La chambre noire

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Plongée dans mon imaginaire, je me retrouve parachutée dans les cieux, devant un énorme portail. Je n'ai jamais rêvé de cet endroit auparavant, pourtant, mon subconscient le reconnaît comme le passage entre le monde des vivants et celui des disparus.

Le Portail des Étoiles.

Ce lieu saint répand une sagesse inexplicable, elle tranquillise mon esprit, me baigne dans une atmosphère sereine. Toutefois, plus qu'un désir, une exigence s'empare de moi. L'urgence viscérale d'aller saluer l'Étoile de mon père. J'essaie d'y pénétrer, mais l'unique entrée est dépourvue de verrou, de poignée et d'aucun autre moyen de me faire traverser cette rive parallèle. Debout face à cette immense barrière céleste, je tente tout un tas de stratagèmes jusqu'à y implorer mon intégration.

S'il vous plaît, ouvrez-moi !

Je crie.

Ouvrez cette porte !

Je hurle.

Laissez-moi le voir !

Je tape des poings contre le battant.

Mais rien ne se passe et ça me rend folle !

S'il vous plaît, je vous en supplie...

Je finis part m'effondrer à genoux, le dos voûté, la tête rentrée vers ma poitrine et le souffle erratique.

Quand le miracle se produit.

Le Portail mystique m'ouvre ses portes. Je relève la tête et tombe sur une main tendue. J'en suis le prolongement, curieuse de connaître à qui je dois mon droit d'entrée et ma reconnaissance éternelle. Je découvre alors des cheveux brun remontés dans un chignon et un regard aussi affûté que la courbe d'un sabre, mais aussi doux et enveloppant que du velours. J'en frissonne indépendamment de moi. L'aura que dégage l'Aventurier fait valoir toute l'étendue des différents aspects que renferme ce corps de caractère.

Et chacun de ses versants court à ma perte.

— Est-ce que tu es réellement une sorte de divinité ? je m'entends lui demander.

— C'est ton rêve, Championne. Je suis ce que tu as envie que je sois.

— Qu'est-ce que l'on fait ici, Can ?

— Tu es venue devant Le Portail, car tu me vois comme un Passeur. Un être du présent capable de replonger dans le passé pour vous réunir. Ton père et toi.

Je ne peux m'empêcher de sourire en réalisant que je m'apprête à rencontrer l'astre de Randy Sawyer.

Mon amour de papa.

— Arizona ?

Étrangement, la voix de Can me paraît lointaine. Sûrement le signal que je ne vais pas tarder à me réveiller.

— Arizona, tu me suis ?

Non, non, non ! Je sens déjà les effets de mon rêve s'évaporer.

— Attends ! l'arrêté-je en empoignant sa manche alors qu'il allait nous faire passer de l'autre côté, je... Je voudrais toucher ton visage...

Quand une occasion se présente, il faut savoir la saisir. Surtout si elle se mure dans le secret d'un rêve. L'aventurier est peut-être un mirage de mon imagination, mais il ne me paraît pas moins réel que la terre tourne autour du soleil. C'est pourquoi je me relève et pourquoi je me poste à la pointe de ses boots. D'abord marqué par une réaction étonnée, il m'observe très vite avec une curiosité avide de la suite. Immobile et sans parole, il n'y a que ses yeux d'un noir de jais qui m'articulent un consentement murmuré :

Vas-y, laisse-toi aller, Arizona. Ose t'approprier les charmes d'un homme. Prends de mon Aventurier ce que réclame ta guerrière.

Des mots auxquels mes yeux lui chuchotent à leur tour :

Ma guerrière se tient prête à tenir captif sous ses doigts ton Aventurier.

La détermination coule en moi, transportée par l'attraction crépitante entre nous.

Je commence par effleurer les épines tondues de sa barbe sans le quitter des yeux. Et parce que je sens un foyer s'allumer dans mon bas-ventre, j'approche mon visage lorsque je frôle les lèvres qui cajolent chacun de ses sourires joueurs. Elles s'entrouvrent et me donnent un soupir de complaisance. Un souffle que je lui vole sous son regard pénétrant. Mes doigts l'incitent à clore les paupières. Derrière, se cache un regard qui m'a observé de tellement de manières qu'il m'a parfois fait oublier de respirer.

— Tu ne voulais pas aller aux toilettes, Championne ? me souffle une voix réduisant mon fantasme à des pensées vaporeuses.

La chaleur accueillante de ce lieu propice aux rapprochements physiques disparaît au bénéfice de l'habitacle d'un pick-up. Je bats des paupières et me rends rapidement compte que mes mains encadrent le visage de mon conducteur. Ce dernier a ouvert ma portière et se tient au-dessus de moi. Forcément, il est encore plus réel que quelques secondes plus tôt, m'enfermant à l'étroit dans ses prunelles aux nuances espiègles.

Embarrassée par mon attitude tactile et la crainte d'avoir pu parler à voix haute, mes paumes désertent immédiatement ses joues. Je me retrouve coincée entre son corps et son regard scrutateur, comme s'il cherchait à voler mes pensées les plus intimes. J'aimerais trouver les mots pour l'encourager à se reculer, mais mes pensées sont bloquées dans un carambolage d'émotions. Ma bouche s'entrouvre, puis se referme. Rien d'intelligent ne me vient. Si aucun de nous deux ne dédramatise cette situation ridicule, ma vessie le fera pour nous.

— J'ai encore fait ou dit quelque chose de stupide, c'est ça ? dis-je d'un embarras évident.

Un fin rictus allonge sa bouche.

— Quoi que ça puisse être, je tiens la bière pour unique responsable, j'atteste en grimaçant. Je ne devrais pas en avoir pour longtemps, je serais vite de retour.

Il doit flairer le ton expéditif dans ma voix, car il finit par se décaler.

Je m'extirpe de la voiture, laisse glisser sa veste sur le siège, avant d'être prise d'une faible perte d'équilibre. Probablement causée par l'alcool et mon réveil en sursaut. Je me retiens de justesse au châssis quand, sans crier gare, un bras ceinture ma taille et un autre se loge sous mes cuisses, me soulevant de terre.

— Tu sembles trop fatiguée pour marcher.

Mon cerveau est atteint d'un bug de système. Identique à mon rêve, L'aventurier me prête main forte. J'ai assez souvent constaté l'effet qu'il pouvait avoir sur moi, je ne tiens pas à ce que ma dignité se fasse à nouveau découper en fines lamelles.

— C'est juste un vertige. En y allant doucement, je peux marcher jusqu'à ta villa.

Mes jambes n'attendent pas sa réponse pour remuer. Plutôt que de me relâcher avec soin, il fléchit les genoux puis donne une impulsion. Mon corps se soulève d'encore quelques centimètres.

— C'est la deuxième fois que ça t'arrive, je ne prendrais pas le risque que tu t'effondres à mes pieds, rétorque-t-il d'un sérieux qui fait vaciller la flamme dans mon palpitant.

Je ne trouve rien à répondre, mais je trouve à réfléchir. Si me porter n'est franchement pas utile, ce n'est peut-être pas une si mauvaise chose... Elle m'offre une opportunité. Celle de ressentir sa force et sa proximité. Le pyromane des cœurs me donne l'impression d'être aussi légère qu'une plume. Plus dommage encore, j'aurai loupé l'occasion de passer mes bras autour de son cou.

Mes yeux admiratifs ne peuvent s'empêcher de le détailler. Ils le trouvent encore plus grand, encore plus costaud alors qu’il me love au sein de ses biceps en tension. Ses cheveux sentent l'iode, sa bouche a un parfum de bière et l'essence de son cou me refile le tournis. Au bas mot, il respire la perfection.

Mes hormones partent en vrille, il va être plus que temps de leur dénicher une boussole, qu'elles retrouvent enfin le chemin de la raison !

Can me dépose sur le perron en prenant garde à me maintenir dos à lui pendant qu'il tourne la clef dans la serrure. Un rire nerveux et alcoolisé s'échappe de mes lèvres. La situation est aussi comique que ridicule. Un sourire vite effacé dès lors où il décide de me suivre à l'intérieur. D'une main, je le repousse.

— Que tu m'escortes est une chose, L'Aventurier, que tu m'entendes faire pipi en est une autre. Je vais donc te demander de rester à l'extérieur. À partir de maintenant, il t'est formellement défendu de faire un pas dans cette villa tant que ma présence se trouvera à l'intérieur de tes toilettes.

Un éclat brillant traverse son visage alors qu'il réplique, d'une voix lente et suggestive :

— Tu penses être en position de négocier, Championne ?

Ses mots ont un arrière-goût de douce menace, mais ses yeux m'invitent à me laisser emporter par un tango que ma guerrière brûle de danser.

Celle-là même qui lui ferme la porte au nez, et lui répond à travers la porte :

— Deux minutes, Can. Compte avec moi : un...deux...trois...quatre...cinq...

Je glousse, incapable de continuer à compter, interrompue par un bâillement qui me rappelle que mon corps me crie d'aller me coucher.

L'alcool est comme un sésame qui ouvre les portes de ma personnalité. Pour l'avoir déjà testé récemment, il me permet de découvrir une facette de moi que je ne connaissais pas, plus audacieuse et frondeuse. Il est mon nouvel apprentissage. Un passage vers un moi bourgeonnant de confiance, en prévision d'une floraison libre et décomplexée.

Après avoir écoulé toute la bière de mon organisme, je me rends dans la cuisine. Alors que je me lave les mains, la lumière du hall d'entrée s'allume et des pas se dirigent vers le salon.

— On avait un accord, j'interviens bras croisés, la mine boudeuse.

Son sourire exsude une promesse vindicative.

— De la fenêtre, j'ai vu la lumière de la cuisine, ce qui m'offre mon droit d'entrée... chez moi, répond-t-il en déposant ses affaires.

— On peut y aller, j'ai terminé.

— Avant, j'aimerais développer les photos.

— Maintenant ? Attends ! Tu as une chambre noire ici ?

— J'ai demandé à en faire installer une avant mon retour. Quand je suis à l'étranger, tout ce qui concerne le salon de tatouage est confié à June et Charlie. Lust dort dans le garage d'Ibrahim, le seul autorisé à la faire rouler en mon absence. Tout le reste est sous la supervision de Karen. Fais comme chez-toi. Prends une douche si tu veux, vas t'allonger, allumes la télé, bouquines. Occupe-toi comme tu le souhaites en attendant, on décollera aussitôt après.

Devant mon air stupéfait, Can ne se donne même pas la peine de recueillir mon avis sur la question. Un vilain sourire aux lèvres, il délaisse ma présence au profit d'un couloir que je n'ai pas encore visité. Je le suis, curieuse de découvrir une nouvelle pièce secrète de cette habitation démesurée. Il s'arrête devant une porte, se retourne et me jette un drôle de regard. Le genre qui n'apprend rien, mais laisse entendre que vous êtes sur le point de faire quelque chose d'absurde.

— C'est derrière cette porte que tu développes tes photos ? demandé-je en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule.

— C'est possible.

Et quoi ? C'est tout ? Il ne bouge pas d'un pouce. Mon air perplexe lui tire une moue lauréate. Un truc m'échappe forcément, mais lequel ?

— Pourquoi autant de mystère ? Tu agis comme-ci je n'avais pas l'âge légal pour entrer dans cette pièce !

D'un coup, se rappellent à mon bon souvenir les mots d'Elly quant aux cinquante nuances de Can.

C'était juste une expression, pas vrai ?

— Que tu poses pour moi est une chose, que tu entres dans ma pièce fétiche en est une autre. Je vais donc te demander de rester à l'extérieur. À partir de maintenant, il t'est formellement défendu de faire un pas dans cette pièce tant que ma présence se trouvera à l'intérieur. Tu peux compter si ça te chante, mais ça risque de prendre un moment...

La porte s'ouvre, se rabat derrière Can puis le verrou est actionné.

Mon excitation est secouée par un délicieux frisson. Mes veines deviennent les détentrices d'un courant en ébullition.

— Oh, je vois... L'aventurier a besoin de redoré son ego. Il est clair que tu viens de manigancer ce plan de dernières minutes, avec la juste conviction que j'aurais très envie d'y participer. Je dois l'avouer, c'est bien joué. Mais ce n'est pas un peu immature pour un homme de ton âge ?

Je frime et en rigole. Mon état à demi soûle adore ce petit jeu !

Le battant s'ouvre sur son beau visage agaçant.

— Je t'entends parler mais je ne t'entends toujours pas compter, Championne.

Je souffle longuement et sens mon humeur s'infecter du germe des représailles. Une rivalité piquante et excitante s'installe entre nous.

— Très bien. Je vais rester là. Sagement. À te maudire en silence.

Son sourire provocateur s'élargit, après quoi l'aventurier des Enfers se calfeutre à nouveau dans sa pièce mystère.

— J'ai changé d'avis, au fait, annoncé-je en espérant bénéficier de toute son attention. Vendredi, je vais aller à la soirée sur la plage après mon service. Riley se faisait une joie de m'y accompagner, ce n'est pas réglo de ma part d'avoir refilé mon ticket gagnant à quelqu'un alors que j'avais déjà accepté. Je pense que tu ne verras aucun inconvénient à ce que je la récupère sur ton frigo... D'ailleurs, je vais profiter de ce temps libre pour l'appeler tout de suite dans la voiture.

Je glisse le ticket dans ma poche arrière, retire mes chaussures sans faire de bruit et continue discrètement mon petit manège vers le hall. J'ouvre la porte d'entrée et la referme avec précaution pour donner l'impression que je suis sortie de la villa. En chaussettes, sur la pointe des pieds, je me faufile dans l'angle mort près de la chambre noire et attends de voir comment Can réagit à mon leurre.

Le loquet se met en mouvement. Il récompense mon subterfuge en sortant un pied. Le reste de son corps émerge de l'ombre, soutenant sa musculature sur le chambranle de la porte. Ses yeux sévères prennent en otage le couloir menant à l'entrée. La façon dont sa main malmène sa barbe atteste que mon absence n'est pas pour lui plaire.

Ou peut-être est-ce dû à la mention de Riley ?

Ou bien encore, il pense que c'est très mal de récupérer un cadeau.

Que pense réellement, Can ? L'éternelle question sans réponse.

Je me décide à sortir de mon coin, et plante mon air triomphal du Chaperon rouge qui aurait réussi à piéger le loup face à lui. Ses yeux étincelants, dévorés par le feu du ciel, cherchent à me réprimander. Je sens l'énergie qu'il dégagent picoter ma peau. C'est électrique, intense et paralysant. Un éclair assombrit ses iris, puis d'un geste vif et maîtrisé, mon corps est tiré dans une obscurité totale.

— Oh là ! Je ne vois rien du tout...

L'absence de lumière n'est pas loin de me déclencher un étourdissement. Ma sobriété n'est pas totalement de retour. Mon cœur bat plus fort, mes mains deviennent moites et mes jambes aussi toniques que de la gélatine.

— C'est là tout le principe d'une chambre noire, Championne.

— Dans les films, y a pas une espèce de lumière rouge qui permet un minimum de visibilité ?

— Ça s'appelle une lampe inactinique. Le matériel est déjà prêt, je connais cette pièce par cœur, mes gestes savent exactement quoi faire. Travailler dans le noir ne me dérange pas.

— Et bien ce qui est applicable à toi, ne l'est pas pour moi. Je suis de nature très maladroite et la bière a multiplié ce fait. Je t'assure que tu ne veux pas de moi ici.

— Je croyais que tu tenais à voir tes photos ? demande-t-il, ignorant mes propos.

— C'était avant de savoir que je risquais de causer du dégât.

Je cherche la poignée à tâtons, priant pour ne pas bousculer quelque chose au passage. C'est alors que Can prononce ces mots, accélérant mon souffle :

— Garde tes bras le long de ton corps et écoute le son de ma voix. Tu vas écouter mes consignes et avancer pas à pas jusqu'à sentir ma présence. Ce serait dommage d'avoir fait tout ce cinéma pour y renoncer, tu ne crois pas ?

Main sur la poignée, j'ai la sensation d'être prisonnière d'une expérience mentale. Mais je me rappelle pourquoi j'ai parcouru autant de kilomètres : me prouver que je suis capable de dépasser mes peurs. Les deux choix qui s'offrent à moi sont clairs : sortir et attendre ou rester et être enfermée dans le noir avec lui.

— Droite ou gauche ? je le consulte avec un trouble flagrant.

— Fait un quart de tour à droite, avance de quatre petits pas et tend ton bras.

Le ton de sa voix descend en intensité. L'environnement sombre et confiné amplifie mes craintes. Nichée dans ma conscience, ma guerrière savoure l'adrénaline de ce moment.

J'inspire profondément et me lance. Un pas incertain après l'autre, les bras bien alignés à la verticale contre ma taille, je marche vers ce timbre chaud. Quand je pense être arrivée là où il veut que je sois, j'engage ma main.

— Et maintenant ? soufflé-je, le cœur au bord des lèvres.

Dans l'obscurité, tous mes sens sont en alerte. J'entends du mouvement et la présence d'une main se referme autour de la mienne. Une petite impulsion m'invite à progresser encore jusqu'à sentir l'imposante prestance de Can s'apposer dans mon dos.

— Tu vois, ce n'était pas si dur... Maintenant, je vais déposer l'appareil photo dans ta main droite. Tu vas continuer d'écouter attentivement mes instructions et les reproduire. C'est toi qui vas commencer à développer tes photos. Je veillerais à ce que tout se passe sans embûche, fais-toi confiance.

Le chuchotement a quelque chose de sensuel, comme-ci sa voix me jetais un sort auquel il m'était impossible de dire autre chose que « oui ». La bienveillance qu'il m'inspire me donne le sentiment d'être capable de tout.

— Je te fais confiance.

Cette phrase s'est échappée de ma bouche sans que je ne puisse la ravaler. Pour autant, j'en pense chaque lettre. Avoir une confiance aveugle prend tellement de sens dans cette pièce.

— ça me plaît de l'entendre, Arizona...

J'ai remarqué qu'il utilise mon prénom lorsque nos conversations sont sérieuses. Seulement là, ça donne une dimension tout autre. Plus... intime. Le loup est sur le point de faire perdre la tête à cette pauvre et innocente Chaperon rouge.

Avec énergie, je m'exprime :

—Je vous écoute, professeur !

Concentrée, je découvre les subtilités du développement photographique dans son atelier. Il m'enseigne comment retirer une pellicule de sa cartouche, la placer sur une bobine, puis le tout dans une cuve de développement. La pièce se couvre d'une lumière tamisée, grâce à la veilleuse qu'il allume. L'aventurier reprend les choses en main et plutôt que de rester dans ses pattes, je me hisse sur une table. De mon perchoir, j'ai tout le loisir d'observer la précision chirurgicale de ses mains expertes.

J'ai une question. Quel est le plus fascinant ? Suivre un moment capturé dans une boite se transformer en une photo réelle sous mes yeux ou admirer autant de sérieux sous cette tonne de muscles devenir extrêmement torride ?

Mes pensées s'enflamment un peu plus à chaque instant passé avec lui. Pour n'en avoir jamais consommé, je ne sais pas ce que valent les autres drogues, mais l'effet Can est un puissant addictif.

Des tirages de moi apparaissent. En bon photographe, Can les suspend sur un fil pour finaliser l'opération du séchage. Il ne dit rien et contemple attentivement les clichés. De même qu'un médecin qui ne se prononce pas, je ne sais comment interpréter ce long silence. Je me sens exposée, vulnérable. Je me demande si j'ai vraiment réussi à incarner ce que Can a voulu mettre en avant.

— Tu penses que ça va leur plaire ? demandé-je à demi-inquiète.

— Regarde bien celle-ci, dit-il en désignant l'une des photos.

Je descends et m'approche. Je ne suis pas à l'aise avec l'idée de me découvrir sous cet angle.

— Personne n'aime particulièrement se regarder dans le détail. Très honnêtement, je connais mon visage par cœur et je n'y ai jamais vu une image de marque. Mais si tu juges que c'est suffisant pour cette campagne, alors je ne t'aurai pas fait perdre ton temps.

— Tu connais peut-être son aspect physique, mais tu passes à côté de l'essentiel. Ce que je vois sur cette photo ne se trouve pas dans une agence de mannequinat, Arizona. Tu devrais penser à te contempler plus souvent dans les yeux des gens.

Sauf que si je me regarde dans les tiens, je brûle. Je brûle d'une attraction que je ne suis plus en mesure de maîtriser.

Et quelque chose me dit que c’est le début d’un enfer où le diable ne m’a jamais autant donné envie de me jeter dans ses flammes.

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