Boléro pour gymnase

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Malgré son potentiel exceptionnel pour la musique, la jeune fille ne s'intéressa pas à la pratique d’un instrument, au grand désespoir de ses parents. Leur chaîne vidéo tomba d’ailleurs dans l'oubli avant même de recevoir son premier enregistrement.

La matière grise de Léa se montrait cependant suffisamment développée pour espérer lever le voile sur une mathématicienne de renommée mondiale.

La comparaison avec ses géniteurs informatiquement assistés n’était guère possible. Ceux-ci naquirent à l’époque des plus grandes expositions aux produits nocifs tels que les particules fines ou les perturbateurs endocriniens inévitablement absorbés. La majorité des gens de leur génération ne pouvait prétendre à contribuer à la poursuite des progrès scientifiques et technologiques des années précédentes. Une population d’imbéciles, pour être précis. Il existait heureusement quelques rescapés qui surent assurer la liaison entre les savants coupables de ce cataclysme chimique et les enfants de la PIA, héritiers des travaux de ces personnes d’exception. Les petits HumaniX semblaient ainsi relever péniblement la moyenne intellectuelle, de telle manière que l’on se demanda si les dix bénéficiaires du pack Admiration posséderaient des capacités inégalées, ou reprendraient simplement possession du niveau moyen de leurs ancêtres d’adoption.

Léa, plus que ses neuf congénères aux résultats peu probants, incarnait la preuve de la réussite de cette expérience. La lecture d’une partition des plus complexes était réalisée d’une manière tout aussi fluide que l’explication de la page d’un raisonnement mathématique de haut niveau. Cependant, bien qu’elle semblât à l’aise avec n’importe quel instrument de musique dans les mains, le maniement d’une craie sur un tableau noir la passionnait bien plus. Lorsqu’on lui tendait un violon, elle improvisait quelques notes à la perfection, mais faisait grincer le crincrin de la manière la plus désagréable possible pour les oreilles de ceux qui tentaient de la filmer.

Les parents de ses amies de dix ans accueillaient volontiers son enseignement du solfège tant qu’il ne débordait pas sur la démonstration du lien qui existe entre la musique et la physique. Dès qu’ils avaient le dos tourné, la fille tentait d’inculquer des notions d’ondes sonores et de fréquences à ses élèves qui échangeaient des regards interrogateurs. Rappelée à l’ordre, elle présentait le principe de tonalité, de rythme ou d’harmonie d’une manière tellement ludique que même ses surveillants désintéressés s’émerveillaient face à ses démonstrations et prenaient goût au sujet. L’une de ses méthodes consistait en une représentation visuelle d’un morceau de musique.

Le jour où, dans sa quinzième année, elle obtint la permission de donner un cours dans un gymnase, le cercle de ses élèves s’élargit considérablement. Le public trouva la salle coupée en deux par un rideau, et prit place dans la partie visible. On entendit le rythme du Boléro de Ravel, puis la mélodie, dans un ensemble de sons atypiques mais semblant pourtant familiers. La conférencière expliqua que la musique n’était pas réservée à quelques personnes douées, que chacun, sciemment ou malgré lui, produisait des sons, que la vie tout entière était une musique continuelle.

Lorsqu’elle tira sur une corde pour faire tomber le rideau, les spectateurs découvrirent, ébahis, un ensemble de scènes du quotidien : des joueurs de tennis de table, un cuisinier hachant des légumes puis se frottant les mains sous le robinet, et un bricoleur enfonçant des clous donnaient le rythme. Les notes provenaient de divers appareils électriques du quotidien, d’un repas aux couverts choquant les assiettes et les verres plus ou moins remplis, de bribes de conversations, d’un klaxon, d’une porte qui grinçait, ou d’alertes de messages reçus.

Les acteurs n’étaient autres que des musiciens ayant accepté d’adapter de cette façon le célèbre morceau. Les parents de la jeune fille regrettèrent décidément que leur fille n’ait jamais usé de ce don de mise en scène pour elle-même.

Léa acheva son raisonnement au cours de la mélodie en déclarant que chaque phrase que l’on prononce est une petite chanson. Ses accents toniques forment des mélodies que l’on apprend en même temps que les premiers mots.

« La musique n’est étrangère pour personne, et que celui qui éprouve un désir infime de débuter n’hésite donc pas à tenter l’aventure. Lancez-vous, lancez-vous. »

Cela dit, la jeune fille tourna cette magnifique représentation à l’ironie en abandonnant le jour même son enseignement du solfège - laissant orphelines les nombreuses recrues - pour se consacrer à sa passion : les mathématiques.

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