Chapitre trois

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CHAPITE TROIS

Sur le chemin qui quitte les lignes douces des collines boisées pour se diriger lentement mais sûrement vers la plaine aux terres riches, une voiture luxueuse avançait, s’éloignant du soleil déclinant. La lumière laiteuse, somnolente diluait imperceptiblement, filtrée par les arbres. Un duvet blanc, semblable aux flocons de neige, était suspendu dans l’air. Katarina se dit qu’autour d’elle, tout attendait, dans une sorte d’immobilité temporaire, la fraicheur du soir.

L’été battait son plein et Katarina avait passé quelque temps avec Anna, sa douce cousine, dans une station de montagne ou, d’ailleurs, la crème de Vienne se donnait rendez-vous à cette période de l’année. Les randonnées sur les côtes montagneuses avaient imprimé à son teint pâle une nuance de vieux rose qui lui allait à merveille et donné à sa silhouette longue et élancée encore plus de légèreté. Son air radieux n’avait pas passé inaperçu lors de son séjour ultérieur à Vienne, en compagnie de ses cousines et de son mari, Franck. Ils formaient un beau couple : Franck, adroit, souriant, toujours à l’aise, étoile montante parmi les nouvelles fortunes, elle, distinguée, mais toujours un peu distante, affichant une assurance qui ne devait rien au regard de son entourage.

La ville frémissante au rythme de la valse, les plus belles robes de Vienne tournoyant sous les feux artificiels des candélabres, le désir de bien paraitre de gens de sa compagnie, tout cela contaminait Katarina d’une sensation de fébrilité agréable, sans qu’elle ait jamais senti le besoin d’appartenir à ce milieu. Derrière la spirale enjouée de la valse qui avait conquis Vienne, elle avait l’impression de déceler les teintes d’une tristesse dissimulée et derrière tous les charmants sourires et le faste des soirées, la tentative de maquiller un malaise sans nom, qui n’était peut-être que dans son regard. Héléna, sa nourrice, lui avait répété, plusieurs fois déjà dans les trois années de son mariage avec Franck qu’elle devrait penser à avoir un enfant, que son attachement pour le domaine ne pouvait pas remplacer le bonheur que l’arrivée d’un enfant pouvait lui apporter. Pourtant, Katarina n’adhérait pas à cette idée d’un amour inconditionnel qui l’unisse à vie à un autre être humain, car cela lui semblait apporter plus d’incertitude et de tourments que de bonheur. Et puis, il y avait Franck, son mari, envoyé par le ciel pour sauver son domaine, croulant sous des dettes, mais pas pour faire naitre le désir en elle, ni la chaleur dans son âme. Elle pensa à Franck, qui devait revenir le lendemain ou, au cas où les affaires le retiendraient, deux jours plus tard. Le couple avait planifié de participer à une partie de chasse organisée par le propriétaire du domaine avoisinant, à laquelle étaient invités tous ceux que Katarina connaissait depuis son enfance, des propriétaires de la région. La chasse était, d’ailleurs, une activité qui faisait plaisir à tous les deux et à laquelle son mari était plutôt adroit. -----------------------

À côté d’elle, sur la banquette, un journal était ouvert à la page des chroniques mondaines où il était question d’une soirée à laquelle Katarina et Franck avaient été invités, ainsi que de nombreux personnages dont les noms apparaissaient souvent dans les pages de cette chronique. Sa cousine Anna était accourue le lui apporter avant son départ de Vienne, car son nom y était mentionné : « On ne pouvait pas ne pas remarquer la présence du couple Katarina et Franck P. à cette merveilleuse soirée. Madame P., qu’on voit malheureusement trop peu dans les événements mondains de notre cité, brillait aux côtés de son charmant mari. Portant une superbe robe aux reflets vert ondoyant, elle n’avait rien à envier aux déesses grecques, tant par son magnifique sourire que par sa tenue majestueuse. » L’article était signé CS et elle se dit, avec un petit sourire intérieur, qu’il s’agissait probablement de Christopher Schreiber, un jeune journaliste qu’elle avait rencontré personnellement à une autre occasion au cours de l’année précédente. Il avait passé quelques jours dans la région pour enquêter sur le meurtre d’un avocat et de ses hommes, meurtre qui avait eu lieu dans une forêt qui se trouvait aux limites de son domaine. Avant de partir dans les villages, le jeune était passé à sa demeure l’informer de son séjour et de ses intentions et elle l’avait trouvé bien timide et maladroit, malgré le regard pénétrant qui s’allumait régulièrement sur le visage grognon, dont les muscles semblaient incapables de sourire.

Au fur et à mesure que le soleil perdait d’intensité, de la fraicheur verte des bois montait une odeur de terre, de feuilles fraiches et de feuilles tombées, d’arbres et d’humidité. Katarina chassa le souvenir de ce crime odieux car, avec la fatigue qui s’installait dans son corps, venait le bonheur tranquille de savoir qu’elle allait bientôt être au domaine, dans la vieille demeure aux murs en pierre, dont les pièces aux plafonds hauts gardaient à tout moment de la journée des coins sombres. Elle aimait cette demeure, qui était dans la possession de sa famille depuis plusieurs générations, tout comme elle aimait son domaine, ses terres, la forêt parsemée de clairières et des marécages, à la lisière de laquelle étaient bâtis les villages.

La voiture avait quitté le chemin blanchi de la grand-route et, peu après, emprunta l’allée bordée de peupliers dont les feuilles bruissaient en sourdine. Avec le coucher du soleil, une petite brise s’était levée et ranimait le paysage, plongé dans la torpeur par la chaleur du jour et l’intensité de la lumière. Pourtant, l’été, aussi impitoyable qu’il pût être à l’extérieur, n’arrivait jamais à s’installer dans les pièces larges et obscures, aux plafonds hauts, dont certains coins semblaient à Katarina, depuis son enfance, des ilots rafraichissants et intimes, n’appartenant jamais tout à fait au monde du jour. Elle aimait cette demeure, tout comme le rythme et la respiration des terres qui lui appartenaient était inscrite dans son sang et elle n’aurait jamais pu imaginer sa vie ailleurs. Franck avait compris que le bonheur de sa femme ne pouvait pas exister en dehors de cela. Elle était, d’ailleurs, ouvertement reconnaissante à son mari de cette acceptation tacite qui lui permettait de passer plus de temps au domaine qu’à leur résidence de Vienne. Lors des conversations avec Anna, sa cousine préférée et seule confidente, celle-ci avait demandé à Katarina les raisons de cet attachement ferme sans hésitations, mais elles n’avaient pu trouver que des réponses approximatives. Certainement, c’était une histoire de famille, et, de plus, Katarina avait l’impression de faire partie de quelque chose de plus grand qu’elle, de plus pérenne, de moins soumis aux caprices des affections humaines et aux aléas de la sort. Les bois, les terres soumises aux cycles des saisons représentaient pour elle une présence constante et rassurante, pourtant si riche d’odeurs et des sèves de la vie cachée, aux couleurs et aux bruits changeants, qui l’enveloppaient sans rien demander en retour.

« Madame a un visiteur. » l’informa la servante qui était sortie l’attendre, une jeune fille du village. Dans les yeux de la fille, une petite lueur espiègle, dissimulée par le regard poliment tourné vers le bas et, dans la voix, une légèreté que Katarina ne put s’empêcher de remarquer, les trouvant rafraichissantes, sinon contagieuses, après la longue journée. Visiblement, le visiteur avait causé des remous dans la salle des servantes. On l’informa qu’après avoir attendu un certain temps, le visiteur est sorti à cheval, informant les serveuses qu’il reviendrait pour le diner avec la maitresse de la maison. Que ce personnage prenne autant de libertés dans sa maison avait irrité Katarina, mais elle se dit que ce devait être un partenaire d’affaires de Franck, car apparemment il était là pour son mari, et la maison de commerce que la famille de celui-ci dirigeait, le mettait parfois en relation avec d’étranges personnages, venus d’autres coins du monde, dont les coutumes différentes transparaissaient bien souvent dans leur comportement.

Ce ne fut que plus tard que le visiteur fit son apparition. Tournée vers la porte vitrée du salon dans lequel se glissait l’obscurité, Katarina avait entamé la lecture d’une lettre qui l’attendait, mais avait tardé à allumer les chandelles. Elle ne l’entendit pas entrer et sursauta au moment où une voix étrangère, feutrée et sans nuances parla derrière elle. Elle se tourna vivement et fut complétement désemparée de se trouver trop près de l’homme qui venait d’entrer sans faire de bruit. En arrière-fond de son esprit, elle ne put pas s’empêcher de remarquer l’odeur de sous-bois et de terre moite qui l’avait accompagné dans la pièce. Elle dut masquer un deuxième sursaut et toute la dégringolade de réactions physiques auxquelles la reconnaissance du visage avait donné naissance.

Jonas avait déjà été présenté à Katarina comme la main droite de son mari, un homme qui bénéficiait de la confiance de plusieurs hommes d’importance, qui avaient vu leurs fortunes prospérer grâce à ses habiletés. Elle l’avait aperçu plusieurs fois par la suite et il lui avait semblé que, lors de ses incursions en coup de vent, Jonas était traité avec beaucoup d’égards et se comportait comme quelqu’un qui était bien trop conscient de son pouvoir. Elle avait eu l’impression de détecter un éclair alarmé dans les yeux de son mari lorsque, quelques mois auparavant, Jonas avait fait une apparition inopinée sur le domaine, au moment exact où le couple revenait d’un voyage et la voiture était arrêtée devant l’entrée principale du manoir. Franck avait demandé précipitamment à sa femme de rentrer à la vue de la silhouette qui s’approchait au galop. Elle avait continué de les observer de l’intérieur à travers les larges portes vitrées. Jonas n’avait pas ralenti son cheval, il l’avait arrêté brusquement juste à côté de Franck, dont les traits délicats s’étaient raidis. Tout aussi brusquement, il avait sauté de son cheval et se retrouvait près de son interlocuteur, penché vers lui, laissant glisser des mots entre ses dents blanches et irrégulières, dévoilées dans un sourire en coin, sous la moustache givrée et immobile. Le mari de Katarina n’osait même pas faire un pas un arrière et son inconfort était évident. La curiosité la poussa à sortir et, ignorant l’air outré de son mari, elle se dirigea directement vers eux, de sorte que les présentations ne pouvaient plus être évitées. La scène qui était en train de se passer l’avait troublée. En plus, le visiteur, dont elle avait déjà eu l’occasion d’entrevoir la silhouette, l’intriguait avec son air hautain et indomptable. Cette impression se confirma lorsque Franck fit les présentations. Jonas se comporta avec déférence, montrant un intérêt poli et laconique envers la femme de son employeur. Son assurance avoisinait l’insolence et l’orgueil de Katarina fut piqué, elle se surprit à penser qu’elle aurait éprouvé de la satisfaction à le voir galant et impressionné par sa présence. Mais le regard vert, sulfureux de Jonas lui raconta une histoire tellement différente qui la prit par surprise, lui lançait un défi et une invitation face auxquelles elle se trouva sans défenses. Et il avait, par ce regard perçant et rempli de promesses, créé une fente en elle, par laquelle s’étaient échappées par la suite une série de secousses et de vagues, anodines à première vue, mais qui se propageaient à répétition, obstinément. Cet envoûtement qui s’était emparé d’elle était nouveau et incompréhensible, comme un charme qui se débattait pour la porter hors de soi et l’égarer en territoire inconnu. Longtemps après la rencontre de Jonas, les promesses de son regard ont continué à hanter Katarina et elle se surprenait à désirer le revoir se poser sur elle, avec toute son audace, son désir/ ses exigences et son insouciance. L’impassibilité qu’elle avait jusque-là offerte au monde commençait à former des bouillons dans la profondeur, dans une zone qui était accessible à la lecture par les sensations, mais qui se refuse à la compréhension, une zone où l’esprit ne peut sonder sa profondeur.

Cet homme se trouvait face à elle, dans le salon plongé dans la semi-obscurité, et se comportait avec une assurance qui la déstabilisait. Un sentiment de panique se formait sourdement à l’intérieur d’elle. Il s’était, évidemment, trompé, Franck n’était pas attendu avant demain, l’informa-t-elle en redressant tout son corps et en lui lançant un regard oblique et froid. Katarina avait, intentionnellement adopté cette attitude qui, elle le savait, pouvait ériger un mur de glace entre elle et son interlocuteur et qui l’avait plus d’une fois sauvée de familiarités et d’amitiés indésirables. Sans aucun effet sur le visiteur inopiné, qui ne se montrait nullement troublé par la froideur de l’accueil. Son assurance n’avait diminué en rien, au contraire, des petites lueurs jaunâtres, amusées flottaient dans ses yeux de la couleur de la forêt à l’heure indécise du soir. Puis, il y avait son sourire dans le coin, qui semblait impossible à déloger et tout aussi impossible à déchiffrer, qui lui faisait plisser les yeux sans modifier les expressions du visage. Avait-il deviné que l’irritation cachait mal le peu de contrôle qu’elle avait sur ses réactions et sur ses émotions? Il avait apporté une carafe de vin et deux verres de la cuisine et, dans la semi-obscurité du salon, trouva sans hésitation la place des chandelles, les alluma puis informa Katarina que les servantes allaient mettre la table pour le diner, tout cela avec un détachement ironique. Katarina ne pouvait pas décider s’il prenait ce genre de libertés pour provoquer une réaction chez elle, réaction qui la forcerait à se trahir, ou s’il ignorait tout simplement, volontairement, les règles de bienséance, mais elle choisit de ne pas réagir, mais d’aiguiser ses armes pour la prochaine entorse qu’il ferait à la bienséance, tout en prenant le temps de l’observer pour mieux le toucher quand le moment serait venu. Paradoxalement, elle se sentait vulnérable, car elle interprétait le sourire qui persistait comme un signe que Jonas lisait dans sa tête comme dans un livre ouvert. Lorsqu’il se pencha pour lui verser un verre, il se trouva à nouveau trop proche et, à la lumière pâle des chandelles, ses traits semblaient s’être adoucis et son regard était différent. Elle n’y décela plus d’arrogance, mais un attendrissement qui la désarma, doublé, certes, par le même sourire en coin, amusé, mais qui avait perdu l’ironie.

Katarina avait redouté le moment où ils allaient se retrouver face à face pour le diner, les temps morts, ses efforts d’ignorer son attraction pour Jonas et surtout le risque que cela ne transparaisse dans son comportement. Mais il n’en fut rien. La conversation entre eux se lia naturellement autour du domaine, dont la gestion entière revenait à Jonas. Katarina déduit que Franck portait peu d’intérêt aux affaires du domaine et laissait carte blanche à son administrateur. Elle se montra une auditrice curieuse et voulut tout savoir sur le commerce du bétail, les cultures, la scierie mécanique, des sujets auxquels elle n’avait pas réellement pensé auparavant, à l’exception des moments où elle avait découvert la proximité inquiétante du danger de le perdre. Elle s’en trouva rassurée, rassurée par le caractère terre à terre de la conversation, par la manière simple et sérieuse dont il résumait ses activités et aussi, convaincue de son flair, reconnaissante pour la tranquillité que la bonne gestion du domaine lui procurait.

La pièce était remplie par les vibrations de la voix de Jonas et par sa présence et Katarina se laissait envelopper par cette sensation inhabituelle, car le manoir avait toujours été pour elle une deuxième peau, un prolongement d’elle-même et, surtout, de sa volonté. L’espace s’était concentré dans le petit cercle de lumière délimité par la lumière tremblotante, où portait la voix de Jonas et l’odeur de bois humide et profond qu’il apportait avec lui. Il semblait à Katarina qu’à l’intérieur de cette tache de lumière jaunâtre, d’aspect presque irréel, dansaient une vibration et une légèreté qui mettaient entre parenthèses tout ce qui n’appartenait pas à ce moment-là, à ce moment où ils étaient les seuls présents. Et Katarina, entra dans cette danse dans l’apesanteur. Elle montra de la curiosité envers son interlocuteur et apprit qu’il avait grandi dans la région, mais l’avait quittée longtemps auparavant, au gré de la destinée d’un enfant orphelin, engagé dans l’armée impériale, dont le combat de la vie aurait été de se frayer son propre chemin. Elle voulut l’interroger davantage sur les voyages qu’il avait faits, les contrées, les coutumes, mais ce récit-là semblait désincarné et ne trouva pas sa note juste dans l’espace créé par les flammes ondoyantes, l’espace où leurs regards dansaient et leurs présences se déployaient.

En échange, Katarina fit défiler devant Jonas les côtés ridicules, les incongruités et les petites manies des personnages de la société qu’elle fréquentait. Son sens d’observation échappait rarement le potentiel de ridicule et d’humour d’une situation, mais le plus souvent, le sourire n’était qu’intérieur. Elle tentait d’évoquer parfois ces moments propices aux railleries en présence d’Anna, mais la gentillesse innée de sa cousine la rendait indifférente aux petites ironies malicieuses, et Katarina n’en retirait pas de satisfaction et perdait son entrain. Mais pas Jonas, qui jouait le jeu avec le même plaisir que Katarina retirait de la mise en scène de ces personnages, lui emboitant le pas, anticipant, saisissant au vol l’ironie et échappant parfois des éclats de rire qui remplissaient l’espace de joie. Ils tournoyaient dans cette danse ensemble, chacun se laissant emporter par les réactions de l’autre. En même temps, d’étranges impressions se débattaient pour se frayer un chemin vers la conscience de Katarina, mais elles lui paraissaient éloignées, comme appartenant à quelqu’un d’autre. Le fait d’avoir la conscience du moindre des gestes de Jonas, de s’émouvoir avec les variations d’intensité des yeux verts, de sa proximité, avait le goût d’une liberté imprécise. En même temps, elle se refusait cette prise de conscience, d’un côté parce qu’elle ne voulait pas rompre la magie de ces moments, où l’acuité de ses sens état orientée à capter tout ce que la présence de Jonas lui apportait, à lui tracer mentalement les contours, absorber l’odeur et le son de la voix. D’un autre côté, une voix petite et ignorée, plus une intuition qu’une pensée formait sonnait l’alarme : cette liberté n’était qu’une boite de Pandore et elle risquait de découvrir la tristesse et l’errance intérieure.

Mais ce soir-là, Katarina étouffa la voix qui palpitait insidieusement dans sa conscience et suivit Jonas dans cette danse avec une frénésie inexplicable, un sentiment d’urgence qui la poussait à s’oublier et à perdre ses contours. En même temps, un enchantement doux et calme la gagnait comme le bonheur gagne le corps du baigneur qui s’immerge dans les eaux fraiches d’un lac par une journée torride. Ce moment de grâce allait être, sans doute, éphémère, mais il semblait à Katarina qu’elle avait abandonné ce à quoi elle s’était identifiée jusque-là comme une vieille peau. C’était sans importance si elle pourrait la reprendre une fois que la nuit se serait dissipée, après avoir trompé son mari et sapé sciemment son équilibre. La grande aventure était d’avoir déroge à son impassibilité, à cette distance salutaire, volontaire qui la séparait du monde. Ses inquiétudes furent reléguées à un lendemain nébuleux et toute le reste du monde mis entre parenthèses en l’espace d’une nuit au moment où Jonas murmura dans son oreille, d’une voix posée, dépourvue de doutes et d’insécurité, qu’elle était le bout de son voyage et son foyer.

À travers les couronnes épaisses des arbres, des brisures de lumière d’un gris vibrant annonçaient faiblement la proximité du jour. Les bois étaient figés dans une immobilité inhabituelle, épiant le moment où la sève humide de la nuit se retire dans les profondeurs de la terre et les êtres du jour se préparent à accueillir la lumière. Katarina pouvait voir au-dessus d’elle le toit trouée des arbres à travers lequel s’infiltraient des gouttes de lumière. En même temps, elle se voyait là, étendue dans un lit de végétation, imbibée du silence des bois, plongée dans un sommeil bienfaisant et profond, dont la volupté et l’oubli lui inondaient le corps immobile et guérissaient les doutes de son esprit.

Tout autour, la végétation montait, les feuilles hautes projetaient de longues ombres sur son visage tandis que de la mousse souple, pareille à un lit profond l’accueillait. Sa respiration calme se confondait avec celle de la forêt et, avec chaque respiration, la volupté de se fondre dans le souffle commun lissait les eaux de sa conscience. Elle se sentait reconnaissante, légère et, en même temps, ancrée dans cette tranquillité qui la dépassait. Une inquiétude affleura à la surface lorsqu’elle se souvint de Jonas et ne put pas le voir. Un frisson glacé se mit en mouvement dans l’inertie de son sommeil lorsqu’au-dessus d’elle, dans le toit végétal, s’allumèrent, répétés dans chaque feuille, des yeux qui la fixaient. Jonas n’était pas là, mais la forêt avait ses yeux et renvoyait des lueurs vertes, implacables, auxquelles elle ne pouvait pas échapper. Tout à coup, elle échappa à l’emprise des yeux et domina les bois qui lui apparaissaient maintenant comme une mer végétale qui menaçait de l’engloutir. Son angoisse montait et des cris se formaient et se heurtaient contre les murs de son sommeil alors qu’elle restait prisonnière de son corps engourdi.

La terre noire et riche libérait l’humidité de la nuit et formait un brouillard léger. Katarina eut l’impression d’étouffer et esquissa un mouvement, tout de suite amorti par la végétation épaisse qui se penchait au-dessus de son corps. Apparues de nulle part, de hautes herbes la recouvraient presque complètement et leur souffle chaud et humide rendait sa respiration de plus en plus difficile. Le long de son corps, des tiges rampantes étaient sorties de la terre et l’enlaçaient avec toute leur vigueur élastique. La terre sur laquelle elle était couchée n’était pas inerte, mais traversée en profondeur par des frémissements. Il y avait, dans ces murmures lointains, un appel qui réverbérait dans son sang, une fascination qui la poussait à abandonner sa volonté et à se perdre dans le mouvement circulaire et continu de la vie des bois. L’approche du jour intensifia cette fébrilité au point où elle se constitua comme un poids accablant et une douleur derrière les yeux fermés de Katarina, qui voulut y échapper. Elle avait toujours la respiration difficile au moment où elle se défit de son lourd sommeil. Son corps était couvert de transpiration et elle avait froid. Il faisait encore nuit, une nuit trouble, qui se diluait graduellement. Des images de la nuit précédente émergèrent à la conscience et elle fit un saut jusqu’à la fenêtre et aperçut la silhouette de Jonas. Il traversait au galop la distance qui séparait le manoir de la ligne compacte des bois. Sans savoir pourquoi, Katarina eut l’impression qu’il poussait son cheval à ses limites, comme s’il voulait s’éloigner au plus vite du manoir. Elle ne se trompait pas. Jonas avait hâte de rentrer dans l’espace familier de sa solitude, ces bois qui étaient en même temps son abri et son territoire, espérant chasser l’épine de la vulnérabilité qu’il sentait plantée à l’intérieur de lui.

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