CHAPITRE QUATRE

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Dans la chambre que les rideaux lourds gardaient dans une obscurité presque complète commençaient à pénétrer les bruits du matin dans la ville qui entamait une nouvelle journée. Les bruits des sabots résonnant dans la rue étroite réveillèrent Christopher Schreiber. Son corps demandait encore du repos, lourd et engourdi sous les draps, mais son cerveau, stimulé par la consommation régulière de café en quantités énormes, se refusait le repos et la machinerie agitée qui le poussait dans les quatre coins de la ville au cours d’une journée régulière de travail, se mit en marche sans tarder. Sa logeuse, qui à cause de son âge avancé, dormait encore moins que lui, ce qui n’était pas sans susciter l’admiration du jeune journaliste, avait déjà déposé devant sa porte une bouilloire remplie de café, un petit déjeuner plutôt frugal et, comme tous les matins, les journaux qui apparaissaient à Vienne.

Si le caractère fougueux de Schreiber ne lui donnait pas de répit, rien n’aurait pu lui ôter le plaisir de savourer son premier café de la journée, plongé dans la lecture. Il ouvrit large les fenêtres et l’air frais de la matinée, dans lequel se levait la clameur matinale de la rue, chassèrent définitivement son sommeil. Il trouva ses initiales dans la troisième page du « Courrier de Vienne » sous deux chroniques, l’une parlant de l’inauguration d’un nouvel orphelinat, élogieux à l’adresse du groupe des dames qui le patronnaient, et sous une chronique judiciaire, couvrant le suicide d’un joaillier, poussé à ce geste, tel que l’article le suggérait, par les dépenses irraisonnables de ses deux filles, qui avaient amené le pauvre homme au bord de la faillite. La famille était certainement intervenue pour manifester son mécontentement, mais Christopher fut content que l’éditeur en chef n’ait pas pris la décision d’amputer son article, comme il avait menacé de le faire. D’ailleurs, il s’était engagé de revenir sur cette histoire et d’apporter au public d’autres détails sur les circonstances qui avaient mené le bijoutier à cette décision radicale. Inquisiteur, n’abandonnant jamais une piste, sans scrupules quant à la réputation de ceux dont il était question dans les articles, Christopher Schreiber était bien apprécié par ses employeurs. Il arrivait parfois que ses articles heurtent des sensibilités haut placées, mais cela ne l’avait jamais empêché de poursuivre. Il était arrivé plus d’une fois que ses articles soient censurés par prudence, pour que le journal n’ait pas à subir la colère des gens au bras longs, dont le journaliste avait exposé le linge sale.

Lorsqu’un titre de quatrième page attira son attention, Christopher poussa mécaniquement ses lunettes plus haut sur le nez et ses yeux démesurément grands derrière les verres ne clignèrent même pas jusqu’à la fin de sa lecture, quand il abandonna le journal et s’habilla précipitamment pour sortir. Il était question d’un horrible drame qui s’était passé sur le domaine de Katarina P., où, lorsqu’une partie de chasse battait son plein, le corps sans vie de Franck P. avait été découvert dans la forêt. La victime était le mari de la propriétaire du domaine, et un homme d’affaires de bonne réputation. On mentionnait le fait qu’il était lui-même attendu à participer à cette chasse qui réunissait des gens de la région. Comme il n’était pas rentré au domaine la veille, comme prévu, la veuve avait conclu qu’il était retenu à Vienne pour affaires, ce qui était déjà arrivé assez souvent par le passé. La chasse était déjà commencée depuis une bonne heure, dans la fraicheur matinale, lorsque les invités ont été troublés par les cris d’un garçon qui participait à la battue. De premier abord, les propos incohérents du garçon ont mené les témoins à croire qu’il s’agissait d’un homme tué par les animaux de la forêt. À cause du fait que le corps était tout couvert de sang et affreusement défigurée, le jeune n’avait pas reconnu monsieur P. Lorsqu’il est revenu en courant, il criait aux loups et il était terriblement affolé. Une partie se forma instantanément et partit à la recherche de l’homme dans l’espoir de le retrouver peut-être en vie. En même temps, les pires inquiétudes quant à l’absence de monsieur P. commençaient à se former, et elles furent, malheureusement, confirmées. L’article mentionnait aussi le fait que le corps avait été retrouvé dans un état horrible, défiguré et dévoré par des animaux, à un tel point que ses vêtements et ses effets personnels avaient dû servir à l’identification, mais qu’il avait décédé à la suite d’une attaque à l’arme blanche.

La Gendarmerie n’était pas encore en mesure de donner des informations, mais, le journaliste affirmait que monsieur Franck P. avait une excellente réputation en tant qu’homme d’affaires, qu’il était connu pour sa vision progressiste ainsi que pour son efficacité. Dans cette inimaginable épreuve, sa veuve s’était comportée, selon les témoins, avec beaucoup de dignité et de courage, malgré le choc et la douleur auxquels elle avait été confrontée.

Christopher était déjà habillé, mais il s’était arrêté, hésitant, sur le pas de la porte. Il était déjà allé au domaine au cours de l’année précédente, quand il avait mené au nom de son journal une enquête sur la mort d’un avocat, tué avec ses hommes sur le chemin qui traversait les bois. La Gendarmerie n’avait pu trouver les coupables, et lui, il n’avait pas fait mieux. L’avocat avait agi honnêtement au nom de sa cliente, dans le plus grand secret. Il avait retracé tout ce que maitre K. avait fait à Vienne, toutes ses rencontres et tous ses mouvements, avant le voyage de retour, qui lui avait été fatal. Il avait déterré tous les détails de la vie antérieure de l’avocat, sans y trouver aucun indice de malhonnêteté. À contre-cœur, Christopher avait dû abandonner les recherches et conclure qu’il s’agissait d’un acte de banditisme aléatoire et que les bandits avaient été incroyablement chanceux de tomber sur un montant aussi important. Néanmoins, son esprit inquisiteur ne se contentait pas de cette explication, trop simpliste.

Voilà que maintenant, le nom du même domaine était lié à une autre histoire de meurtre. Il semblait impossible qu’il s’agisse tout simplement d’une autre coïncidence, plutôt d’un événement qui devait être élucidé, car Christopher s’accommodait mal des questions qui restaient sans réponses et tout échec d’amener les faits à une explication raisonnable lui faisait vivre un état d’inconfort et de frustration. Il ne s’avéra pas difficile de convaincre son rédacteur en chef de lui permettre de se rendre sur les lieux en faisant miroiter la perspective d’une découverte choc qui serait sur les lèvres de tous. Le lendemain matin, une voiture de poste amenait le journaliste, pour une deuxième fois au domaine. Ses pensées revenaient obstinément au couple que formaient Katarina et Franck P. Avant de quitter Vienne, Christopher s’informa à leur sujet. C’était un couple qui ne passait jamais inaperçu dans la société : ils étaient bien assortis, la beauté de la femme étant complétée par la distinction du mari, ils provoquaient l’admiration ou l’envie, mais jamais l’indifférence. Franck avait choisi sa femme malgré les dettes dont le domaine de celle-ci était grevé et s’est montré entreprenant le rendant rentable par la création d’une scierie mécanique et le développement de l’élevage du bétail et la culture des betteraves. Trois ans plus tard, le domaine était prospère et des troupeaux prenaient régulièrement le chemin du port d’où les bateaux les transportaient le long du Danube. Seule au monde, attachée seulement à son mari, la belle héritière avait su se montrer à la hauteur de sa position et donner à son mari le respect et l’amour qu’il avait gagnés et mérités. Aucune ombre de duplicité ou de scandale n’avait jamais entaché la réputation de ce mariage exemplaire. D’ailleurs, Christopher avait déjà pu les observer ensemble et il avait été intrigué par eux. En tant que spectateur, il avait l’impression d’assister à une danse à laquelle les deux se livraient sans jamais s’y abandonner. D’ailleurs, Katarina ne manquait jamais de retenir son regard, à chaque occasion qui se présentait, il l’observait, l’admirait. Surtout, elle restait une énigme qui s’accrochait à son esprit, demandant d’être éclaircie. Christopher brûlait de savoir ce que voilaient la désinvolture et le sourire bienveillant qu’elle affichait. La belle aux cheveux en cascade vivait-elle constamment derrière ce voile? En quoi consistaient ses vraies émotions, ses joies réelles? Il était hors de la portée de Christopher de valider ses hypothèses et ses interprétations.

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