Premier chapitre

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CHAPITRE 1

Au fur et à mesure que le vieil homme avançait, la sensation que le ciel, illuminé d’en bas par des rayons orangés, vibrants, allait lui tomber sur la tête, en emportant tout autour dans un tourbillon de feu se faisait plus forte. Il était à peine conscient des mouvements de son corps, à la place duquel il ne sentait plus qu’une masse engourdie, informe et, vaguement, sans former les pensées jusqu’à leur fin, savait qu’une fois qu’il aura réussi à monter sur son cheval, cette torture diminuerait. L’animal connaissait assez le chemin pour rentrer et, sur son dos, il pouvait se laisser en proie à l’oubli et au sommeil, s’épargnant ainsi les aiguilles que chaque effort de regarder autour de lui enfonçait dans son cerveau.

Il retournerait encore du marché sans aucun sou, car tout ce qu’il avait fait au marché est passé à la taverne, dont il n’est sorti qu’au moment où il savait qu’il n’avait plus de quoi payer un autre verre. Mais cette fois-ci, le vieil homme se dit avec une certaine satisfaction qu’il avait réussi à sa soûler assez pour atteindre un peu de soulagement, tant dans ce vieux corps, tout tordu, dont les difformités causaient une douleur inlassable, une torture renouvelée à chaque mouvement, que dans son esprit, plaie ouverte, que les années de souffrance n’avaient pas réussi à fermer, à qui chaque contact avec le monde provoquait des tourments et des colères insupportables.

Le petit cheval, squelettique et d’un calme imperturbable connaissait bien son maitre et avançait d’un pas égal et sûr, sans chahuter le corps malade qui le montait. La silhouette de l’homme et du cheval, sur l’arrière-fond du ciel diaphane semblait celle d’un satyre martyrisé. Un enfant qui les aperçut, les regarda pour un moment, frappé d’incompréhension et courut ensuite dans la cour en claquant bruyamment le portail derrière lui.

La somnolence tant recherchée s’installait peu à peu dans le corps de l’homme et sa conscience collait de moins en moins au monde, lui permettant de gagner un peu de légèreté lorsqu’il entendit de petits bruits, des geignements en sourdine. Il arrêta son cheval et descendit péniblement pensant qu’il allait trouver, caché par les herbes hautes qui couvraient le fossé, un chiot qu’il ramènerait volontiers chez lui. La démarche titubante, il suivit les sons et poussa les herbes pour découvrir, allongé sur la terre humide de rosée, un petit enfant, enveloppé dans une couverture miteuse, les yeux à moitié fermés, le visage tout rouge, qui poussait ces plaintes faibles de ses dernières forces. L’homme sursauta de surprise, le poids de son dos bossu le tira vers l’avant et il se retrouva dans l’herbe, à côté de l’enfant, une de ses jambes douloureusement tordue sous lui. Il se releva en geignant, sans quitter des yeux le petit bout d’homme, immobile et mal en point et se tourna pour retrouver son cheval. De plus en plus faibles, les plaintes de l’enfant continuaient pourtant à résonner dans ses oreilles, mais il s’accrocha à la selle, se releva dans la force de bras pour arriver à la hauteur où la jambe gauche, plus courte et raide que l’autre, pouvait passer par-dessus le dos du cheval. Ses bras lâchèrent et il se retrouva à nouveau par terre alors qu’une colère sans nom montait à nouveau en lui. Pris au piège, dans son corps, dans sa vie solitaire et misérable, et maintenant devant une décision qu’il ne voulait pas prendre, voilà comment il se sentait. Pourtant, après s’être relevé à nouveau, marmonnant des jurons qui montaient à la bouche de ses entrailles avec tout le pouvoir de sa haine, l’infirme s’approcha de l’enfant et l’examina encore une fois. Il n’avait rien à faire d’un enfant, il n’en voulait pas, il risquait même d’être accusé de l’avoir volé, qui sait? Les gens du village, il ne voulait pas les voir, au curé il n’avait plus parlé depuis des lustres, comment pourrait-il le sauver? Mais, malgré lui, il prit l’enfant, dont le petit corps sans force était mou comme un morceau de chiffon, l’enveloppa dans la couverture qu’il avait mise sur le cheval et le garda contre sa poitrine. Sous le coup de la surprise, il était désemparé, mais complétement dessoulé et réussit à monter sur son cheval du premier coup. Il n’allait certainement pas le garder, mais il n’allait pas, non plus, le laisser mourir sur le bord du chemin. Il en parlerait au curé, coûte que coûte ou, sinon, il finirait par trouver un moyen de s’en débarrasser, mais ne le laissera pas mourir en bord du chemin. Peut-être que l’enfant ne survivra même pas et, dans ce cas, il aura au moins une sépulture.

Ses pensées continuaient à voleter pareils à des oiseaux affolés autour du sort de l’enfant tandis que le petit corps blotti près de sa poitrine émanait une chaleur apaisante et douce, rappelant à l’homme les animaux orphelins qu’il avait, depuis son enfance, l’habitude de ramener chez lui. Une fois devant sa cabane, le vieil laissa son cheval détaché se dépêchant d’entrer avec le garçonnet dont les joues toutes rouges brûlaient encore plus fort et les petites lèvres vermeilles ne laissaient s’échapper qu’un souffle faible, bien qu’accéléré. Sa douleur toujours présente, poignante, renouvelée à chaque mouvement n’arriva pas à le ralentir : il alluma le feu, trouva sa réserve cachée d’eau de vie et frictionna l’enfant puis, à la petite cuillère, lui versa dans la bouche rose quelques gouttes de lait de chèvre. Le bébé finit par s’endormir, bercé par les crépitements du feu. L’homme remonta sur son cheval et prit le chemin du village. Au moment où les silhouettes des maisons étaient à portée de vue, il ralentit et s’arrêta, hésitant. Cela faisait des années qu’il s’était isolé de ces gens, bien portants et détestables, et de devoir reprendre ces rues larges, où ils pouvaient le regarder de tous les côtés, cachés derrière les rideaux de leurs fenêtres, créait en lui un sentiment d’aversion et de révolte. Heureusement, il fait déjà nuit noire et la femme qu’il allait voir n’était pas loin. Sans descendre de son cheval, il frappa plusieurs fois à une fenêtre. Les chiens se mirent à japper avec l’énergie des créatures de la nuit et il y eut du mouvement dans la maison. L’homme perdait son courage au fur et à mesure que des pas trainés s’approchaient de la fenêtre. Tant bien que mal, il expliqua à la femme qu’il avait besoin de son aide, car le bébé qu’il avait trouvé abandonné au bord de la route était fiévreux. Habituée à être appelée au milieu de la nuit, la guérisseuse mit un manteau trop grand par-dessus sa robe de nuit et glissa quelques pots dans ses poches. En quelques mouvements, agile malgré son âge, trahi par la silhouette courbée, elle attela son cheval à une charrette légère et se mit en route suivant la silhouette grotesque du bossu à cheval.

Elle se dirigea directement vers le lit improvisé de l’enfant qui dormait d’un sommeil agité. Ses mains ridées étaient légères et précises : elle enleva les couvertures et l’odeur lourde de foins pourris et de gras de mouton de l’onguent dont elle enduit la poitrine de l’enfant remplit la pièce. Bientôt, une tisane fut prête, qui devait être mélangée, à parts égales, avec le lait que l’enfant allait boire. Les yeux de la femme s’arrêtèrent, perçants, quelques instants sur l’homme : « Et tes douleurs? Tu n’es pas venu chez moi depuis longtemps… »

« Je n’ai pas eu d’argent… ». Ils savaient tous les deux qu’il préférait dépenser le peu d’argent qu’il faisait à la taverne, à regarder les étrangers qui y défilaient.

« Si sa fièvre ne tombe pas, il vaut mieux aller chercher le curé demain. » L’homme s’affaissa encore plus sous son propre poids. Non, il ne voulait pas avoir affaire avec le curé, la haine qui les séparait remontait à loin. Quand il parla, sa voix n’avait aucune inflexion : « Tu pourrais peut-être passer demain… Je paierai. N’y a-t-il rien d’autre à essayer? » Il saisit un instant d’hésitation dans le regard de la femme et sa voix se fit plus pressante. « Pense bien. Il doit y avoir quelque chose. »

Il ne put lire aucune réponse sur les traits de la femme qui avait tourné toute l’énergie de ses pensées en intérieur de soi-même. « Je reviendrai demain avant minuit. »

Un soleil trompeur d’automne avait brillé pendant la journée, mais une fois la nuit tombée, le froid mordait à pleines dents. Quelques étoiles perçaient faiblement derrière le rideau sombre. Le vieil homme humait le vent en espérant qu’il allait chasser les nuages et la menace de pluie. Quand la guérisseuse était revenue, elle avait trouvé le garçonnet dans un état encore plus grave que la veille. Le vieux était presque méconnaissable : sa tête penchait encore plus de côté, le poids du dos difforme semblait palpable à chaque mouvement et son visage terreux faisait pitié. Il était évident qu’il avait fini sa réserve d’eau de vie, mais si l’alcool n’avait pas suffi à le griser cette fois-ci, il avait néanmoins attisé sa haine. Si l’homme avait appris à se mesurer à ce monde et à sa malchance par l’intensité de sa haine, il n’avait pas appris à regarder un enfant mourir et ce coup cruel et aléatoire du sort ravivait toutes ses colères et faisait bouillir son sang. Il n’avait hésité un instant malgré les avertissements de la femme. D’ailleurs, celle-ci était parfaitement assurée de la discrétion de son complice, il ne parlait jamais aux gens du village. Ce dont elle n’était pas sûre était si l’homme comprenait que ce qui allait se passer ne lui garantissait pas une revanche contre le sort et ne voulait pas en rajouter à son malheur. « Nul ne peut savoir ce qui va arriver. Il y a autant de chances qu’on le retrouve sans vie demain ou qu’il lui soit donné une autre vie. Tu vis dans la forêt, mais t’es pareil à tous les villageois, tu ne la connais pas, personne ne la connaît, et pour une bonne raison. Il nous est permis de vivre en marge de ces forêts sans commencement ni fin à la seule condition de respecter ce que nous avons appris de ceux qui y ont déjà vécu avant nous. Certains pensent peut-être avoir apprivoisé la forêt et s’ils peuvent retrouver le gibier, distinguer les arbres, cueillir les bonnes herbes et lire le temps, ils se pensent maîtres de ses secrets. Mais la vérité est que, malgré tout cela, il y a, même dans les plus téméraires d’entre nous, une peur qui nous arrêté à la limite de ce dont on a besoin pour vivre. »

L’homme dégageait le sentier envahi de végétation et, derrière lui, la femme continuait à parler rarement, en choisissant les mots, sans avoir pourtant la certitude d’être comprise. « Une fois qu’on arrive, tu dois me laisser seule, tu m’attendras plus loin. Mais, je te le redis, on ne sait pas ce qu’on lui donne, même s’il survit. Cette vie que la forêt abrite ne nous ressemble pas, ne connait pas nos lois, il y a juste une sève et un souffle qui unit tout ce que le soleil éclaire dans cette parcelle du monde, tout ce que nous pouvons voir, et aussi tout ce qui appartient à l’autre règne, caché et différent. Même si tu le retrouves en vie demain, n’oublie pas qu’il partage cette deuxième vie avec la forêt, ses plantes, ses animaux et ses esprits et que cette partie te restera à jamais incompréhensible. Nous ne pouvons pas savoir en quelle mesure il sera poussé par son propre souffle ou par le souffle qui lui sera donné cette nuit. »

Arrivés dans une clairière nichée dans les bois dense, la femme demanda à son compagnon de s’écarter. Elle s’éloignait déjà quand le vieux la rappela, enleva sa veste et la lui donna pour le bébé, qu’il avait déjà bien emmitouflé de vieilles couvertures et de chandails. Il respecta les instructions de la femme de ne pas l’attendre et prit le chemin du retour. Tôt le lendemain, il reprit le même sentier, avant le lever du soleil, sans avoir réussi à fermer l’œil de la nuit. Il s’était refusé tout espoir, et avait laissé, pour la première fois depuis de longues années, le découragement et la lassitude prendre la place de cette haine acerbe qui l’aidait à vivre. Transi de froid, trempé par la rosée fraîche qui perlait sur les herbes et les feuilles d’arbres et arbustes épais, il eut un moment de désespoir lorsqu’en pénétrant dans la clairière, il vit l’herbe couchée par des créatures de la nuit tout autour de l’endroit où se trouvait le bébé, qui n’émettait aucun son. En s’approchant, il observa les légers mouvements provoqués par les respirations plus espacées et calmes du garçonnet, qui dormait profondément, tranquillement. Toutes ses pensées s’arrêtèrent court, oiseaux confus, et l’homme se pencha, prit l’enfant dans ses bras, sans même ramasser toutes les couvertures placées sous lui et d’un pas vif, qui faisait fi de la douleur, se dirigea vers sa cabane, suivi par le vent qui s’était levé et faisait frémir la végétation

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