Hikikomori — Chapitre 11

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Papa est derrière lui. Les pieds ancrés dans l'encadrement de la porte, même un taureau ne le ferait pas bouger. Il attend que son fils se retourne. Mais Hiki est paralysé. Il vient de se lever, il ne s'est pas remis de la veille, il a la tête dans le cul.

Papa est son exact opposé. Sa vitalité rayonne à travers la pièce et Hiki la sent lui transpercer le dos. Papa a les bras croisés et un immense sourire aux lèvres. Il ne s'imagine pas un instant qu'il met son fils en difficulté.

« J'AI DIT, AHEM ! »

Hiki ne va pas pouvoir l'ignorer longtemps. Il espère être un minimum présentable. Mais il sait qu'il ne l'est pas. Il tremble. Ses mouvements sont saccadés, lents et il ne s'en rend pas compte mais il est en apnée. Depuis que papa a « ahem » sa présence, il n'a pas pris une respiration — son cerveau est à court d'oxygène.

Hiki empoigne son T-shirt de deux mains tremblantes. Il le serre fort, comme un papi en crise cardiaque.

Puis il se recroqueville, enfonce ses talons dans le sol et s'en sert pour pivoter. Il tourne sur lui-même comme une girouette rouillée. Hiki n'est pas de fer mais il grince. Mais qu'est-ce qui grince alors ? Ses os ? Ouais ça doit être ça.

Il est toujours en apnée.

Hiki fixe ses orteils crispés. Il a fini son demi-tour et il voit ceux de papa, ancrés dans le sol comme des racines millénaires. Hiki prend de plein fouet les rayonnements. Et le regard de papa lui fait l'effet d'une lance qui lui creuse lentement le haut du crâne. Papa pourrait rester ici à tout jamais. Hiki le sait.

Il serre son T-shirt à en détendre les fibres. Papa le regarde et fronce les sourcils. Son fils se balance de droite à gauche comme s'il allait tomber, il remarque aussi que son visage est bleu. « Fiston ? Tu... tu peux respirer, tu sais ! » Hiki prend une énorme respiration puis se met à tousser. Papa explose de rire.

Hiki, la tête cachée derrière ses genoux, la relève et regarde ceux de papa. Puis les cuisses, puis les hanches mais il ne veut pas rester trop longtemps à ce niveau. Il ressemble toujours à une fille, ce n'est pas un endroit où son regard doit s'arrêter.

Papa s'agenouille. Leurs regards se croisent.

Hiki sursaute. Papa a réduit la distance — le salaud — Hiki ne s'y attendait pas. Il est de nouveau en apnée.

Mais papa ne sourit pas, il doit se demander qui est cette fille. Puis ses lèvres se mettent à trembler et de grosses larmes jaillissent de ses yeux. Papa soulève ses lunettes et essuie ses larmes de son bras. Maintenant il sanglote. Hiki croit distinguer « fiston » au milieu des sanglots. Son visage est un torrent.

Hiki se détend et sourit de biais. Ses épaules retombent, il reprend sa respiration et ses lèvres se mettent à trembler aussi. Les larmes montent et il détourne le visage. Puis il essuie le torrent qui coule de ses yeux avec son bras, telle une version miniature de son père — avec plus de cheveux et moins de muscles.

« FISTOONN ! TU RESSEMBLES À UNE FILLE ! » dit-il au milieu des larmes.

— Je sais putain... » dit-il le sourire aux lèvres, au milieu des larmes.

Hiki se sent plus léger, les larmes ont emporté avec elles la tristesse. Il lâche son T-shirt et s'installe droit sur son coussin, les jambes en tailleur. Papa se relève, réajuste ses lunettes noyées et se racle la gorge.

« Dis. Ils sont passés où tous mes steaks ?

— Oh shit... »

Pourquoi aborde-t-il ça maintenant ? Il n'en sait rien, mais cela semble approprié, c'est le seul sujet de conversation qu'ils ont eu ces derniers jours. Hiki sourit.

Une discussion normale, en face-à-face.

Hiki s'aide de ses deux bras pour se relever. Il aurait voulu le faire avec style, mais vu la tête de papa, il l'a fait avec autant de grâce qu'un retraité.

Il a du mal à se tenir bien droit et à tenir papa du regard mais il veut répondre à sa question. Papa le regarde, son fils est une brindille. Il est temps qu'il bouge un peu. Mais il garde ça pour lui, ce n'est pas le moment et le sujet des steaks est bien plus marrant car il sait ce qu'il s'est passé (il suffisait d'ouvrir la poubelle). Il veut juste entendre son fils le dire. Un vrai salaud.

Les yeux de Hiki gravitent de papa, à la porte, à papa, à ses pieds, à son futon, à papa, puis après une respiration.

« J'ai... tout cramé...

— HA HA ! JE SAVAIS QUE TU NE POUVAIS PAS AVOIR MANGÉ AUTANT ! CES PLAQUES À INDUCTION SONT DIABOLIQUES ! T'AS AU MOINS PU EN MANGER UN ?

— Pas... aussi bon... que le tien... »

Papa sourit. Il sent de nouvelles larmes monter. Être complimenté sur ses steaks a beaucoup d'importance pour lui — c'est la seule chose qu'il peut cuisiner. Mais avant de redevenir émotif il enchaîne.

« QU'EST-CE QUE TU DIS D'UN BON STEAK POUR FÊTER ÇA ? ON PEUT LE MANGER ENSEMBLE À TABLE... »

Hiki sursaute.

« OOOUU JE PEUX LE DÉPOSER DEVANT TA PORTE COMME LA DERNIÈRE FOIS, QU'EST-CE T'EN DIS ? »

Ils ont frôlé la crise cardiaque. Papa est maladroit. Ils le savent tous les deux mais il s'est bien rattrapé. Ils se grattent la tête. Papa espère que son fils ne va pas faire une rechute à cause de son erreur. Hiki, qui dans sa frayeur avait empoigné son T-shirt, le relâche et reprend son calme.

« Comme... la dernière fois... c'était parfait... »

Papa s'essuie le front : il a évité la catastrophe.

« JE TE FAIS ÇA TOUT DE SUITE ! »

Papa saisit la poignée mais avant de pouvoir fermer la porte, Hiki l'arrête.

« Tu... peux... laisser ouvert... »

Hiki se surprend lui-même. Papa aussi le regarde surpris, mais une pointe de joie se lit dans son regard. C'est symbolique. La porte n'est jamais restée ouverte aussi longtemps, Hiki pense que ça veut dire quelque chose. Il veut la garder comme ça encore un peu. Papa détourne le visage — il pleure à nouveau et il sait que son fils va se remettre à pleurer s'il le voit. Mais Hiki distingue les larmes sans grandes difficultés et pleure à son tour.

Papa lui jette un sourire puis court à la cuisine. Hiki se rassoit sur son coussin. Purgé de toute tristesse. Purgé de toute fatigue. Personne ne peut rester maussade face à la beauté d'un tel torrent. De la joie liquide.

Il colore la case en vert.

« Mission accomplie. »

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