Hikikomori — Chapitre 5

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Hiki, encore blotti tout chaud sous la couette, repense à maman sur le point d'ouvrir la porte. « Quelle surprise putain... » Si maman avait tiré sur la poignée au lieu de demander... Si leurs regards s'étaient croisés sans qu'il ne s'y attende... Il se serait brisé en petits morceaux comme les vieilles cinématiques de fin après un game over.

Il sort du futon, refait son chignon puis part dans la salle de bains se laver le visage : quelque chose qu'il avait arrêté de faire. Dieu sait à quel point une barbe mouillée (sale) est un enfer. Ce n'est pas un endroit pour infuser des carrés de légumes.

Il se regarde dans le miroir. Raser sa barbe lui a fait perdre 20 ans. Presque autant qu'il en a à son compteur. Mais à cause de ses cheveux trop longs son nouveau visage le dérange. Il ressemble à une fille. Mais ça le fait rire. Il espère juste que ça ne va pas virer au fétichisme.

Il est cerné, les dix derniers jours furent intenses. Il sait que ceux à venir seront pareils. Changer est un processus douloureux.

Il s'assoit devant son ordi et lit la mission. « Vérifie qu'il n'y a bien personne derrière la porte, puis entrouvre-la. À partir de maintenant fais-le tous les jours. »

Il modifie le rappel sur son téléphone. Ses habitudes évoluent, la difficulté monte mais il se sent prêt. Ça le surprend mais la fatigue l'aide un peu.

Il pose sa main sur la poignée, mais avant de pousser la porte il demande à voix haute si quelqu'un se trouve derrière.

Pas de réponse.

Il entrouvre la porte.

Il voit un morceau du couloir, la fenêtre du fond qui donne sur le jardin et le haut des escaliers. Il se moque de lui-même. Seul son œil dépasse de la fente qu'il a créée. Il n'a pas réussi à ouvrir la porte plus grand qu'un centimètre. Vu de l'autre côté ça doit être comique. Mais il l'a fait, il pourra toujours ouvrir un peu plus demain.

Il est aussi temps de trouver une nouvelle récompense. Les Cups Noodle Deluxe ont perdu leur goût. Les pâtes dans du carton, aussi Deluxe soient-elles, restent des pâtes dans du carton et une bouillie infâme une fois en bouche.

« Aaah... à quand la mission steak, » Hiki renifle son T-shirt. « Et la mission douche putain... »

► Jour 11 ◄

Hiki a ouvert la porte un cil plus long et est resté un cil plus longtemps.

Puis il est allé s'accouder à la fenêtre. Aujourd'hui le ciel n'est pas bleu — ça l'attriste un peu — mais sa tête est dehors et l'air frais est agréable. Ça ne fait pas partie de ses habitudes mais il a pensé que ça ne lui ferait pas de mal.

La notification apparaît, il la lit. « Tu as passé les dix premiers jours à redécouvrir ta chambre et qui tu étais (j'espère). Les dix prochaines missions vont t'amener à quitter ta chambre. Et tu t'en doutes, les dix dernières à quitter la maison. Mais réjouis-toi ! La mission steak et la mission douche approchent ! »

Hiki sourit. Maintenant il en est sûr, il y pensait déjà il y a six mois : la mission douche et la mission steak. S'il y a bien quelque chose qui peut le pousser à sortir, c'est bien ça. Et demander à maman de lui couper les cheveux.

« Tu devrais déjà avoir entrouvert la porte. La mission du jour est... »

...Ouvre-la entièrement ?

Il a bien lu.

Il se frotte les yeux, mais la phrase reste inchangée. Les missions sont progressives mais chaque étape lui paraît un grand saut. Mais l'homme regarde les oiseaux qui volent, pas ceux qui sont tombés. Et selon son père, ceux qui prennent leur envol sont les plus beaux.

« Ouvrir la porte en grand, c'est juste l'ouvrir de quelques centimètres de plus... n'est-ce pas ? » Il essaye de se convaincre comme il peut mais ça ne marche pas, puis il titube jusqu'à la porte.

Il fixe la poignée. Tout doux se dit-il, en repensant à la fois où elle l'avait mordue.

« J'actionne la poignée, je pousse un peu et je la laisse s'ouvrir... » Jusqu'ici le plan est parfait. « Puis... Oy, oy, oy, oy. Comment je ferme la porte ? » Le plan n'est pas resté parfait longtemps. Sa porte peut pivoter et se plaquer contre le mur du couloir, la rendant hors d'atteinte sans poser un pied dans le couloir. Mais il n'est pas encore prêt à fouler un sol inconnu.

Il regarde son ordi. « T'as pas pensé à ça il y a six mois, hein connard... »

Mais c'est la mission du jour, il doit trouver quelque chose. Sinon le général sera de retour. Ou plutôt, l'alarme qui précède son arrivée. Il déteste cette alarme. C'est pour ça qu'il l'a choisie.

Il se gratte la tête tel un mathématicien face à une équation compliquée. Puis il regarde le jogging étalé sur son futon.

« La ficelle du jogging, yeees... »

Eureka ! Hiki empoigne son jogging, arrache la ficelle avec ses dents et court l'attacher à la poignée. Sous la joie de sa découverte il enfonce la porte d'un coup de pied comme pour ouvrir le bar d'un vieux western...

BONG

Hiki sursaute puis tire d'un coup sec sur la ficelle. La porte se claque. Son cœur palpite. Que vient-il de heurter ? Maman était-elle derrière la porte ? Son coup de pied était violent et le bruit du choc était sourd. Il n'a pas du tout aimé ce bruit. Il se sent mal. Il a oublié de demander si quelqu'un était là.

« BORDEL, PUTAIN !!! Je rentre à la maison après deux semaines à l'étranger et c'est comme ça que tu m'accueilles ?! T'as de la chance que j'ai le nez solide, fiston !

— Papa ?

— Ho ho, tu m'adresses la parole. Ça faisait longtemps. » Papa renifle. Le bruit est noyé. Son nez est définitivement cassé. « Maman m'a dit que tu faisais des progrès, que tu voulais sortir. Des missions ou un truc du style, elle avait pas l'air de tout comprendre.

— Je... Oui...

— EH BAH COURAGE FISTON !!! J'ai failli croire que t'allais crever dans cette chambre ! Ah et, désolé. Je suis souvent autour du monde à cause de mon travail et je n'ai pas pu... »

Son téléphone sonne, papa décroche.

« C'EST QUI BORDEL ?!! Je suis en train d'avoir une conversation importante avec mon fils, j'espère que c'est importa... Uhm, hein, uhm uhm, okay, j'arrive.

— Papa ?

— Désolé fiston, je dois y aller. Mais continue comme ça ! On se revoit dès que j'ai du temps ! Ça fait plaisir de t'entendre même si tu n'as dit que trois mots, HA HA ! »

Hiki entend papa descendre les escaliers. Hiki est presque sûr d'avoir entendu « putain mon nez... » alors que papa s'éloignait. Mais papa est un gros balèze, il le remettra lui-même en place, en posant ses deux mains le long de son nez avant de le craquer dans la bonne position. Il l'a peut-être déjà fait. Ce n'était peut-être pas le bruit des marches.

► Jour 12 ◄

Cette fois il a vérifié avant d'ouvrir la porte. Le bruit des marches le hante encore.

La technique de la ficelle marche bien. Il a même regardé de part et d'autre du couloir pour préparer le terrain. Il s'assoit sur son coussin. La notification apparaît.

« Mets un pied en dehors de ta chambre. »

Hiki se lève, avance jusqu'à la porte puis entend à nouveau le bruit des marches résonner dans son esprit. Il demande à s'en casser la voix si quelqu'un se trouve derrière la porte, puis après un long silence, il l'ouvre — tenant de toutes ses forces sa fidèle ficelle. Il contemple le plancher un instant. Puis il le tâte du bout de l'orteil comme pour vérifier l'eau d'une piscine.

Il sait que le plancher est solide, et qu'il ne va pas passer au travers mais il veut en être sûr. L'univers serait capable de lui jouer une mauvaise blague et d'adopter les lois de la physique stupide qui régissent les cartoons.

Puis après avoir vérifié le sérieux de l'univers, il pose son pied dans le couloir.

Tout le poids de son corps reste sur le pied opposé, celui toujours dans sa chambre. Il a l'impression de tricher, mais les missions sont simples pour une raison : la simplicité donne envie d'en faire plus. La mission de demain devrait être « Mets les deux pieds dehors, » il n'a donc pas besoin d'en faire plus aujourd'hui.

Il referme la porte, célèbre sa victoire en imitant Bruce Lee d'une voix aiguë puis se jette dans son futon.

« Mission accomplie. »

► Jour 13 ◄

Hiki progresse.

Il a les deux pieds dans le couloir. Son cœur bat vite. Il tient toujours sa ficelle avec vigueur même si ça ne sert plus à rien.

Il n'avait pas quitté sa chambre depuis deux ans. Il est en terrain inconnu, presque en terrain ennemi. Du moins, son corps s'affole comme si c'était le cas. Son esprit cherche une raison de paniquer. Quelqu'un qui le regarde, quelqu'un qui le juge ou quelqu'un qui se moque de ses efforts. Mais il n'y a personne d'autre que lui.

« "Une grande partie de la peur réside dans ton esprit," hein... »

Il empoigne son T-shirt puis il respire profondément. Ça l'apaise un peu. La panique ne va pas s'envoler comme ça mais s'il peut décompresser un peu, c'est déjà ça.

Il ferme la porte, colore la case en vert sur son ordi, puis ses mains se figent. Ils commencent à stresser.

Son cœur continue de battre fort, mais ce n'est plus à cause de la mission. Il pense à la suivante. Les deux missions précédentes étaient trop faciles. Comme de la vaseline appliquée avant de se faire enculer.

Il se gratte la tête. Il n'arrive pas à imaginer la prochaine mission. Il stresse encore plus.

► Jour 14 ◄

Il a mal dormi.

Il a mal à la tête.

Il ressemble à une fille.

Hiki s'assoit devant son ordi et lit la mission, « Hey, félicitations ! Tu te débrouilles bien ! » Il frappe son bureau. « Où est la mission ? C'est quoi ça... » Sa poitrine bat toujours aussi fort. Là tout de suite, il n'a pas besoin d'être félicité, il veut savoir.

Il continue de lire. « Les journées passent vite, tu es bientôt à la moitié du chem... » « Aller... Accouche putain... » Hiki s'impatiente. Il a horreur des personnes qui font traîner quand c'est important. Il se gratte la tête furieusement.

« Le moment est arrivé soldat ! Vous avez foulé une nouvelle terre, il est temps de la conquérir ! »

Le ton de la mission semble avoir changé. Son lui du passé voulait peut-être imiter le général. Mais il n'a pas le temps pour un long discours alors il saute le long dialogue qu'il s'est jadis appliqué à écrire.

Il lit.

« Va prendre une douche. »

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