Kieran

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Dick secoua la tête, et se força à reporter son attention sur le caissier automate. L’horrible petit écran cerclé de métal qui lui servait de visage était au beau milieu d’un speech visant à lui faire adhérer à un programme de fidélité quelconque soi-disant destiné à lui simplifier la vie. Après avoir rempli un formulaire épais comme l’annuaire téléphonique d’une colonie de lapins hédonistes pratiquants.[1] Il y avait même un prix à gagner, si sa carte était tirée au sort : une invitation pour la soirée d’intronisation du nouveau maire.

Dick remercia la machine du bout des lèvres, empocha sa monnaie, et fila sur la promenade sans demander son reste, les sourcils froncés et le trench-coat en berne. Il ne détestait rien plus que les centre commerciaux, sinon ceux qui les servaient, et lui-même, quand il était forcé de s’y aventurer. En cet instant, au fond de lui-même – et aussi un peu sur les bords et les dessus – il remettait en question les choix qui l’avaient mené à se trouver là, au beau milieu de ce qu’il détestait le plus dans la ville – à l’exception des politiciens, des policiers, de l’esplanade des mauvaises mœurs, et de quelques autres lieux et personnes que son monologue intérieur ne s’embarrassa pas de nommer, préférant terminer sa liste sarcastique par une petite toux mesquine.

Kieran. La réponse s’imposa à lui avec tellement d’évidence qu’elle fit même taire sa petite voix sardonique interne. Kieran avait besoin de son aide.

Son vrai nom était « Dance d’une nuit au milieu des buissons en fleurs ». Elle faisait partie de cette génération d’elfes apparus après les livres à grands succès et qui n’avaient donc pas bénéficié d’une élaboration aussi soignée que leurs ainés. Petite, affublée d’oreilles pointues remontant jusqu’au milieu de son crâne et d’une paire d’yeux en amande lui mangeant la plus grande partie du visage, elle était presque entièrement dénuée de glamour. Il ne lui avait pas fallu plus de deux heures après être apparue à Oncupponatime pour comprendre qu’elle ne pourrait jamais compter que sur elle-même pour assurer sa survie

Comme c’était une bonne gamine, elle avait essayé de rester du bon côté de la loi et de trouver un emploi. Mais déjà, à cette époque, les elfes étaient interdits par décrets d’exercer une quelconque activité salariée susceptible de les mettre en contact avec plus de trois membres d’une espèce différente. Autant dire à peu près tous les métiers à Oncuponatime. Mêmes les emplois légalement illégaux, comme les services de cambriolages publics, l’assistanat de génies du crime officiels ou le sabotage en bande organisée étaient soumis à ce genre de restrictions. De déconvenues en désillusions, Kieran avait fini par se tourner vers des arnaques moins légales, auprès d’un public moins à-même de contester ses aptitudes en raison de ses compétences car lui-même hautement contestable.

C’était à cette époque-là que Dick et elle s’étaient rencontrés. Il cherchait quelqu’un pour un boulot dans les bords sales de la légalité, elle cherchait quelqu’un qui accepterait de lui donner sa chance, n’importe laquelle. Ils avaient tout de suite compris qu’ils venaient de se trouver une famille.

Ce jour là, Kieran lui avait donné rendez-vous au centre de la promenade, entre le kiosque de boissons fruitées et vitaminées et le panneau indicateur expliquant où trouver des points vitaux, tels qu’un magasin de bottes à réalité alternative, ou le café de la Sirène Mutilée le plus proche. L’elfe était enroulée dans une quantité astronomique de voiles criards, le peu de visage encore visible badigeonné de bleu. Dick n’était pas sûre de si elle incarnait une extra-terrestre ou juste une vampire alternative (il y en avait tellement de sortes), mais en tous cas, personne ne l’aurait prise pour une elfe.

Il eut du mal à retenir un sourire peiné en la voyant. A l’époque où ils s’étaient rencontrés, parler à un elfe en pleine rue était encore quelque chose d’anodin. Mais avec le temps, les comités citoyens de surveillance pour la Salubrité Publique avaient fleuri, et se rencontrer était devenu de plus en plus compliqué. Dick avait vite dû renoncer à utiliser sa capacité à se fondre dans les ombres des ruelles pour rejoindre Kieran, puisque, eût égard aux métaphores éculées utilisées par ses créateurs, cet avantage s’évaporait dès qu’il longeait un immeuble dont le mur n’était pas de brique. Et de son côté, la petite cousine à trois degrés d’histoires de Glorfindel s’était vue interdire un nombre toujours croissant de lieux publics.

Il avait donc fallu recourir à d’autres moyens. Qui s’étaient faits de plus en plus discrets à mesure que les décrets officiels de vigilance remplaçaient les comités citoyens. Désormais, Dick et Kieran communiquaient essentiellement grâce à un système de messages codés dans une boîte aux lettres de dépôts dont ils possédaient chacun la clé. Mais pour les urgences, ils recourraient au déguisement. Et si Dick avait toutes les peines du monde à ne pas ressembler à un privé, même habillé avec une vareuse de marin ou une combinaison de joyeux canard, Kieran excellait à ce petit jeu. Dick ne l’aurait d’ailleurs sans doute pas reconnue s’il ne s’était pas attendu à la voir ce jour-là.

Il la salua d’un geste discret de la main, et elle lui répondit de même. Parler était trop risqué avec autant de monde autour. Quelqu’un aurait pu sentir les accents de sa voix. Au milieu de la promenade, Kieran était à peu près aussi en sécurité qu’au coeur d’un champ de mines atrabilaires, voire moins. Cette pensée n’avait cessé de tarauder Dick, depuis qu’il avait lu son message. Pour que Kieran lui demande de la retrouver aussi rapidement, de manière aussi publique et à proximité d’un des accès illégaux aux plaines elfiques (dont, bien entendu, il était prêt à jurer qu’il ne savait rien si la police l’interrogeait), il devait se passaer quelque chose de grave.

[1] Comme l’indiquait la plaque à l’entrée de leur gigantesque terrier, le Culte des Frères et Sœurs Du Dernier Badinage Avant le Prochain croyaient au consentement, à l’amour charnel, aux costumes de cuir, et aux interactions de ces trois éléments, mais pas au latex.

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