Chapitre 2

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CHAPITRE 2

Au-dessus de la mer verte formée par les bois sans fin, la lumière s’adoucissait au fur et à mesure que la journée avançait mollement, sans hâte, vers la tombée de la nuit. Les bruits rythmés de la voiture tirée par de robustes chevaux n’arrivaient pas à se lever, noyés par la végétation et les arbres épais. À l’intérieur de la voiture, Me. K se laissait aller à une torpeur indécise, vaincu par la fatigue du voyage et, surtout, par la succession rapide des événements et des émotions des deux derniers jours. Les deux hommes, armés jusqu’aux dents qui l’accompagnaient, gardaient le silence et jetaient, de temps en temps des regards alertes autour d’eux. Ils avaient hâte au repas chaud et au sommeil qu’allait leur offrir la prochaine auberge. C’étaient des anciens soldats de l’empire, des gens braves, à qui, pour la bonne somme d’argent, on pouvait faire confiance. Me. K avait voyagé à Vienne pour vendre une importante propriété de sa protectrice, une aristocrate âgée qui voulait garder la discrétion la plus absolue sur cette affaire, car elle avait l’intention de disposer de cet argent sans avoir à en rendre compte à ses héritiers. Pour protéger les florins d’or qu’il devait ramener après la conclusion de la transaction, Me. K n’avait parlé à personne du but de son voyage. Pour ses proches, il devait reprendre contact avec ses anciens camarades d’université, en vue d’une possible installation dans la capitale. Il avait dit la même chose à Lisa, la fille d’un gantier autour de laquelle il tournait depuis trop longtemps déjà, sans trouver le courage de révéler ses intentions au père de la fille. Sa fortune ne se comparait en rien à celle du gantier, et cela expliquait pourquoi, après tout ce temps, celui-ci n’avait cessé de le regarder d’un œil méfiant. Mais tout cela devait changer, il avait obtenu un succès qui dépassait les attentes de sa protectrice, au prix des négociations acerbes, car il était conscient qu’il négociait peut-être son avenir même. Celle-ci lui avait promis de l’introduire dans le monde des riches et des puissants aux côtés desquels il pouvait faire sa fortune. Les pensées de l’avocat vaguaient, indécises, entre la veille et le sommeil, sans s’arrêter sur rien de précis, formant des images d’une vie domestique tranquille et aisée, aux côtés de Lisa qui, en plus de posséder une dot tout à fait remarquable, était une fille d’une beauté simple et d’humeur facile et rieuse. Pourtant le sommeil tardait et d’autres souvenirs, plus récents, venaient chasser ces images, tout en envoyant dans son sang et dans son cerveau, des ondes délicieuses.

En route vers Vienne, l’équipage s’était arrêté à une auberge pour passer la nuit. Située sur la côte d’une colline, près du sommet, l’auberge dominait le carrefour et avait une bonne réputation. L’avocat, accompagné de ses deux soldats et du cocher avaient été conduits vers une petite pièce séparée du brouhaha de la salle principale, qui était bien remplie de voyageurs et de villageois, ayant déjà une bonne avance sur le vin de la maison et l’humeur bruyante. Le repas était délicieux et le vin à texture légère avait non seulement étanché leur soif, mais aussi allégé la fatigue de leurs corps engourdis. Pourtant, l’attention de l’avocat n’était pas au délicieux gibier, ni à la conversation, d’ailleurs très avare de ses compagnons, mais aux scènes de la salle à manger, où la maîtresse de la maison, infatigable et légère, tournait sur ses talons avec rapidité, apportait avec grâce de lourds cabarets de plats et de carafes de vin. Elle allait et venait sans répit tout en gardant l’œil alerte, anticipant les demandes des clients et leur disponibilité à ouvrir la bourse, et ayant, pour chacun de ces hommes, une repartie parfois ironique, parfois sévère. Dès leur entrée, la jeune femme avait, d’un coup d’œil rapide, deviné les armes cachées sous les manteaux d’armée des hommes ainsi que leur désir de ne pas se mêler aux autres. D’un bref signe de tête, elle les avait dirigés vers la petite salle séparée de la pièce principale par quelques marches et une lourde porte. Pendant le repas, il eut l’impression qu’elle s’attardait à leur table plus qu’il était nécessaire, remplissant les carafes avant qu’elles soient vides et posant des questions anodines sur le voyage et la route qu’ils avaient empruntée. Cette observation, le vin aidant, fit esquisser en lui un timide sentiment d’euphorie. L’avocat était, dans sa vie de tous les jours, par trop conscient de son statut entre deux mondes, à côtoyer des riches clients sans pouvoir oublier ses origines modestes, et cela le rendait maladroit. Mais, ce soir-là, les prunelles d’un bleu acéré et l’attitude désinvolte de la jeune Elsa, il avait appris son nom plus tard, avaient éveillé en lui une sensation de légèreté. Le verre devant lui était sans cesse rempli, ses compagnons plutôt silencieux, et le brouhaha de la pièce principale s’était estompé de son esprit, plongé en soi-même. Dans le fond, pourquoi ne se laisserait-il pas flatter par l’idée que cette fille agile et d’esprit vif puisse lui accorder ses grâces? Ce voyage était la preuve de l’absolue confiance que sa protectrice lui faisait et peut-être, en cas de succès, une étape dans l’envol de sa carrière. Il était temps qu’il sorte de sa coquille et qu’il commence à voir le monde autour de lui avec plus de courage et de détermination.

Au rythme monotone de la voiture, trois jours plus tard, il essayait de recréer mentalement l’image d’Elsa, mais elle lui échappait, bien que dans ses nerfs, ses muscles, sa peau, l’intensité de ses souvenirs ne diminuât pas. Ce soir -là, trois jours auparavant, il avait trop bu, sans même s’en rendre compte, préoccupé à chercher, tout le long de la soirée, le regard gris de la femme. Dans la petite chambre où il était logé se répandait une odeur de lavande et des pommes, la blancheur impeccable des draps et des murs était invitante et le feu crépitait en sourdine dans le foyer. Pour le corps du voyageur, la fatigue cessait d’être un poids et devenait un doux laisser-aller. Ce qui lui restait étaient surtout des sensations imprégnées sur ses sens, les lignes du corps souple et anguleux de la fille, la fermeté de sa peau, le tout dans un tourbillon obsédant qui n’était pas encore éteint dans ses entrailles.

Tout à coup, un hennissement et un dérapage brusque de la voiture troublèrent sa rêverie. Une voix de l’extérieur l’avertit : « Quelque chose dans la forêt a effrayé les chevaux. Une meute de loups, peut-être. » Poussé par la curiosité, il déplaça le rideau pour regarder à l’extérieur. Il devait être encore assez tôt, mais des lourds nuages avaient écrasé la lumière du jour. Le vent s’était aussi levé et agitait la forêt, la faisait chuchoter, grincer, gémir de la voix âpre de tous ses arbres et de celle plaintive de ses herbes et de ses feuilles tombées. Me K. pensa avec déplaisir qu’il allait pleuvoir, pluie froide et impitoyable d’automne, et souhaita de tout son cœur retrouver au plus vite le confort de son foyer. Des voix obscures se cherchaient et se répondaient dans l’agitation de la nature; il eut l’impression de voir, flottant dans l’ombre qui bordait le chemin, des milliers d’yeux phosphorescents. Dans le ciel, des corbeaux tournaient en rond, poussant des cris rauques, auxquels répondaient, dans un crescendo, des oiseaux petits et grands, donnant l’alarme de l’un à l’autre, voletant et faisant bruire les feuilles et les branches. La forêt semblait s’affoler et les chevaux, ramenés à l’ordre, n’avaient pas encore repris le rythme, malgré les efforts du cocher de les contrôler.

Dans l’obscurité de la cabine pénétra une odeur âpre d’animal sauvage, de terre fraichement retournée et de feuilles décomposées; l’avocat eut l’impression de se trouver dans un entonnoir qui concentrait les bruits et les odeurs des bois environnants. Dans l’espace de quelques secondes, le vent tomba et le silence le plus complet s’installa; l’odeur se fit plus pesante et la voiture s’arrêta brusquement. Il entendit le galop d’un cheval et écarta le rideau : ses hommes gisaient par terre, ensanglantés, les gorges tranchées, sans avoir même pu sortir leurs armes. À la vitesse de l’éclair, une question lui traversa l’esprit, mais il avait été prudent, il n’avait parlé à personne de l’argent qu’il transportait. La dernière étincelle de lucidité lui disait de porter la main à la cheville, où il avait caché son arme, mais il pressentit une présence, une énergie dans l’air qui lui glaça le sang et paralysa les mouvements. Ses yeux ne décelaient rien dans l’obscurité, mais ses sens percevaient un courant d’air froid qui apportait l’odeur de la fin inexorable, le plongeant dans une immobilité désespérée. Dans ses os et dans sa chair, le froid et la noirceur s’étaient déjà installés. Ensuite, il y eut le goût et l’odeur du sang chaud.

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