Larguer les amarres !

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— ... Pas trop grand pour toi ?

Depuis une petite demi-heure, June s’occupe de ma personne avec diligence. Si elle exerce son rôle avec un emballement efficace, ce n’est pas mon cas. Plongée dans le sous-sol de ma mémoire, émergent des souvenirs portés en terre par mon chagrin. Les images s’amoncellent, réveillant la petite Arizona, autrefois inconsolable. Je ne souhaite pas que la fillette que j’étais ravive la souffrance psychologique, éteinte par un long - très long - processus du deuil. J’ai tout traversé ; la colère, la tristesse, la résignation, l’acceptation jusqu’à ma reconstruction. Mais je décide de ne pas lui barrer complètement l’accès. Je l’autorise, avec prudence, me rappeler un bon moment.

Comme un rêve conscient, je reconnais la paire de souliers vernis ballottant sur la poitrine de l’homme. J’adorais ses chaussures parce qu’elles avaient un tout petit talon me donnant le sentiment de ressembler à une dame. Cette journée-là, nous étions au deuxième jour de notre semaine dans le Finistère. Nous longions le quai du port de pêche de Concarneau, la main de ma mère dans celle de son mari et les miennes encadrantes la mâchoire de mon idole. Il était hors de question de salir mes beaux souliers, alors mon père m’avait fait grimper sur ses épaules sans aucune résistance. Que cette petite fille de six ans s’amuse déjà à jouer les grandes le faisait sourire. J’adorais les bateaux, sûrement car il en était lui-même passionné. Nous circulions entre les pontons, et comme souvent, nous tentions de deviner l'origine de leurs noms. On inventait, chacun notre tour, une histoire quant au choix d’appellation de ces navires. Rares étaient ceux ne possédant pas de jeux de mots. Ma mère filmait son époux au caméscope aussitôt partait-il dans ses explications, incollable sur le style de pêche correspondant aux différentes embarcations. Elle n’avait rien loupé d’enregistrer lorsqu’après la salutation de marins amarrant à quai, l’un d’eux m’avait proposé de l’aider à attacher les cordages sur les anneaux d’amarrage.

— Je ne sais pas où tu es, mais certainement plus avec moi.
— Excuse-moi, tu disais ? appelé-je June à renouveler ses propos.
— Je demandais si le ciré n'était pas trop grand pour toi ?
Je cligne plusieurs fois des paupières, raccroche mon attention au moment présent et analyse ses mots.
— Je pense que la taille est correcte. Par contre, les bottes en caoutchouc sont un peu grandes.
— Tourne sur toi. La cotte à bretelle tombe mieux que les deux précédentes. J’ai acheté des semelles, regarde dans le fond du sac. Essaye avec et dis-moi ce que ça donne.
Dans quoi ai-je accepté de participer ? Franchement, de quoi ai-je l’air ? Je baisse les yeux sur l’ensemble du ciré jaune et tire un constat amer. J’ai l’air d’une plaisanterie de haut vol !
— Tu as fière allure, Arizona.
J’entends les éclats de rires doux-amers de ma fierté ricocher dans mon crâne. Elle semble sincère, pourtant...
— À moins que tu ne cherches à nous en convaincre, je ne vois pas de quoi être fière.
— Au contraire, contre-t-elle, il y a des femmes qui portent très bien la cotte.
— Évidemment ! Ces femmes-là ne se déguisent pas, elles exercent leur métier. Dans cet accoutrement, je ne leur ferai pas honneur, je leur ferai honte. Can aurait dû caster des égéries dont la profession transpire dans leur savoir-faire, c’est tout ce que j’en dis.
— Mais c’est toi qu’il a choisi. Alors file essayer les bottes avec les semelles, puis tu pourras remettre tes vêtements. Tout ce qui te va, met le de côté. Ensuite, viens t’asseoir ici, je m’occuperai de ta mise en beauté.

Je réitère mes pensées, à mon sens, m’utiliser comme visuel marketing présage un support publicitaire foireux. Toutefois, j’ai donné mon accord à l’Aventurier. Sans compter qu’il n’y a pas que ma petite personne impliquée dans ce projet photo, mais également une tatoueuse trop bavarde et un marin pêcheur ne sachant pas encore dans quel bourbier il a accepté d’embarquer son navire. Aussi, je prohibe fermement mon cerveau son envie de me signaler qu’à plus grande échelle, c’est toute une agence de pub qui a fondé ses attentes sur mon image.
— Nuit agitée ? elle demande lorsque je m’assois sur une assise pivotante, une fois m’être revêtue de vêtements bien plus adaptés à mon apparence.
Devant moi, me fait face un miroir, une tablette sur roulettes et un étalage de produits de soins, palettes de maquillage ainsi qu’un kit professionnel contenant des pinceaux. Le tout dans un grand étui.
— Ça expliquerait cette échappée à chaque instant dans la lune, reprend-elle, l'air de rien, mais dont le sourire sous-entend une allusion.
— Pas du tout ! m'offusqué-je. Mes nuits ressemblent à des siestes. Mes journées se remplissent d’un emploi de serveuse sans aucune expérience, ou d’imposture, si l’on en considère ma future activité de mannequin. Je ne saurai même pas dire depuis quand ce voyage s’est détourné de son plan initial. En tout état de cause, Can n'a absolument rien avoir là-dedans.
Faux. Il a une grande part de responsabilité. Mais rien de ce qu’elle sous-entend. Non mais franchement, d’où lui sort une insinuation pareille !
— Je n'ai rien avoir avec quoi ?

Pile au moment où son prénom fuite de ma bouche, l’Aventurier - aux abonnés absents - pointe le bout de sa barbe. Le sachant depuis notre arrivée accroché à son téléphone en dehors du bâtiment, j’estime ce genre de coïncidence totalement déloyale.
— Je demandais à cette ronchonne ce qu'elle avait bien pu faire de sa nuit pour paraître aussi distraite. Mais, apparemment, tu n'es pas tenu pour responsable... argumente-t-elle d’un clin d’œil évocateur. Plus sérieusement, la tenue est OK et un défaut de pointure, réglé. Une exigence particulière pour sa mise en beauté ou tu me laisses totale liberté ?
Can exerce un mouvement de rotation sur le fauteuil, si bien qu’il dispose pleinement de la toile vierge de mon visage. De sa main droite, il courbe son index, le dépose sous mon menton et oblige ma tête à s’incliner vers l’arrière.
— Le grain de sa peau est lisse et sans défaut majeur, utilise une crème hydratante et perfectrice de teint. Réchauffe-le légèrement avec une poudre de soleil. Pas de fard à paupières, travaille juste ses longs cils et l’amande de ses yeux. Son regard naturellement attractif doit se magnifier à un tel niveau de fascination, qu’aucun individu ne devra être en mesure d’y détacher le sien.
Je tente de ne pas déglutir sous la montée d’une salivation excessive, sans quoi il verrait l’effet qu’il me fait dans l’état actuel des choses. Celui où son pouce rejoint son index sur mon visage, à destination d'effleurer ma lèvre supérieure.
— Pour la bouche, ourle au crayon le galbe de ses lèvres avec une couleur ton sur ton et dirige toi sur un rouge à lèvre nude mat.
Le blush encore dans son emballage, connu pour sa marque appréciée, est un produit onéreux à qui possède mon compte en banque d’étudiante. Un luxe dont je ne vérifierai pas la qualité (Comprenez : l’intervention de l’Explorateur et sa manière d’aborder les traits de mon visage a suffi à colorer mes pommettes. Les enflammer serait un terme plus exact).
— C’est... très détaillé et largement réalisable. Pour la coiffure ?
— Je me charge de ses cheveux. Je vais devoir m’absenter le temps d’une course. Moins de vingt minutes devrait suffire avant mon retour.
— C'est toi le patron. Tu entends, Arizona ? Tu vas pouvoir me rendre le pinceau victime du massacre de tes doigts, il s'en va...

J’ai envie de me faxer dans le siège. Non, j'appelle de tous mes vœux à brûler vive la tatoueuse au moyen de mon regard incendiaire. Les gens de ce continent n'ont vraiment aucun filtre ?
Can à l'intelligence de m'observer bouillir sans témoigner la moindre remarque. Aussitôt il quitte les lieux, je ne peux m'empêcher d'en faire une à la grande prêtresse de mon embarras :
— Elly Wyatt, ça te dit quelque chose ?
— Inconnue au bataillon, ricane-t-elle au son tranchant de ma voix.
— C'est bien dommage, vous avez pourtant beaucoup en commun. Comme cette faculté d'appuyer sur l'interrupteur de l’embarras. C'est inné chez les Californiens de commencer les bases d'une bonne relation par le bizutage ?
June ouvre de grands yeux avant d’exploser de rire.
— Je comprends pourquoi il est attaché à ta présence. Et quand je dis il, je parle de Can, que les choses soient claires. Si ton physique dépeint ta douceur, il abrite un humour vif ! Tu es aussi drôle qu’impérieuse de caractère. Il doit savourer chaque moment en ta compagnie. Écoute, je suis désolée si parfois, j'ai tendance à ne pas retenir mon humour douteux. Mais crois-moi si j'affirme être sa réaction à lui que je guettais.
— Pourquoi tu ferais ça ?
— Tu comprends vite, mais faut t’expliquer longtemps. Tu as entendu mes propos sur le fait qu'il t'aimait bien ? Je le connais depuis assez longtemps pour piger qu'il t’apprécie. Apprécier dans le sens « je la mangerai bien au petit-dej et finirai les restes au dîner ». Sans déconner, Arizona, ne fait pas ce regard scandalisé, tu poses officiellement pour lui. Pour une campagne de grande ampleur qui...
— On a passé un marché ! tranché-je sèchement. Je l'aide pour sa campagne, en contrepartie, il m'aide à réaliser une liste d'activités ridicules pendant mon séjour.
J’ai préféré la couper dans son élan avant que mon cœur ne se fracasse davantage contre mon thorax. Qu’Elly parvienne à me convaincre de ses pensées farfelues est une chose, mais qu’une personne de l’entourage de Can s’y mette aussi en est une autre. Beaucoup plus terrifiante.
— Et qui des deux a proposé cet arrangement ? Tu ne dis plus rien ? C’est bien ce qui me semblait... Je suis peut-être la seule femme de cet univers imperméable à son charme, mais je sais l’impact qu'il peut avoir sur les autres. Euh... Ça va ? Tu as l’air de souffrir d’une crise de spasmophilie. Attends, je planque toujours une bouteille de vodka dans le tiroir du bas. Qu'est-ce que t'en dis, on se fait un shooter ?

J’ai toujours rêvé d’avoir le pouvoir de guérison. Avoir juste à poser la main sur une douleur pour qu’elle disparaisse. Douleur ou maladie. Comme un cancer, au hasard... Mais tout de suite, je rêverai de figer le temps ! D’un geste de la main, je pourrais mettre un arrêt sur cette scène et stopper la langue trop pendue de la tatoueuse. Trop de choses se mélangent pour un trop petit espace dans mon cerveau, ne formant qu’un esprit en perdition. Mes méninges subissent une activité cérébrale intense. Ce n’était déjà pas simple avant ce voyage et c’est malheureusement loin de s’arranger. Cette ville et ses habitants vont réussir à me faire perdre la tête !
— Merci, mais non merci.
— Tu as raison, pouffe-t-elle, il m'enlèverait probablement ma licence d'exercer. Blague à part, rassure-toi, Can est vraiment doué pour la photographie. Il va faire ressortir tout ce qu'il y a de beau chez toi. Mais pour l’heure, c'est à moi que revient cette tâche !
Cette nana doit être le double spirituel de l'effroyable Elly Wyatt.

June est particulièrement douce dans ses gestes. C’est la première fois que quelqu’un me maquille avec une certaine technicité. C'est agréable. Bien décidée à accomplir la requête de Can, elle ne parle plus que pinceau biseauté, recourbe cils et contouring. Dix fois plus relaxant que la conversation précédente. Un instant de détente de courte durée par le déclenchement du carillon.
— Ton modèle est à toi, j'ai terminé. Tu peux ouvrir les yeux et te regarder, Arizona. Cariño, tu me files quelques dollars, je vais te laisser m’offrir un Latte Machiatto et un Americano pour Charly.
— Il déteste l’espresso, June.
— Je sais ! Hier, ce connard a mis une araignée en plastique dans mon café, tandis qu’un putain de client BG¹ me faisait du gringue ! J’ai réagi si violemment que le gobelet s’est déversé sur ledit putain de client BG ! Je n’ai pas uniquement perdu le projet, mais aussi la chance de tatouer un pectoral divinement ciselé.
— Il a écopé du client et du bocal de pourboires, conclut Can, un mince sourire aux lèvres.

— C’était excellemment bien joué ! Je compte bien récupérer les pourliches de la journée et tous les piercings des gros nichons des prochaines semaines ! Alors, tu me files de la thune ou tu vas me condamner à ma déchéance ?
Le Cariño lâche un soupir dans mon dos et cherche dans la poche de son jean de quoi satisfaire son associée. Dès qu'elle est en possession de son pourboire, elle débarrasse le plancher, me laissant seule avec un Cariño ôtant sa veste. Un Cariño me soumettant à la vision dans le miroir de ses bras musclés accessibles par la grâce d’un marcel noir. Ensuite, Cariño s'accroupit, règle ma hauteur avec la poignée accrochée au piétement en métal chromé et inspecte mon reflet. De longues secondes. Longues, longues... secondes.
— Est-ce que... le résultat te convient ? chuchoté-je.
Son regard scrute, analyse et paralyse. Pareil à un médecin qui ausculte sans un mot, il ne semble pas pressé à partager son avis.
— June peut s'avérer être la numéro une des emmerdeuses, mais ce n’est pas son meilleur talent. Elle est douée pour l’esthétisme, autant dans la création de ses tatouages que dans le make-up artist.
— C'est marrant, elle dit la même chose de toi.
— Que j’ai le talent d’un emmerdeur doué dans le make-up ?
Dans le miroir, je croise son rictus et des prunelles lustrées de taquineries.
— Que tu es doué pour la photographie.
Je souris à mon tour. Lentement, il retire l'élastique retenant mes cheveux rassemblés en un chignon et le glisse entre ses dents. Il dépeigne légèrement quelques mèches puis plonge la pulpe de ses doigts jusqu'à la rencontre de mon cuir chevelu. Ses mains inclinent la sommité de ma tête vers l’arrière, puis décollent sensiblement la peau de mon crâne sous une pression précise.
— Tu es tendue, je le sens dans la raideur de ta nuque. Il existe des points sensibles sur lesquels se concentrer pour relâcher la pression, le tout est de connaître leur position.
Je devrais me crisper plus encore, à raison qu’il occupe la cause essentielle de mon état frappé d’une grande tension nerveuse. Me toucher comme il le fait devrait m’être pénible. Ça l’est, mais étrangement, mon corps apprécie plus qu’il lui soit contraignant.
— En te massant le sommet, enchaîne l’Aventurier aux doigts d’argent, je dois pouvoir te procurer une sensation de bien-être. Les zones situées ici, derrière tes oreilles ou bien... à cet endroit sur ton front, permettent de soulager les tensions.
Les fibres de mon corps semblent se décontracter, si bien que mon dos prend lentement congé sur le torse du biker. Mon bien-être s’exprime par un frisson partant de la racine de mes cheveux et parcourant le reste de ma peau d’un voile de chair de poule. Les paupières closes, un soupir d'aise s'échappe de ma bouche entrouverte.

— J'ai cru comprendre que ma présence te rendait nerveuse.
Il ne me pose pas la question, il discute un constat. Can a toujours été direct quant à s'adresser à moi. Aujourd’hui ne fait pas impasse. Mais me grattouiller la tête a des allures de tactiques, un moyen astucieux de me soutirer des informations. Il n’y a qu’à observer la manière dont mon corps s’en remet à lui, je ne suis plus qu’un pantin désarticulé. Comme s’il percevait mes facultés d’attention sombrées sous ses pressions expertes, il cesse tout mouvement. Métaphoriquement, comparez ça à la stratégie de faire boire quelqu’un juste assez pour que sa langue se délie, mais arrêter juste avant d’endormir sa conscience.
— C'est possible... prononcé-je à mi-voix.
Il soupire et coupe le contact physique entre nous.
— Mets-toi debout et regarde-moi, Arizona.
J’ouvre les yeux et serre les poings si fort entre mes cuisses que la jointure de mes phalanges blanchit. Sans empressement, je me lève et me place face à lui.
— Ça cogite tellement là-haut, soutient-il d’un doigt pointer vers mon crâne, que je pourrais presque entendre tes pensées.
— Je ne préférerais pas...
— Rassure-toi, j'ai aussi des talents, mais celui-là n’en fait pas encore parti, lance-t-il derechef.

— Tu vois, c'est exactement ça ! Tout me ramène à penser que tu cherches à m'intimider ! Tu... tu apparais le plus souvent de nulle part, tu as conscience... me faire perdre mes moyens comme tu sais que ça me fera partir dans un flot de paroles sans que je ne puisse m'arrêter une seconde pour reprendre mon souffle. Tu veux des réponses, mais n’en donnes aucune sur ton attitude. Un homme parfaitement insondable. Un mystère.

— Penche la tête en avant, prononce-t-il doucement.

Voyant que je n’en fais rien, il se répète :

— Penche la tête en avant et ne t’arrête pas de parler.

Ces pensées nuisent à mon esprit déjà complexe. J’ai l’impression d’avoir passé des jours sous la torture psychique du cas de l’Aventurier. Je ne les retiens plus. Les libérer débarrasse ma conscience de son trop-plein de lui. J’ai bon espoir qu’une fois les avoir lâchées à haute voix, il me sera possible de dormir sans qu’il ne cesse d’intervenir dans mes rêves. Saisie d’une colère sourde, je serre plus fort mes poings, m’oriente tête en bas et monte d’un cran le volume de ma voix :

— Je suis quelqu'un contraint à un environnement calme et rassurant, sans quoi je perds l’usage de mes capacités ! Mais depuis que Can Özkan est apparu, tu... tu fiches en l'air mon équilibre ! Ce voyage représente un enjeu personnel hautement important pour moi, tu comprends ? Pour une raison que je n’explique pas, il a fallu que tu envahisses l'espace personnel de la seule personne qui ne te l'a jamais demandé ! Pourtant, je remarque bien comment les gens d'ici font tout pour attirer ton attention. Tu es pour eux une sorte de coqueluche, ou je ne sais quelle figure à laquelle ils inspirent s’identifier. À croire que la petite française est bien plus récréative entre deux excursions.

S’il pense me rendre nerveuse, il est désormais informé que le mot était faible. Ses gestes vaporisent de la laque dans ma chevelure, puis l’ébouriffent en décollant la racine avec ses doigts.

— Renverse ta tête en arrière, demande-t-il d’un calme olympien.

Ce que j’exécute, cette fois. Une crinière flattée de volume retombe en cascade sur mes épaules. Je m’attache à observer sa prochaine réaction. Une fois n’est pas coutume, il ne laisse rien transparaître. Néanmoins, j’estime avoir fait ma part du contrat. Si le silence doit à nouveau se rompre, ce ne sera pas par mon initiative.

Visage concentré, il discipline mes cheveux sans aucune riposte sur ses quatre vérités et ce même si je m’applique à préserver mon air tempétueux. J’en viens à me demander si j’ai réellement ouvert la bouche ou si cette scène n’était qu’un cri du cœur joué dans ma tête.

— Si je comprends bien, tu te prétends concerner par mes tourments, mais n’en as que faire ? le sondé-je d'une intonation plus navrée que je ne l'aurais voulu.

Je sais ce que j’ai dit ; ne pas consentir à reprendre la parole. Comme je sais ne pas le supporter ; ce laps de temps sous silence, pesant et frustrant de l’attente d’une réponse finalement inexistante.

Après une longue inspiration, je secoue la tête, las. J’n’ai pas le temps d’atteindre une échappée à l’encontre de son contact, ses paumes se plaquent sur les lignes de ma mâchoire et grignotent l’écart imposé par mon découragement.

— Au contraire, Championne... souffle-t-il proche de ma bouche, ses mains solidement aplaties sur mon visage. J’ai mémorisé chaque syllabe, mais je ne me contenterai pas de la face cachée de l’iceberg. Maintenant que tu acceptes de jouer franc-jeu, assure-toi d’aller chercher la vérité plus loin en toi. Va t’installer et démarre le pick-up, je récupère les équipements. Nous prenons la route du port de Monterey.

Comment ça, aller chercher la vérité plus loin en moi ?

*

* *

Dans l'intervalle de notre point de chute, aucun de nous n'a remis la conversation précédente sur le tapis. La musique s'est superposée naturellement au silence de l'habitacle, mon intérêt dirigé sur les sites que nous traversions. Fenêtre ouverte, l’odeur du sel marin avertit l’approche de notre destination. Aussitôt un pied en dehors de la voiture, j’entends le tintement familier des câbles des mâts sous l’action du vent, les cris de goélands se disputant des restes de poissons, le clapotis de l’eau contre les coques et passerelles, toute l’agitation des activités portuaires. Ces bruitages réveillent un vestige de mon passé. Une plaie dans ma poitrine cicatrisée par de grossières sutures. Un rappel que le deuil ne se soigne pas à la crème cicatrisante, ni qu’aucun chirurgien ne saura refermer ce trou béant par une couture propre et nette. Aujourd’hui, je sens quelques points sauter au risque d’y laisser entrer une infection portant le nom du Désespoir. L'absence de mon père joue sur ma capacité à atteindre un bonheur parfait. Parce que j’en suis persuadée, le bonheur enterre les défunts dans un recoin de notre âme, là où la souffrance les laisse y prendre toute la place.

Can a pris le chemin vers un bateau et serre la main du vieil homme en cotte à l'intérieur. Il dépose nos affaires sur le pont principal, discute avec le capitaine. J'avance timidement, reconnaît le navire à son équipement comme un sardinier. Quand brutalement, trop brutalement, le nom du bateau me frappe si fort que mes jambes bondissent de deux mètres en arrière. Mes yeux écarquillés se fixent sur le sol sans vraiment le voir. L’une de mes mains s’est plaquée sur ma bouche sous le coup de la surprise. Je sens mon souffle saccadé fouetter ma paume. Mon cœur se serre, mes membres inférieurs en tremblent. Sans l’entendre ni le voir arriver, je trésaille lorsque la main de l’Aventurier se pose délicatement sur mon épaule. Mes paupières se pressent sous l’accélération de mon rythme cardiaque.

— Arizona ?

Je suis là, mais coincée quelque part dans mon affolement. Identique à l’assistance d’un animal blessé, Can ne fait aucun geste brusque. Il se place entre la vue du port et mon corps en alerte. Deux de ses doigts se glissent derrière ma paume crispée sur le bas de mon visage, à effet de l’écarter, tandis que d’autres repoussent les mèches dissimulant les traits de mon faciès bouleversé.

— Concentre-toi sur moi. Prends de longues inspirations et vide ton air lentement. Tu es en train de refaire une crise d’angoisse. Arizona... concentre-toi. Bon sang, Championne, fait ce que je te dis !

Ma main s’enroule autour de son poignet comme un réceptacle dans lequel décharger ma tourmente. Je l’étreins durement.

— Continue de pratiquer la respiration lente. Concentre-toi là-dessus, sur rien d’autre. Il n’y a que toi et moi, rien autour n’a d’importance. Encore, inspire... expire.

Ma deuxième main s’accroche à son épaule. Je cherche à m’ancrer.

— C’est ça, Championne. Tu y es presque. Au plus profond de toi, sommeil une guerrière. Hier soir, je l’ai aperçu sur ma moto, brisant les codes, prenant des risques. Laisse-la prendre le pas sur tes émotions, va la chercher.

Mes yeux s’ouvrent sur-le-champ. Je regrette presque de ne plus être à l’abri de son regard tant il m’observe sans retenue. Le soutenir m’est périlleux. Je tourne mon profil à l’opposé du sien, mais loin de s’en accommoder, Can se déplace pour me forcer à un échange visuel.

— Arrête de me fuir. Sur Lust, tu as lâché le contrôle, ta logique et fais confiance à ton instinct. Et pas qu’à lui si tu dois t’être honnête... Je fiche peut-être en l'air ton équilibre, mais ta confiance en moi est tangible. Ta nature prudente t’empêche l’inconscience. Pourtant, tes bras ont lâché leur prise sur un engin lancé à plus de 140km/h. Tu connaissais la dangerosité de ton acte, mais n’as pas hésité une seule seconde à reposer ta sécurité sur moi.

Mes yeux convergent progressivement dans ceux de mon interlocuteur, empreints d’une intense authenticité. Je le regarde longuement, comme-ci mon esprit immortalisait chaque petit détail qui constitue à faire de lui, un être unique.

— Je ne suis pas ton ennemi, Arizona, souffle-t-il. Je ne cherche pas à te nuire, tu peux me broyer les membres aussi longtemps qu’il le faudra ou m’écorcher la peau si ça t’aide à traverser ta crise, je ne bougerai pas. Maintenant, raconte-moi... qu’est-ce qui vient de se passer pour te mettre dans un état pareil ?

Ses mots m’arrachent une grimace d’effroi. Je serre la mâchoire lorsque je prends conscience de la férocité de mon geste : reprendre le contrôle est passé par la plantation agressive de mes ongles dans la peau ferme de son deltoïde. Sa stature de deux têtes de plus que moi n’a pourtant l’air de souffrir de mon œuvre de barbarie si j’en juge la douceur lisible dans son regard. Il ne semble pas offusqué. Au contraire, il semble satisfait de mon agissement. À travers la brutalité de mon action, en arriver à m’accrocher à lui de cette façon, sans réserve, confirme qu’il a entièrement raison. J’ai une confiance irréfutable en lui.

Je retire vivement mes mains et masse mes doigts nerveusement.

— Je... ne voulais pas te faire mal.

— Je sais.

— Je ne te déteste pas non plus... murmuré-je embarrassée, mes yeux fixés sur le bout de mes chaussures.

— Je sais, répète-t-il avec calme.

Je bouscule mon courage et prends une grande inspiration.

— Tu crois au destin, Can Özkan ? Parce que je ne sais pas si l'univers m'envoie un signe, mais le bateau porte le prénom de mon père.

Il accueille ma confidence avec un étonnement distinct. Des secondes défilent, l’Aventurier se montre concentré à gérer cette révélation absolument invraisemblable et trouver les bons mots.

— Je n'ai pas vraiment d'avis sur le destin. Cependant, s’il y a véritablement un signe à décrypter, il ne provient pas de l’univers. Ce n’est pas lui qui te l’envoie... Le choc passé, que te fais ressentir ce surprenant hasard, demande-t-il avec une pointe de préoccupation.

— Le besoin d’être en France. Dans ma chambre, enroulée dans mon lit, les volets fermés. Son tee-shirt blottit contre moi que je humerai jusqu’à m’endormir avec la sensation de l’avoir de nouveau prêt de moi. Je n’aurais plus vingt-quatre ans mais de nouveaux onze. J’aurais le droit de pleurer, d’être aussi fragile qu’une enfant et d’élever mon chagrin à la hauteur de l’amour que je lui porte.

Je n’ai pas besoin de préciser qui est derrière le lui, Can saisit qu’il s’agit de mon père. Mes pensées s’envolent dans mon cocon à Orléans, je perds de vue ma mission de mannequin, ne subsiste que la mélancolie. Une main se déploie sur la mienne, sa largeur ne laisse aucun doute sur la poigne qu’elle peut renfermer. Je réalise que mes pieds suivent d’instinct un rythme de marche. Bientôt, je me retrouve devant le navire responsable de mon affolement.

— Si tu veux t’évader, il n’y a pas meilleur moyen que de prendre le large. Grimpe avec moi.

L’instant qui suit, il enjambe l’embarcation d’un saut agile. Je le contemple, du bout de sa botte arrondi dans un style de motard vintage munie d’une boucle côté cheville, à prendre appui sur la coque, les bras tendus en ma direction. Cette position met en valeur son attitude de baroudeur conquistador et une cuisse athlétique moulée dans un jean délavé rétro aux multi-poches décoré d’un patch Route 66. Quand mon ascension atteint son visage, son sourire manque de me faire jurer à haute voix. Nom de Zeus ! Il ferait renoncer aux vœux de chasteté de la plus engagée des nones !

Je peux affirmer, avec une quasi-certitude, que mon corps serait prêt à tenter une évasion aux cœurs de ses bras. En reflet à mon état lunatique, passant de la déprime à une énergie crépitante, son sourire s’entiche d’amusement et de malice alors que ses yeux prennent mes joues rougies pour cible.

Comment survivre mentalement à une séance photo avec l’œil perçant de l’Aventurier des Enfers braqué sur moi ?

Je vais vite le savoir, sachant ses mains s’emparer de ma taille et mes pieds choquer des lattes d’un plancher poreux.

Après les échanges de civilité, le Randy largue ses amarres et son capitaine me raconte les secrets de Monterey. Au fil des années, la ville est devenue très prisée des touristes. Kurk est un des derniers à exercer son activité dans ce vieux port de pêche spécialisé dans la sardine. Si l'aquarium est un incontournable de la région, les petites plages et les criques abritent des familles d'otaries. Au large de la baie, il paraîtrait que l'on peut même apercevoir des baleines bleues à cette époque de l'année.

Et puisque le large nous avale vers l’horizon, vient le moment de faire travailler mes capacités de mousse, là où l’océan semble nous attendre. J'écoute, regarde et apprends. Dès que le sonar détectera un banc, il faudra procéder au filage dont l’action consistera à mettre en eau un immense filet s'étendant sur des centaines de mètres. Le bateau manœuvra de manière à encercler les sardines et pour éviter toutes fuites de poissons, le filet sera fermé au moyen d'un câble spécial. L'opération se terminera par la réduction progressive de ce piège et ainsi prélever la capture.

Ça, c'était les explications. Il me faut encore me changer et tenter de mettre en œuvre la théorie. Dans l’intimité qu’offre cette étendue d’eau, à des kilomètres d’une existence humaine – enfin, sans compter les deux hommes en cabine – j’ouvre la fermeture éclair de mon sweat. Je me déshabille à la vue de quelques oiseaux curieux, avec la sensation agréable de me retrouver seule pour la première fois depuis longtemps. Lorsque je quitte l’arrière de la cabine pour le pont, une évidence me frappe. Si mes vêtements ne portent plus l’étiquette du magasin de pêche, ils n’en restent pas moins neufs.

Que serait une guerrière sans quelques peintures de guerre ?

Je glisse mes paumes le long de vieux câbles et récupère la graisse encrassée pour l’étaler sur la cotte et une partie de mes bras, de mon cou, tandis que deux paires d’yeux scrutent mes gestes au travers d'une vitre. Il est fort probable que Can a une vague idée colérique de ma soudaine prise de libertés artistique. Mais un coup d’œil m’informe qu’il n’a l’air aucunement fâché. Il a l’air… amusé. Je devine son sourire en coin quand je manque un haut-le-cœur juste après avoir plongé mes bras jusqu’au coude, dans un seau rempli de tripailles. Bien que le capitaine et l’Aventurier retiennent à peine leur fou rire, je ne suis même pas agacée. Mieux, je prends un étrange plaisir à me badigeonner de trucs visqueux plus ou moins dégeux.

Peut-être que j’ai bien envie de la réussir cette séance, finalement.

— Bon, je sais que vous pouvez m’entendre, ramenez vos carcasses ici ! dis-je avec un ton que je veux chineur, frappant le sol du bout de ma semelle. Je vous donne exactement une minute, montre en main, pour vous marrer. Après, je serais forcée de me vexer et personne ne voudrait voir ce que donne une femme en colère avec des cordages à la main, sans aucun témoin à perte de v…

Le premier cliché est pris.

— Non mais… sérieusement ! Je. N'étais. Pas. Prête ! aboyé-je.

— Celle-là est pour moi, vois-la comme la première crêpe ratée. J’aime le sacrifice de la première crêpe.

Poings sur les hanches, j’ai failli pouffer si je n’avais pas remarqué son appareil photo de pro et son air si sérieux.

C’est l’heure fatidique.

La raison officielle pour laquelle je suis là.

Je suis nerveuse.

Super-nerveuse.

— Ce que tu dis n’a aucun sens, Özkan.

— Attend... c'était un sourire , Championne? Tu viens de nous faire l'honneur d’un vrai sourire ?

L'imbécile.

Il sourit, je souris encore plus. Il me fait un clin d’œil et ma bouche laisse échapper des cœurs.

Dans l’attente de ses instructions, je deviens l’ombre de Kurk. Aussitôt son feu vert, les flashs fusent. J’ai l'impression de passer mon brevet d'équipage tout en devant me concentrer pour ne pas passer par-dessus bord. Les yeux de rapace de Can me scrutent sous tous les angles. Ça ne va pas du tout. J’ai mal aux mâchoires tellement je suis crispée. Manifestement, mon naturel vient de tomber à la flotte.

— Ne me regarde pas, fais comme-ci je n’étais pas là. Amuse-toi.

Facile à dire, un océan à perte de vue et je ne vois que ses biceps qui se contractent et se décontractent sans arrêt. Si le souvenir de mon père caresse encore les parois de mon esprit, Can lui vole la vedette en occupant tout le reste. S'il y avait un groupe de baleines, je serais convaincue d'être en mesure de ne pas le remarquer.

Cela dit, je peux compter sur la distraction du vieux loup de mer, Kurk est un sacré numéro ! De ce que j’ai compris, il n'a pas hésité à accepter l'offre de Can, je suis et resterais la seule femme à monter sur le Randy en quarante ans de pêche. Il ne va pas tarder à rendre sa cotte et tourner le dos à son navire non sans avoir profité de lui jusqu’à la dernière seconde de sa dernière journée de marin. Y inviter une femme signe la fin d’une longue et éprouvante époque de sa vie.

J’avais tenu bon. J’avais tenu une heure et demie sous un objectif infatigable. J’avais tenu le coup, même quand Can avait replacé des mèches de mes cheveux venues barrer mes yeux, son visage à quelques centimètres du mien, des instructions chuchotées comme un secret, ses dents occupées à se planter dans sa lèvre. Il est beau sur une moto, il est beau avec un tablier, quand il parle turc et probablement quand il a la grippe. Mais un Can sérieux et dévoué tout à moi est une chose à laquelle mon corps a démontré un grand intérêt. Les brassements de la mer se sont inviter dans mon ventre où s'est déchainée une salve de sentiments. Je me suis surprise à haleter à plusieurs reprises, dès que son regard sur moi devenait plus sombre, plus… intime.

Une fois le quota de photos atteint, je pose mon derrière à même le sol contre la coque. Je suis exténuée, mes bras et mes jambes ont la consistance de spaghettis surcuites et j'ai faim. Au menu, dégustation de sardines directement préparées à bord. Can me rejoint avec nos portions, s’asseyant à mes côtés. Son coup d’œil semble vouloir me dire quelque chose. Et sa bouche qui s’ouvre et se referme me le confirme. Je pose ma fourchette et croise mes bras, signal l’invitant clairement à parler. Je ne suis si peu préparée à cette question, que je me mords l’intérieur de la joue quand il m’interroge :

— Tu as été tout à fait claire toute à l'heure, mes questions sont mal venues. Si tu ne veux pas répondre à celle-ci, libre à toi. Comment te sens-tu ? La pêche, le nom du bateau, la séance photo...

Sa voix est solennelle, grave et faible d’intensité.

Ai-je envie de parler de tout ça ? J’aime écrire ce que je ressens, mais n’ai pas pour habitude de le partager à voix haute avec un étranger. Un étranger. Je peux me persuader de ce statut, mais ce qu’il m’a fait vivre en si peu te temps lui octroie plutôt celui d’une connaissance sympathique.

Mais qui essaye-je de convaincre, sérieux !

Un ami. Il est devenu un ami au même titre qu’un amour impossible.

Entre ami on se confit. Juste, on ne s’embrasse pas et on ne fantasme pas sur ce qui se passerait si ces deux amis se retrouvaient seuls sur cette planète et qu’ils devaient se reproduire jusqu’à repeupler ladite planète.

— J’ai un avis partagé sur la question. J'ai cette sensation de mettre rapprochée de mon père aujourd'hui. Ça fait longtemps que ce n'est pas arrivé. Mon père aurait aimé la personnalité de Kurk, un bon vivant qui aura consacré sa vie à la pêche. Un souvenir est remonté à la surface ce matin. J’avais six ans, mes parents et moi étions en balade le long d’un port, avec plein de Kurk en action. L’un deux a perçu mon attention sur son immense navire alors qu’il arrivait à quai, probablement après des semaines de navigation. Il m’a proposé de l’aider à amarrer ce qui me paraissait être un monstre des mers. Ce jour-là, je portais des souliers vernis, de ceux que tu n’approches pas des flaques d’huile et d’eau salée. Bien entendu que j’y suis allée. La lueur dans les yeux de mon père valait largement de jeter ces chaussures à la poubelle. Tu aurais vu mes parents… bras dessus, bras dessous, la fierté enlaçant leur cœur de voir leur gamine se mouiller les manches, bousiller ses souliers préférés pour aider et féliciter tous les héros en cotte de ce bateau. Car c’est ce que j’ai fait. Une fois ma tâche fini, je leur ai tous serrer la main. Randy Sawyer aurait probablement eu la larme à l'œil de me voir dans cette tenue, à remonter toutes ces sardines pour une campagne mettant à l’honneur la femme. Mais il n'aura jamais cette chance. Cette journée est une piqûre de rappel sur ce triste constat.

J’arrête de parler, nos respirations semblent avoir pris le même chemin. Il n’y a que le bruit du ressac et une mélodie désaccordée chantonnée par notre capitaine.

Je m’apprête à nous extirper de cette parenthèse mélancolique quand Can s’élève subitement sur ses jambes.

— Je reviens, ne bouge pas.

Il revient avec une boîte cartonnée aux allures de boîte à pâtisseries.

— Ce matin, j'ai passé quelques coups de téléphone le temps que June s'occupait de toi. L'un d'eux m'a amené à aller chercher ce qu'il se trouve à l'intérieur de ce paquet. C'était avant de connaître ton avis bien tranché sur ma façon d'envahir ton espace personnel.

Il a enregistré chacun de mes reproches, mais c'est avec un ton léger, à demi rieur, qu'il y fait référence.

Ce paquet m'intrigue.

Je l’ouvre avec prudence et découvre une couronne de fleurs.

— Selon la tradition, la jeter à l'eau revient à rendre hommage aux personnes disparues en mer. Si ce n’est pas le cas de ton père, il est évident qu’une histoire vous lie à l’océan. Ta mère, ton père et toi. Rien ne t'y oblige, mais je me suis dit que cette virée était un bon prétexte pour lui offrir un hommage par le milieu marin. J'ai mis Kurk au parfum dès notre arrivée, dit-il en pointant l’intéressé du pouce par-dessus son épaule. Il se propose de faire couiner son vieux klaxon pour saluer l’homme qui avait à cœur son métier.

Ma gorge étrangle mes mots.

— Can...

—Alors, qu'est-ce que t'en dis ?

Je commence à croire que Can n’a pas seulement transpercé mon cœur, il s’y est installé sur le trône et mettra en peine quiconque voudra prendre sa place.

Pour toute réponse, je sors la couronne et tire sur une des fleurs, la glissant derrière mon oreille. Un souvenir que je n'oublierai pas de mettre dans mon journal de bord. Une offrande pour la femme de ce grand monsieur qui était ce mari et ce père aimant.

Je m'avance vers la proue et invite Can à m'accompagner. Kurk lance le signal, le Randy fait rugir son vieux klaxon. Je m’accroupis et respire l’odeur de la couronne pour ne jamais l’oublier. J’ai presque envie de la jeter et plonger avec elle, non pas par idée noire, mais pour partager quelques brasses avec elle. Prolonger encore un peu cette connexion avec papa.

Sans plus d’hésitation, je lance ce symbole à l'eau.

Mon père a été enterré en France, mais aujourd'hui, son décès est commémoré dans l'Etat de ses origines.

Sans qu'il n'en mesure l'ampleur, Can vient de suturer les derniers points d’une plaie qui refusait de cicatriser en totalité. Si ma cicatrice reste boursouflée, elle est écartée de toute infection.

Mon pyromane du cœur est devenu un chirurgien des cœurs brisés.


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¹ « BG » abréviation de Beau Gosse.


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