Hikikomori — Chapitre 2

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Il reçoit sa première mission : « Mets un proche au courant de ton objectif. »

Il sourit, il savait que c'était à faire. Maman est arrivée au bon timing. L'idéal est de prévenir plusieurs personnes, on se sent plus investi et on ne veut pas trahir la confiance que les autres placent en nous. Mais il ne pense pas pouvoir parler à quelqu'un d'autre. Mais il va se contenter de maman.

Il met une nouvelle case en vert, cette fois pour indiquer qu'il a réussi sa mission du jour. Il reçoit une notification. « Pense à célébrer ta victoire. »

Il garde des Cup Noodles Deluxe pour les moments spéciaux comme les longues soirées cinéma qu'il adorait faire (même si la plupart avaient lieu le jour). Mais il a cessé de les manger il y a six mois quand il s'est mis à écrire sur Quora. Il commence à en avoir un paquet. Il va s'en servir de récompense à chaque fin de mission.

Il se dit qu'il a préparé tout ça sans le savoir. Comme s'il avait agi dans son propre ombre, pour son propre bien. Il sourit puis se gratte la tête. Cette idée le dérange. Mais le voilà. L'opération pieds dehors est lancée et la première mission est déjà accomplie.

Il allume la bouilloire posée sur son bureau. Celle-ci se met à siffler et les bulles qui éclatent ressemblent aux ronrons d'un chat en fin de vie. Puis il verse l'eau chaude jusqu'au trait des Cup Noodles.

Il les savoure.

Ça faisait six mois qu'il n'en avait pas mangé. Les Cup Noodles Classiques n'avaient plus de goût. Il se frappe la cuisse . « C'est bon putain... » Il en a presque la larme à l'œil. Il finit par boire le contenu.

Sa poitrine le serre, une émotion étrange, une drôle de chaleur. Il se met à rire, puis à pleurer, puis les deux en même temps. Ça le brûle, mais c'est une brûlure qu'il aime. « J'ai... gagné... » C'est bien ça. Il a gagné.

Il gagnait souvent en ligne mais cette victoire est différente. Elle compte, elle a un sens pour lui. Elle le rapproche de la porte de sortie.

Ce n'est qu'un pas, mais c'est le premier.

Le plus important.

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Il a du mal à se lever.

Hiki est terrifié. Il étrangle son oreiller sous sa couette. Il a réussi la première mission mais il doit continuer et aujourd'hui la mission est un peu plus dure. Sortir du futon lui semble impossible. Mais il se rappelle de la phrase cliché, « Si tu veux réussir, n'abandonne jamais. »

Il se rappelle aussi qu'il doit y aller petit à petit. Alors il sort la tête du futon et regarde son ordi. Puis il tire la couverture et s'assoit sur son futon. Il décide que ça sera son rituel de réveil à partir de maintenant.

Il rampe jusqu'à son ordi, les ordures rendent la tâche difficile. Elles referment le chemin chaque nuit et il doit les déblayer pour passer. Il s'assoit sur le coussin posé à même le sol puis il lit la mission du jour. « Choisis ta deadline.»

« Oooh yes... Une mission facile... »

Il essuie son front, il espère que « Prends une douche, » fait partie de ses missions — ça sent vraiment pas la rose sous son T-shirt.

« Une deadline... » Il connaît bien ça avec ses études et il sait que ça fonctionne. La dernière semaine avant un exam confère un boost que l'on ne peut jamais créer par soi-même. C'est fou à quel point on travaille bien la veille d'un devoir.

Le but est de reproduire cet effet pour se pousser à agir. Mais combien de temps définir ?

Une nouvelle notification apparaît : trois cases. Un mois, trois mois et six mois. Il avait oublié qu'il avait créé différents niveaux, ça a dû lui prendre un temps fou mais il est content de l'avoir fait.

Six mois lui paraissent longs.

Il sait que maman ne va pas attendre aussi longtemps. Ou du moins, il ne veut pas la faire attendre aussi longtemps. La première mission fait déjà effet. Trois mois lui paraissent confortables, mais il sait que c'est un problème. Trop de temps réduit la pression, et si la pression est trop basse, pas de boost. Mais la nouille qu'il est en a besoin.

Un mois lui paraît tendu.

Mais ça lui semble aussi faisable. « Dans un mois je sors de la maison... » Il pose son front sur son bureau et le répète trois fois. il se visualise ouvrir la porte de sa chambre, descendre les escaliers qui se trouvent sur la gauche à quelques mètres et passer le palier de la maison. Il force pour se rappeler de la déco intérieure et du portail qui donne sur la rue.

Il plisse fort les yeux et tient ses mains en forme de prière. C'est inconscient. Il ne s'en rend pas compte mais il prie, ou plutôt, il se donne de la force. Une notification apparaît sur son écran. Il sursaute.

« Écris la date de cette deadline sur une feuille et mets-la en évidence. »

« Nous sommes le 15 mars... ça fait le 15 avril... »

Ça lui parait loin et en même temps beaucoup trop proche. Aura-t-il changé d'ici là ?

Il fixe le bout de papier sur lequel figure la date, il sent déjà la pression monter, puis il arrache un morceau de scotch de son rideau pour coller le bout de papier dans le coin gauche de son ordi. Comme ça il pourra toujours le voir.

Car depuis que les missions ont commencé, il n'éteint plus son ordi et l'écran est tourné vers son futon. Il craint qu'éteindre son ordi remette le fichier Excel à zéro et qu'il reparte du jour un. C'est quelque chose qu'il aurait dû tester mais il n'y a pas pensé. Mais il y a une autre raison. C'est l'outil qui va l'emmener dehors, il veut pouvoir le voir à tout instant.

► Jour 3 ◄


Le réveil fut moins dur.

Le rituel a fonctionné : sortir la tête, tirer la couverture, s'asseoir sur le futon.

Il se gratte le torse, attrape une bouteille d'eau et boit un coup. Il grimace. L'eau a un sale goût. C'était un fond de bouteille dont l'eau est trouble, c'est à peine s'il peut voir au travers, pourquoi n'a-t-il pas jeté ça ? Les particules en suspension qui semblent le saluer le dégoûtent. Il attrape une autre bouteille, se lève et sautille un peu. Il ressemble à un sportif avant une épreuve. Ça fait longtemps qu'il n'a pas couru. Marcher à quatre pattes dans sa chambre le fatigue et frapper les ordures l'autre jour l'avait beaucoup épuisé. Ou était-ce le choc des trois ans ? Un peu des deux... se dit-il.

La mission apparaît sur son écran. « Arrache le scotch de tes rideaux et regarde dehors. » Il a déjà arraché un bout hier, il est une fois de plus en avance. Il sourit.

Il se lève, saisit la base du rideau et tire d'un coup sec. Le scotch s'arrache et la lumière l'éblouit. Il cache son visage de ses deux mains. Il est peut-être allé trop vite. Ça fait longtemps qu'il n'a pas vu le soleil. Il se demande si ses rétines vont brûler. Ou s'il va attraper un coup de soleil.

Il laisse ses yeux s'accommoder.

Le ciel est bleu.

Il piétine jusqu'à la vitre. Il reste immobile un instant. « C'est bleu... » Les couleurs sont vives, rien à voir avec l'écran LCD de son Lenovo. Il avait oublié la beauté du ciel. Il décide d'ouvrir la fenêtre. Il n'ose pas pencher la tête, on pourrait le voir, elle pourrait le voir. Mais il ne sait pas qui est ce elle, alors il décide de respirer l'air frais. Il inspire dans ce bruit horrible que font les personnes qui reniflent un molard. L'air frais le nettoie de l'intérieur.

Il n'a pas aéré sa chambre depuis des années. Ses poumons revivent, comment faisait-il avant pour respirer ?

Il referme la fenêtre et rabat le rideau de moitié, il n'est pas encore prêt à baigner dans la lumière du jour.

Il s'assoit par terre face à la fenêtre. Les jambes écartées et les bras le soutenant en arrière. Il regarde sa chambre ou plutôt les ordures. Ses ordures aussi sont bleues — la couleur des sacs plastiques — mais c'est un bleu dont il ne veut plus.

Il sait qu'une de ses missions consiste à nettoyer sa chambre. Ça serait étrange qu'il la laisse dans cet état. Une telle mission devrait s'appeler « Nettoie ta chambre, sors les ordures. » C'est une métaphore qu'il apprécie. Nettoyer sa chambre pour se purger soi-même. Il réalise à quel point sa chambre est une épave et à quel point le ciel est bleu.

Une notification apparaît sur son ordi. « As-tu accompli ta mission ? »

Il se lève, saisit une Cup Noodles Deluxe au passage et colore la case en vert. « Pense à célébrer ta victoire, » dit la notification suivante. « Oui... oui... Je sais... »

► Jour 4 ◄


Il a passé les cinq premières heures dans son futon.

Il n'a pas réussi à se lever, alors il s'est donné un peu de temps. Mais la pression commence à monter. S'il continue comme ça la journée va passer et il n'aura pas accompli sa mission. S'il n'accomplit pas sa mission, la deadline ne sera pas respectée et sa vie de Hiki repartira de plus belle — même s'il n'y a rien de beau dans sa vie actuelle. Il ressent chaque minute passée comme une trahison.

Envers lui et envers maman.

Mais il n'arrive pas à sortir du futon. Il est collé et il ne sait pas pourquoi.

Quelqu'un frappe à la porte. Il sursaute, le bruit le tire hors de sa réflexion. « C'est maman. » Il se lève, déambule jusqu'à la porte et comme la première fois plaque son front à sa surface.

« Je... Tu vas bien ? Tu m'as dit que tu voulais sortir... Je... Comment ça se passe ? »

Elle est confuse et Hiki le sait. La porte est fine mais le monde entre eux deux est infini. Mais il essaye de réduire la distance.

« J'ai du mal... aujourd'hui... »

Elle ne sait pas de quoi il parle. Est-il en train de faire quelque chose ? Elle a juré entendre la fenêtre s'ouvrir hier, le bruit était si nostalgique que ça l'a terrifié.

« Tu as ouvert la fenêtre hier, n'est-ce pas ? C'était toi, n'est-ce pas ? »

Maman pose une main sur la porte. Elle ne le sait pas mais c'est là où se trouve le front de son fils.

« Oui... c'était ma mission... »

Elle ne comprend toujours pas. « Je... Quelle est ta mission du jour ? » Elle bluffe, elle ne sait pas si ses propos font sens. Elle ne comprend pas comment ouvrir une fenêtre peut être une mission mais elle sent que son fils fait des efforts.

« Je n'ai pas encore regardé... J'ai eu du mal à me lever... »

Du mal à me lever ? La colère monte, elle veut crier. Puis elle se rappelle que cela l'a éloigné de son fils, elle ne veut pas faire deux fois la même erreur alors elle se répète à voix basse « Il veut sortir. »

« Je crois en toi. Je t'attends. »

Elle s'éloigne de la porte.

Hiki s'adosse à la porte et se laisse glisser en bas. La journée à beau être dure il applique avec soin les conseils. « Personne ne réussit seul, aide-toi d'une personne proche pour continuer à avancer. »

Il ne savait pas si maman serait cette personne, mais quelque part il l'espérait. Il enfonce sa tête dans ses genoux. Il respire fort. La porte soutient son dos. Il s'imagine que ce soutien est la main de maman. Ça lui redonne de la force.

« Personne ne réussit seul, hein... Merci maman... »

Il s'assoit devant son Lenovo pour recevoir la mission du jour.

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