masquait mieux ses émotions. À ce moment-là, profondément meurtri, je me suis juré de ne plus jamais toucher une arme à feu de ma vie.

J’espérais reprendre enfin mes études à la rentrée de septembre 1944 mais ce ne fut pas le cas. Les FFI étaient sollicités pour à la fois finir de chasser les Allemands hors de notre pays, mais aussi, en attendant que la République fonctionne à nouveau correctement, assurer l’ordre et son maintien. En effet, au sortir de la libération, la désorganisation des forces de police était totale. Nombreux parmi eux avaient collaboré activement, notamment dans les hauts responsables. Peu à peu, les FFI avaient été nommés à ces postes stratégiques. Je passais donc quasiment jusqu’à l’été 1945 à effectuer des taches de police, commandant même un temps le groupement de gendarmerie d’Annonay.

Heureusement, j’avais pu reprendre un peu plus activement la nuit, les observations du ciel nocturne, en particulier à la recherche de cette fameuse étoile aperçue dans mon enfance… Cette étoile qui n’existait pas, selon tous les traités d’astronomie, en plein milieu du « Triangle d’été[7] ». La lunette astronomique de ma mère avait beaucoup servi durant toutes ces nuits-là, à la recherche de ce mystère. Je l’avais observé plusieurs fois durant ma jeunesse, mais toujours seul et sans le moindre témoin. Je m’étais fait le serment, gamin, de comprendre un jour de quoi il s’agissait.

Je n’étais pas à ma place en tant que combattant dans la guerre, mais je n’avais pas non plus ma place dans la police en temps de paix. Il me tardait vraiment de retrouver les bancs de l’école et de faire à nouveau de la chimie. À défaut d’une scolarité exemplaire qui m’aurait permis d’intégrer les plus hautes écoles et d’étudier l’espace, j’avais dû, comme mon père, me contenter de la chimie. Mais je savais qu’un jour, je trouverais le lien entre les deux. Il le fallait.






[1] l’Institut de chimie physique industrielle (ICPI), fondé en 1919 qui a fusionné en 1994 avec l’autre école de chimie lyonnaise l’École supérieure de chimie industrielle de Lyon (ESCIL), fondée en 1883 pour donner L’École supérieure de chimie, physique, électronique de Lyon, communément désignée sous l'acronyme CPE Lyon. C’est maintenant une école d'ingénieurs française spécialisée en chimie et en sciences du numérique, située sur le campus de la Doua (Villeurbanne, métropole de Lyon). Le père de Robert, lui a fait ses études de chimie à l’ESCIL, l’ICPI n’existant pas encore lors de sa scolarité

[2] Les Francs-tireurs et partisans français (FTPF), également appelés Francs-tireurs et partisans (FTP), est le nom du mouvement de résistance intérieure française créé à la fin de 1941 et officiellement fondé en 1942 par la direction du Parti communiste français.

[3] La Gestapo, acronyme tiré de l'allemand Geheime Staatspolizei signifiant « Police secrète d'État », était la police politique du Troisième Reich allemand en particulier durant la Seconde Guerre mondiale.

[4] Les Groupes mobiles de réserve, souvent appelés GMR, étaient des unités de police organisées de façon paramilitaire, créées par le gouvernement de Vichy. Leur développement fut l'affaire privilégiée de René Bousquet, secrétaire général à la police, faisant fonction de directeur général de la Police nationale.

[5] La Milice française, généralement simplement appelée la Milice, était une organisation politique et paramilitaire française créée le 30 janvier 1943 par le régime de Vichy, en réponse à une exigence formulée par Adolf Hitler à Pierre Laval le 19 décembre 1942 (le Führer étant inquiet des progrès de la Résistance qu’il considérait comme terroriste). Supplétifs de la Gestapo et des autres forces allemandes, les miliciens participèrent à la traque des Juifs, des réfractaires au STO et de tous les autres « déviants » dénoncés par le régime de Vichy et les collaborateurs fascistes. La Milice était ainsi à la fois une police politique et une force de maintien de l’ordre.

[6] Les Forces françaises de l’intérieur (FFI) sont le résultat de la fusion, au 1er février 1944, des principaux groupements militaires de la résistance intérieure française qui s’étaient constitués de 1940 à 1944 dans la France occupée : l’Armée secrète (AS, gaulliste, regroupant les mouvements Combat, Libération-Sud, Franc-Tireur), l’Organisation de résistance de l’armée (ORA, giraudiste), les Francs-tireurs et partisans (FTP, communistes)

[7] Le Triangle d'été, appelé également Triangle des nuits d'été ou les Trois belles d'été, est un astérisme en forme de triangle formé par trois des étoiles les plus brillantes qui, dans l'hémisphère nord, sont visibles toute la nuit entre juin et août. Malgré son nom, le Triangle d'été est aussi visible tout le reste de l'année depuis l'hémisphère nord, mais pas toute la nuit. Ces 3 étoiles sont, de la plus brillante à la moins brillante : Véga de la constellation de la Lyre, Altaïr de la constellation de l'Aigle et Deneb de la constellation du Cygne. Les distances apparentes entre Véga et Altaïr ainsi qu'entre Deneb et Altaïr sont semblables, ce qui fait en sorte que le triangle est presque isocèle.

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