Hikikomori — Chapitre 1

8 minutes de lecture

4 heures du mat, ou 5 ? Il n'a aucun moyen de le savoir, son horloge est cachée derrière un tas d'ordures.

Maman lui a hurlé mille fois d'aller les jeter mais pour le faire il doit aller dehors. Il sait qu'il ne verra jamais son horloge. Et pourquoi en aurait-il besoin ? Aujourd'hui tout le monde a un smartphone. C'est vrai, à quoi pensait-il ?

Il laisse dépasser une main molle de son futon. Sa tête est toujours enfoncée dans son oreiller. Il cherche son téléphone, il tâte le plancher et déblaye une montagne de Cup Noodles. Il touche quelque chose de dur.

« Ça doit être ça... »

Il remonte l'objet sous sa couverture, force ouvert ses deux yeux et se prépare à perdre la vue comme tous ceux qui regardent leur téléphone durant la nuit. Mais ce qu'il voit ne lui plaît pas. C'est un cadre photo. De l'époque où il allait toujours à l'université.

On l'y voit embarrassé d'être sur les épaules saillantes de papa qui prend la pose de victoire d'Usain Bolt, un genou à terre. Papa a bien fait de ne pas se mettre debout. Sinon le photographe n'aurait jamais pu cadrer maman dans la photo.

C'était le jour de sa rentrée universitaire. Papa n'avait fait aucun effort vestimentaire — veste hawaïenne, short et tongs — mais ses muscles font que n'importe quelle tenue lui va à merveille. Maman se tenait droite, vêtue de son meilleur trois pièces et arborait un sourire révélant une fierté si grande qu'elle aurait pu éblouir le photographe.

Son visage se fronce. Il pensait avoir jeté ce cadre.

« Où est mon téléphone putain... »

Il redépose le cadre à sa place originelle, s'assoit sur son futon et contemple sa chambre. Son futon repose sur un tatami à même le sol, mais même assis, certaines montagnes d'ordures atteignent son visage. Il a du mal à voir son bureau de l'autre côté de la chambre. Seul un petit chemin — tracé dans les ordures à force de faire l'aller-retour — lui permet de voir son Lenovo posé sur son bureau.

Il a lu quelque part que l'on est la moyenne des personnes qui nous entourent. Au vu des cadavres de Cup Noodles qui tapissent le sol de sa chambre, il est peut-être devenu une nouille.

La moitié d'un sourire se dresse sur son visage, l'autre moitié reste statique. Puis il avance à quatre pattes jusqu'à son bureau et s'assoit sur le coussin à même le sol. Il se pourrait qu'il a oublié comment marcher. Il souffle du nez. Se moquer de lui-même est la dernière chose qui le fait rire et pourtant il n'arrête pas de le faire.

Il ouvre son ordi.

16 heures 30.

Il se met à rire. « J'ai perdu la notion du temps putain... »

Nous sommes à Tokyo en plein été, le soleil tape, mais ses rideaux opaques ne laissent pas deviner la lumière du jour. Le scotch qu'il a rajouté sur les côtés fait bien son travail. Il vit dans sa petite boîte isolée du monde. « Heureusement... Internet existe... »

Mais quelque chose a changé il y a quelques mois. Avant il passait ses journées sur World of Warcraft, un jeu en ligne populaire dans le monde entier, mais à présent il passe tout son temps sur Quora. Une plateforme de questions-réponses. N'importe qui peut demander n'importe quoi et n'importe qui peut répondre. Mais à sa grande surprise les réponses étaient bonnes. Il y a des trolls bien sûr, mais il a appris à les ignorer.

Alors il a jeté l'icône de WoW dans la corbeille et s'est investi chaque jour dans Quora. Il a créé un espace de discussion nommé : « Hikikomori — Comment sortir de chez soi. De nouille à être humain. » Mais par la suite il a supprimé la dernière phrase car les gens lui posaient trop de questions.

Il ne sait plus comment il a fini sur ce site. Mais un jour il s'était mis à pleurer. Il n'avait pas pleuré depuis longtemps. Mais depuis il a mis des mots dessus. Il se sentait seul.

Quelle ironie.

Il a passé les trois dernières années enfermé dans sa chambre à se nourrir de Cup Noodles, à s'amuser à les empiler en montagne qu'il détruit chaque matin en quête de son téléphone et à retomber sur ce maudit cadre photo qu'il finit toujours par reposer au même endroit.

En trois ans, il n'a ni touché à son rasoir ni à sa tondeuse et c'est à peine s'il a changé de vêtements. Il craint d'avoir un jour à se regarder dans un miroir.

Mais c'est bien ça. Il se sentait seul. Quora était l'espace social dont il avait besoin.

Puis tout s'est vite enchaîné. Il a découvert qu'il n'était pas seul, il le savait déjà mais il a pu lire les réponses d'autres Hikikomoris. Ils simplifient le nom en « Hiki » car selon eux c'est plus mignon. Il s'est senti un peu mieux.

Mais ça n'a duré qu'un instant. Il a lu la réponse d'un monsieur de 40 ans, vivant encore chez ses parents, qui n'a pas quitté sa chambre depuis plus de 10 ans. Quelque chose en lui s'est scindé. Son cœur peut-être ? Puis une question a retenti dans son esprit.

Encore combien de temps comme ça ?

Cette question lui a serré la poitrine. Il était parti se coucher sans jamais y répondre. Mais aujourd'hui, il entend son esprit travailler en fond. Quelque part, il cherche une réponse. Ou peut-être le courage de dire ça fini aujourd'hui.

Il ouvre Quora, déroule ses notifications et voit que quelqu'un a répondu à l'une de ses questions. Il ne se rappelle plus l'avoir posée mais la réponse lui coupe le souffle. « Excuse-moi mais tu vas vivre encore combien de temps comme ça ? »

Il claque l'écran de son ordi. Puis il le rouvre pour vérifier s'il n'a pas cassé l'écran, et il revoit la question.

« Encore combien de temps comme ça ? »

Sa chambre est devenue une prison dont il n'arrive plus à s'échapper, mais même les vraies prisons japonaises sont plus propres. Puis il repense au vieux de 40 ans. Ça pourrait être lui dans quelques années. Il sourit. Il est encore jeune, mais les trois dernières années... « LES TROIS DERNIÈRES ANNÉES ?! »

Il se relève d'un coup, se jette dans les ordures et cherche l'horloge. « Elle est où putaaain... » Après avoir nagé dans ce qui semble être le Gange, il la trouve. Elle a cessé de fonctionner mais la date y figure toujours.

25 janvier 2018.

Il se jette sur son ordi.

14 mars 2021.

Hiki tombe sur les fesses et laisse tomber le réveil. Ça fait trois ans.

Mais pourquoi ça le surprend ? Non. Il est terrifié. Il tremble. Trois ans sont passés sans qu'il le sache. Il n'est pas si différent du vieux monsieur.

Il se traîne jusqu'au bureau. « Merde, merde, merde... » Il va devoir s'en servir avant qu'il ne soit trop tard.

Opération : Pieds dehors.

Il n'a pas passé les six derniers mois sur Quora à ne rien faire. Il s'est documenté. Et il a créé un fichier Excel au nom marrant mais aux grandes promesses. Il ne sait pas pourquoi il s'est autant donné. Mais peut-être avait-il envie de se sentir moins seul ? Peut-être savait-il aussi que Quora a ses limites, et que rien ne vaut le contact avec de vraies personnes ?

Il double-clic le fichier. Il a créé une petite case de couleur en haut à gauche.

Opération : Pieds dehors —  Mettre en vert pour mise en marche.

Il est doué avec Excel, il en avait besoin pour ses études avant de se reconvertir en Hiki. Il pourrait même créer un jeu simple dessus. Mais il a créé une opération. S'il colore la case en vert, il reçoit chaque jour une mission. Il les a créées avec soin grâce aux conseils qu'il a reçus.

Les conseils les plus importants étaient :

« Définis ton objectif et vas-y étape par étape. »

« Trouve l'action la plus simple et fais-la. »

« Augmente la difficulté quand c'est devenu facile. »

« Célèbre chaque progrès, chaque victoire, chaque avancée. »

« Traite-toi en ami, ne sois pas trop dur avec toi à chaque échec. »

« Prépare-toi à échouer, sur le chemin du progrès c'est inévitable. »

Et le conseil qu'il préfère.

« Si tu veux réussir, n'abandonne jamais. »

Ça sonne cliché, mais il sent que c'est vrai.

Il rapproche sa souris de la case, mais il hésite. Il a construit l'opération, il sait que c'est progressif mais il sait aussi que ce qu'il a écrit dedans le terrifie. Selon les conseils, au moment où il atteindra les tâches qui l'effraient aujourd'hui, il aura changé. Chaque petite mission l'aura entraîné pour faire face aux plus grandes. Mais il est terrifié.

Il se voit déjà dehors. Parmi la foule. Incapable de respirer, la cherchant du regard. Elle le suit, il en est persuadé. Elle ?

Il se lève. Il se gratte le cou et ses ongles laissent des marques violacées dans leur sillage. Puis il s'arrache les cheveux — devenu long avec le temps —, il tourne en rond, il frappe du pied les ordures. Puis il les frappe du poing. Il hurle.

Maman frappe à la porte. Hiki sursaute.

« Qu'est-ce que tu fais ?! Tout va bien ? »

Il se tient la tête des deux mains. Il respire fort, son cœur frappe sa poitrine et ses oreilles sifflent comme s'il avait été sonné. Mais il avance jusqu'à la porte et y plaque son front. « Maman... »

Maman n'a pas vu l'autre côté de la porte depuis deux ans. La première année il la laissait rentrer. Mais ses remarques ont commencé à l'insupporter et depuis sa porte est verrouillée. Et cela faisait six mois qu'elle ne l'avait pas entendu. À plusieurs reprises elle le croyait mort. Sans savoir si elle devait s'en réjouir ou en pleurer.

« Maman... Je veux sortir... »

Elle ne sait pas quoi répondre. Depuis quelques mois elle essaye de le comprendre mais elle n'y arrive pas. Elle n'a aucune idée de ce qu'il vit. Elle s'est longtemps plainte. « On a financé tes études, » « On paye le loyer et on te donne à manger mais tu restes enfermé dans ta chambre, » etc.

Elle essaye de comprendre mais elle n'y arrive pas. Quand elle est née Internet n'existait pas, le monde était bien différent. Les Hikikomoris ne pouvaient pas y exister. Mais elle l'entend. Il veut sortir, elle veut aussi qu'il sorte, elle veut revoir son fils.

« Je t'attends. »

Il se met à pleurer.

« J'arrive... »

Elle se met à pleurer aussi, et il l'entend.

Il retourne face à son ordinateur, clique sur la case et la peint en vert. L'opération pied dehors est lancée.

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